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Ses répliques 

jeudi 27 octobre 2005, par D. James Eldon

C’est la troisième fois cette semaine qu’elle se réveille à 3:20 du matin en pensant à lui. Ils se sont rencontrés il y a quelques semaines, à une audition. Elle lui a dit :
- Acteur, n’est-ce pas ? Tu travailles dans quel restaurant ?
Il lui a souri.
- Je suis metteur en scène à vrai dire. Je fais ceci de temps en temps pour voir ce que c’est que d’être de l’autre côté.
Elle n’a pas vraiment apprécié le ton de la phrase. En fin de compte, ils ont été tous les deux retenus. Maintenant ils répètent, assis l’un en face de l’autre.
Son personnage à lui est menaçant, le sien mystérieux. Il l’interprète bien, pense-t-elle. Assise dans son lit, elle se demande combien il met de lui-même dans ce rôle. Qu’est-ce qu’il y a en lui qui me tienne éveillée ainsi ? s’interroge-t-elle.
- De quoi une belle femme comme vous peut-elle bien s’inquiéter ?, lui demande-t-il dans la scène.
- Les apparences sont parfois trompeuses, lui répond-elle.
"Il y a un double sens là-dedans". Cette réplique qu’elle a entendue dans un film lui revient en mémoire. Une lumière jaillit soudain en elle, et elle se demande pourquoi elle continue à faire du théâtre.

Sa mère ne cesse de lui répéter, "Ça ne te mènera à rien". Mais elle s’applique, et elle étudie ses répliques, malgré tout. Elle lit Backstage* chaque semaine, et envoie sa photo encore et encore, espérant obtenir un jour cette satanée tête d’affiche dans une production importante.
En attendant, elle n’arrive pas à trouver le sommeil. Cet acteur à temps partiel s’est insinué dans sa vie, depuis que la répétition a été annulée la semaine dernière, et qu’il l’a appelée chez elle.
- On pourrait peut-être se voir et répéter ensemble, si tu voulais, a-t-il dit sur son répondeur.
Elle l’a rappelé pour lui dire qu’elle aurait bien aimé.
- J’ai eu ton message trop tard.
- Ce n’est pas grave, a-t-il répondu. Je pensais juste que ça aurait pu être utile.
Typiquement un metteur en scène, a-t-elle pensé.

Elle repousse le drap avec ses pieds, et se tourne sur le ventre. Elle jette un œil sur le réveil, il est maintenant 3:45. Elle coupe le ventilateur et écoute un camion passer en trombe sous sa fenêtre. Elle se demande s’il est éveillé, tandis que le bruit du moteur s’éloigne.
- Je travaille la nuit, lui a-t-il dit.
- C’est dur, non ?
- Non, je préfère.
Pendant la répétition son personnage doit fumer. Comme elle ne fume pas d’habitude, il lui passe ses cigarettes pour cette scène. Elle les tripote une par une, et attend qu’il allume celle qu’elle a finalement choisie. Le claquement et l’étincelle de son briquet surgissent de l’ombre. Son bras est tendu devant elle, on n’aperçoit que sa main comme la flamme illumine son visage.
- Merci, dit la femme.
- Dure nuit, hein ? dit l’homme.
La scène se poursuit, développant la tension. Elle aime cette scène à cause de la rage tranquille qu’elle projette. Sombre et dangereuse, comme le sont leurs personnages.
Dans la scène finale, elle le tue en le mordant au cou comme un vampire, en lui suçant le sang jusqu’à ce qu’il meure.
"C’est vraiment crétin comme film", pense-t-elle, "mais c’est utile comme expérience"
Elle n’arrive pas à cerner ce type, et c’est ce qui la dérange.
- Ça ne te mènera à rien, lui répète son copain, agacé.
Mais elle s’applique et elle étudie ses répliques, et ce type, malgré tout.

P.-S.

*Revue de théâtre new-yorkaise, où il y a des offres d’emploi et des annonces d’auditions pour les acteurs (NDT). Traduction de l’anglais (américain) par Sébastien Doubinsky.

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