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L’as de coeur 

lundi 3 septembre 2007, par D. James Eldon

Trois personnes, deux femmes et un homme, s’étaient assises à la table en face de moi. Il avait la cinquantaine, peut-être plus. Figure paternelle. J’appris, en écoutant des bribes de leur conversation, qu’elles venaient juste de le rencontrer dans un bar quelconque, et qu’elles l’avaient laissé les draguer et leur payer un petit déjeuner extrêmement matinal.

La plus grande des deux femmes avait l’accent du Texas, et puait la ville d’Austin à cent pas. La plus petite des deux venait de Floride, du côté pauvre de Chattoochee, probablement. Les toasts noyés sous une épaisse couche de beurre et les cinq sucres dans le café confirmèrent mon impression, bien qu’elle n’ait cessé de mentionner Miami.

Par-dessus les pages de mon livre, je remarquai ses lèvres, comme les minces lignes dessinées au crayon s’éloignaient du bord de la tasse. Elle tourna la tête et croisa mon regard. Je ne lui fis pas de sourire. Elle retourna à sa nourriture. J’étudiai les traits de son visage. Elle avait dû vivre pas mal de choses, et en voir encore plus.

Nos yeux se rencontrèrent trois ou quatre fois. Je faisais bien attention de ne pas paraître trop intéressé, essayant toujours de surprendre son regard avant qu’elle ne surprenne le mien. Ce ne fut que lorsqu’ils se levèrent tous pour partir que je lui adressai un sourire. Le vieux type me remarqua, et je lui jetai un regard rapide et dur. Il marmonna quelque chose comme "ce genre-là", puis emmena tout son petit monde vers la sortie. Je la regardai partir, et elle tourna la tête pour s’assurer de mon attention. Lorsqu’ils furent dehors, j’appelai le garçon.
- Eddie ? Apporte-moi un autre thé, s’il te plaît.
- Pas de problème.

Je replongeai le nez dans mon livre. On apporta mon thé, et je parcourus cinq ou six pages. Ce fut son parfum qui me fit lever les yeux, et regarder en face de moi, de l’autre côté de la table.
- C’est un bon bouquin ?
- Je ne sais pas encore, je viens juste de le commencer, mais pour l’instant il me plaît.

Eddie vint vers nous et dit :
- Vous voulez encore un café ?
- Oui, dit-elle avec un petit sourire auquel il répondit avant de s’éloigner.
- Avec cinq sucres, ajoutai-je.
- Vous avez le sens de l’observation, dit-elle, détaillant les bagues sur mes doigts.
- C’est mon boulot.
- Vous êtes quoi, flic ?
-Juste quelqu’un qui observe.
Je posai le livre, et m’installai plus confortablement sur la banquette. Elle prit une de mes cigarettes du paquet, et attendit que je l’allume. Je fis glisser les allumettes sur la table. Elle resta un petit moment à les contempler, puis alluma sa cigarette.
Elle me demanda mon nom. Je secouai la tête. Elle me posa deux autres questions banales, qui obtinrent la même réponse. Elle fit claquer sa langue, et exhala bruyamment.
-Je m’appelle Kate.
J’allumai une cigarette, regardai ma main gauche, puis droit dans ses yeux.
- C’était qui, le vieux type ?
-J’en sais rien, pourquoi ?
-Il ressemblait à votre père
Son front se plissa.
- Non.
- Mais il sentait un peu pareil, non ? C’est étonnant comme tous les hommes mûrs ont la même odeur. Je pense que c’est le mélange de whisky, d’eau de toilette et de viande avariée.
- Vous dites des trucs bizarres.
- Je viens juste de commencer.
Elle éteignit sa cigarette.
- Je vous ai déjà vu ici.
- Vraiment ?
- Oui, plusieurs fois.
- Vraiment ?
- Vraiment. Toujours un bouquin différent, mais c’est bien vous derrière la couverture.
- Pas mal, comme formule.
Elle réfléchit un instant, tripotant une petite cuiller qu’elle laissa finalement.
- C’est quoi, votre problème ?
Elle avait posé cette question comme si elle s’était réellement attendue à ce que je lui réponde, à ce que j’admette que, oui, en fin de compte, j’avais bien un problème.
- Eddie, tu m’amènes un autre thé, s’il te plaît ?
Je l’appelai sans la quitter du regard.
- Et un autre café pour Lady Katherine ici présente.
- Pas de problème, répondit-il, comme à son habitude.
- Qui vous a dit que je voulais un autre...?
- Vous n’êtes pas obligée de le boire.
Elle le but.
- Le vieux type... il a beaucoup d’argent ?
- J’en sais rien. Ma copine l’aimait bien.
- Elle couche avec lui ?
- Peut-être.
- Il vous a demandé d’aller avec eux ?
- Peut-être.
- Mais vous n’y êtes pas allée.
- Et vous, vous y seriez allé ?
- Non, ça ne m’intéresse pas.
- Moi non plus.
Le diner se vida. Nous restâmes.
- Eddie, encore un peu de caféine, s’il te plaît !
- Pas de problème.
Elle alluma une nouvelle cigarette.
- Pourquoi vous vous intéressez tant à ce vieux type ?, demanda-t-elle.
- Il me rappelle des choses.
- Quoi donc ?
- Des choses du passé.
- Votre père ? demanda-t-elle, esquissant un sourire.
- Quelqu’un d’autre.
- Qui ?
- Quelqu’un qui me rappelait mon père.
- Vous êtes vraiment tordu.
- Merci.
- De rien.
Elle commençait à prendre le rythme. Le café devait y être pour quelque chose. Nous jouâmes encore quelque temps à ce ping-pong verbal, puis je demandai l’addition.
- J’habite à deux pas, mais c’est après que ça se complique, lui dis-je, une fois sur le trottoir.
- Tu veux simplement me sauter une ou deux fois et te tirer après, c’est ça que tu veux dire ?
- Je crois que je t’aime bien, Kate.
- Vraiment ?
Elle rit.
- Oui.
Elle se tourna vers moi, et me caressa doucement le visage. Ses ongles dessinèrent mon menton. Je sentis le parfum de son poignet.
- Tu es mignon...
- Frank, dis-je.
- Frank ? Tu es mignon, Frank, mais tu es tordu.
- Et c’est pour ça que tu es revenue.
- Probablement.
Elle m’embrassa, et serra ma main droite dans la sienne.
- On se reverra par ici, un de ces jours.
- Ouais, répondis-je.
Je la regardai s’éloigner. Elle ne se retourna pas, elle n’en avait plus besoin. En rentrant chez moi, j’aperçus un paquet de cartes étalé sur le trottoir trempé par la pluie. On aurait dit que des pigeons avaient joué au poker avant l’averse, et qu’ils avaient tout laissé derrière eux lorsqu’ils s’étaient précipités pour se mettre à l’abri. Je m’accroupis et en retournai une. Je restai un moment à contempler l’as, en me demandant à quel moment j’avais bien pu commettre mon erreur.

P.-S.

Traduction de l’anglais (américain) par Sébastien Doubinsky.

Texte publié pour la première fois en avril 2005 dans la Revue des Ressources.

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