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« L’ Union plénière du civilisé avec le sauvage » selon Reclus 

lundi 31 janvier 2005, par Joël Cornuault

Expérience solitaire, ressentie par chacun au centre profond de lui-même, par les sens et l’intelligence, la géographie vécue, pratique, amena Élisée Reclus à se porter vers les sociétés et les hommes. Les plus proches comme les plus lointains. Ceux dont la culture, étant donnée son maximum d’écart avec la nôtre, fait le plus peur et est à la fois la plus riche. Sa pensée géographique n’est pas seulement un anarchisme rendu visible dans l’espace ; elle embrasse l’anthropologie (celle de son temps, née à la fois du romantisme et du positivisme), puisque l’auteur de L’Homme et la Terre ne se limite pas ce que nous appelons l’histoire. Il remonte plus loin, plus haut dans « l’avenue des siècles que les trouvailles des archéologues prolongent constamment » et n’hésite pas à rattacher le travail de l’historien à celui de l’anthropologue, alors que l’humanisme classique s’arrête à l’Antiquité et rejette hors champ les peuples d’avant l’histoire.

Comme chez Kropotkine, mais à la différence de Proudhon, par exemple, dont la doctrine repose sur l’économie et la sociologie, l’anarchisme de Reclus est d’orientation spatiale, culturelle et sociale à la fois. L’idée que je voudrais soutenir dans ces notes est qu’il déploie dans ces trois dimensions une pensée élargie à l’ensemble des sociétés dans le temps et dans l’espace, et non seulement au monde du XIXe siècle. J’essaierai de le faire en des termes qui me paraissent compatibles avec l’esprit de Reclus, plutôt qu’en m’emparant du sujet brutalement, comme d’un document scientifique à soupeser et contrôler.

Reclus et sa famille

Sans doute, étudiant, Reclus avait fait déjà des lectures - Owen, Proudhon, Leroux - développant, comme il le dit de son propre frère Élie, son sens de la "vie idéale, d’imagination, de haut désir". Mais il tint à nous faire savoir que ce n’est pas dans les livres qu’il s’éduqua. Que c’est en premier lieu dans la "libre nature", l’expression est courante à son époque, en Europe d’abord, en Amérique ensuite et surtout. Que c’est au plein vent de marches et de voyages, dans la géographie vécue, qu’il puisa des exemples d’anarchisme. Où sont, en effet, dans un paysage proche encore de la nature inconditionnée, les divisions administratives et militaires auxquelles a abouti l’homme du XIXe siècle et qu’il s’imagine intangibles ? Où sont, dans les circonstances naturelles, les meurtrissures infligées par l’exploitation sans frein des richesses de la faune et de la flore ? En quoi travail et ensemencement de la terre impliquent-ils cette frénésie de titres de propriété, ces souverainetés arbitraires ? La géographie se modifie constamment dans le temps - " la terre est vivante ", écrit Élisée dans l’un de ses premiers articles -, et ne saurait se stabiliser à un quelconque stade de son évolution. Mais l’État, lui, n’est pas naturel dans son essence, ni les séparations géographiques devenues "frontières de convention, toujours incertaines et flottantes" , ni aucune des contraintes et des barrières - religieuses, morales, juridiques - que les hommes regroupés en société pour survivre se sont imposées. Lorsqu’on voyage comme Élisée Reclus sur les terres américaines (en Colombie tout spécialement), dans des espaces vierges ou peu habités, on a toute latitude de concevoir en imagination ce que serait une humanité autre (on est d’ailleurs suffisamment écœuré par celle que l’on a sous les yeux - le marché aux esclaves de la Nouvelle-Orléans en ces années 1855 - pour le souhaiter). Il nous le dit lui-même, et nous aurions grand tort de ne pas donner à sa phrase tout son relief ou d’y voir quelque clause de style dans la doxa des écrivains du temps : "(...) J’ai contemplé la nature d’un regard à la fois candide et fier, me souvenant que l’antique Freya était en même temps la déesse de la Terre et celle de la Liberté". N’oublions pas que la liberté est à l’époque d’Élisée un thème anarchiste en profondeur (l’étymologie ne laisse pas de doute à cet égard), surtout lorsqu’elle se combine avec un désir d’espace. Bref, face à la nature, suffisamment retiré des œuvres humaines pour laisser vaguer sa pensée (cela lui "permet de voir les choses de haut", dira son neveu Paul , sans qu’intervienne aucune autorité extérieure), mis en relation avec l’infini cosmique (c’est-à-dire dans ces moments de disponibilité où l’ordre social donné ne s’interpose plus entre l’individu et sa conscience de la vie et du monde), Reclus retrouvant la source, retrouvant le regard premier, se prend à rêver à une humanité qui s’inspirerait de la fraîcheur et de la limpidité du ruisseau, de l’air des montagnes dans sa physionomie sociale même. L’anthropologie naissante ne dément pas cette intuition. Au contraire, lorsque Reclus revient auprès des livres, qui ne le quittent jamais longtemps en vérité, elle le renforce dans ses impressions et dans sa sympathie pour les peuples autochtones. Les Aeta des Philippines ou encore les Aléoutes, lui apprennent les spécialistes de son temps, ont atteint une douceur des mœurs et " une appréciation sereine de la vie " que maints Européens ou Américains moyens pourraient leur envier. Ces peuplades, croit devoir en conclure Élisée, sont restées dans un "naturisme primitif" qui ignore castes et classes. L’état de naïveté, d’innocence, avec lequel renoue brièvement l’amant de la nature pendant la parenthèse de sa rêverie ou pendant son voyage loin de la civilisation, ils ne l’ont jamais perdu, ils le vivent en permanence.

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Comme tous les rêveurs de mondes saisis par le désir de recommencement qui l’ont précédé ou lui ont succédé, Reclus peut dès lors développer, sans remettre en cause le passage de la nature à la culture, l’outillage, la percussion du silex et ainsi de suite, une vision dans laquelle passé et avenir, origines et fins de l’humanité coexistent. De même que le primitif a accouché de l’homme civilisé, celui-ci, par un formidable phénomène de récurrence, devra réaliser l’homme primitif dans la société future. Ce sera une organisation libre, basée sur l’aide mutuelle qui peut être observée dans le règne animal, à un degré inconnu tant du civilisé actuel que du primitif ancien - en quoi il ne s’agira pas d’un de ces éternels retours, une nostalgie de l’état antérieur des choses, une régression préhistorique. Mais bien l’avènement d’une situation nouvelle : Reclus n’est pas requis par la " réalité magique " des peuples antérieurs et de leur culture, dont il ne cèle aucunement à ses lecteurs la dureté et parfois la férocité ; et il n’est pas davantage en quête de racines qu’il ne prétend sauver quoi que ce soit de l’oubli. Toute cette problématique appartient à notre temps plutôt qu’au sien. L’âge d’or est devant nous, pense-t-il ; la graine primitive gît endormie sous la couche civilisée. Il est possible qu’elle s’éveille, transformée. C’est cette perspective générale, appelée dans L’Homme et la Terre "l’union plénière du civilisé avec le sauvage", que Reclus voit s’actualiser dans les pays occidentaux où certains de ses compagnons et lui-même pratiquent le végétarisme, le naturisme, la marche au long cours ou l’alpinisme. Par ces disciplines de vie, l’homme policé s’efforce de recouvrer, timidement encore, les "énergies", d’ordre physique mais aussi mentales, qui étaient dévolues à l’homme premier et que des modes de vie toujours plus mécaniques ont atrophiées, déséquilibrant le développement harmonieux de la personnalité humaine. La vision généralement classique de Reclus (avec ses attributs de la mesure, de la délicatesse, de la perception fluide du réel), ainsi que le positivisme qui la marque, tempérant ce qu’elle pourrait avoir d’irrationnel, se combinent en ce point à des traits romantiques, qui ont peut-être été sous-évalués jusqu’alors par les commentateurs et que Marvin Mikesell a exagéré pour sa part en faisant d’Elisée un "produit du mouvement romantique". À la différence d’un Oberman, par exemple, l’homme reclusien ne cherche pas sa jouissance solitaire dans un cadre géographique adapté aux moindres tyrannies de son humeur et de ses nerfs, pas plus qu’il ne cultive l’idée, qui rôde souvent dans ces parages, que la civilisation et le siècle seraient aussi irréductiblement mauvais que le monde originel serait pur. Si Reclus nous semble souvent faire preuve de simplisme (mais la complexité d’aujourd’hui n’est qu’un simplisme à venir), il ne succombe pas à celui-là. Le rêve de nature et de naturel qui traverse toute son œuvre, ne se sépare jamais longtemps chez lui d’un rêve d’histoire et de culture : il semble même au contraire l’impliquer. La jouissance qu’il connaît à l’échelle de sa personne (et pour la connaître, il faut vivre près de la nature, faire un peu Oberman et Jean-Jacques, dépasser, ne serait-ce que mentalement, le côté arbitraire, relatif, passager, des constructions civilisées), il la désire pour tous. Il ne reprend pas le chemin seul. Comme s’il voulait apporter aux humains la bonne nouvelle de la nature. Bien sûr, cet individu éprouve des déceptions, dont il demande à la mère nature de le consoler : "Des hommes que j’appelais mes amis, écrit-il dans Histoire d’une montagne, s’étaient retournés contre moi en me voyant assailli par le malheur ; l’humanité tout entière, avec ses intérêts en lutte et ses passions déchaînées, m’avait paru hideuse. Je voulais à tout prix m’échapper, soit pour mourir, soit pour retrouver dans la solitude, ma force et le calme de mon esprit. Sans trop savoir où me conduisaient mes pas, j’étais sorti de la ville bruyante, et je me dirigeais vers les grandes montagnes dont je voyais le profil denteler le bout de l’horizon". Mais il ne cache pas le besoin où il est d’autrui, de ceux qu’il appelle dans les mots de son temps "ses frères", et qu’il n’aborde pas tels qu’ils se sont fardés et nippés des "attributs extérieurs de la civilisation", comme il dit. Mais dans leur nudité essentielle. Cherchant en eux le "compagnon fidèle dans l’échange des sentiments et des idées". Il ne ressemble pas à nos contemporains qui baptisent "autonomie" leur égoïsme ; cultivent des liens nombreux et faibles, comme disent très justement les sociologues -, n’attendent des autres la révélation de rien de vivant, de rien d’humain ; seulement qu’ils leur procurent le même type de satisfaction que des marchandises et des machines utiles à leur confort. L’homme reclusien se tient à mi-distance de la solitude romantique et de la grégarité collectiviste ; presque toute l’œuvre de Reclus se laisserait interpréter, je crois, selon cet axe, qui fait le cœur d’une même discussion menée sous plusieurs angles, tour à tour philosophique, historique et ethnologique dans les dernières pages de L’Homme et la Terre, où il pèse les avantages et les inconvénients respectifs de la sauvagerie et de la civilisation, l’une devant à l’avenir corriger dialectiquement l’autre. Et Reclus de noter l’alliance inattendue, dans la mythologie révolutionnaire, de deux contraires apparents : l’homme très ancien et l’homme à venir. " "Revenir à la nature", tel fut le cri de Jean-Jacques, et, chose bizarre, cet appel pourtant si contraire à celui des "Droits de l’Homme et du Républicain", se retrouve dans le langage et les idées du temps", observe Reclus, qui poursuit : "De nos jours un mouvement analogue de "retour à la nature" se fait sentir et même d’une manière plus sérieuse qu’au temps de Rousseau, car la société présente, élargie jusqu’à embrasser l’entière humanité, tend à s’assimiler d’une manière plus intime les éléments ethniques hétérogènes dont les civilisés progressifs étaient restés longtemps séparés."

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Comme Marcel Detienne aujourd’hui, Élisée, spontanément, par souci des données concrètes de l’homme, "ne s’est jamais imposé de frontière entre les sociétés d’autrefois et les cultures d’ailleurs" ; je crois bien qu’il rirait aux éclats de la "pureté" où prétendent se tenir nos catégories et nos méthodes de réflexion. Paul Klee, un peintre, dira : "L’espace est lui-même une notion temporelle". Pour Reclus, et certains de ses contemporains déjà, l’histoire était une géographie mais qui s’étend à perte de vue dans le temps. De même que l’homme peut contempler la "surface des contrées", il peut imaginer la "succession des événements" ; l’imagination devient alors un œil qui "poursuit dans le temps" son activité habituelle - je ne fais que lui emprunter ce vocabulaire tellement suggestif. C’est dans ce contexte, sans y placer les bornes retenues pour l’histoire scolaire, qu’il convient de replacer l’exergue de L’Homme et la Terre : "La Géographie n’est autre chose que l’Histoire dans l’Espace, de même que l’Histoire est la Géographie dans le Temps". Élisée a su, mieux que les épigones de Marx, "spatialiser" sa pensée et introduire la géographie dans la critique du capitalisme contemporain ; mais il a su également la "temporaliser", au-delà pour ainsi dire de la critique de l’homme et de la nature capitalistes de son époque (ou pré-capitalistes). Reclus n’était pas rivé sur cette minuscule portion de temps que les gazettes nomment "l’actualité" ; ce ne sont pas non plus les "questions de société", comme disent encore les journalistes, qui le retiennent. L’histoire chez Reclus, c’est toute l’histoire. De la nature, des animaux et du genre humain au sein de "l’immense univers". Un projet de synthèse d’une tout autre magnitude, et en de nombreux points prématurée, mais assurément fort éloignée de l’idée restreinte et nationaliste selon laquelle l’histoire est la conscience que les peuples prennent d’eux-mêmes. La parole d’Élisée Reclus dit bien : "L’Homme est la nature prenant conscience d’elle-même".

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Texte de Reclus

Dans ce qu’il appelle l’union plénière du civilisé avec le sauvage, Élisée Reclus imagine un double mouvement de réconciliation : des hommes à travers l’espace et, simultanément, des hommes à travers le temps. Un métissage spatial : l’Occident européen et américain se porte à la rencontre, dans ses conquêtes violentes, des sociétés premières ; envahisseurs et aborigènes sont, à la fin d’un processus sanglant, "mêlés en une seule nationalité solidaire", écrit Reclus ; après le choc vient l’union, après le contraste, l’harmonie - il emploie ces notions optimistes dès ses débuts de géographe, influencé encore par Ritter. Mais aussi un métissage temporel, si l’on ose écrire, qui ne veut pas seulement, comme Élisée lui-même a pu le dire initialement dans une intention beaucoup plus banale, "humaniser (les) forces encore sauvages" cela, c’est la besogne du conquistador et de l’évangéliste - , mais faire que l’homme civilisé, dans la critique même des conditions qui lui sont faites, retrouve l’homme sauvage à une étape supérieure de son évolution. Cela peut devenir la besogne de l’anarchiste et de l’historien , au sens où nous avons vu déjà que Reclus emploie ce dernier mot, ressaisissant toute l’humanité dans un gigantesque travail (comme le travail de la parturiente) de récapitulation créante. Ce double mouvement se reflète dans la construction même de la dernière encyclopédie de Reclus, L’Homme et la Terre, dont le chapitre d’ouverture est intitulé "Origines" (avec pour épigraphe : "La succession des âges est pour nous la grande école") et qui, six volumes et quelques centaines de milliers d’années plus tard, se clôt sur "l’affirmation du progrès", lequel ne saurait culminer dans le refoulement de toute ancestralité. L’homme réellement moderne (ou civilisé) ne serait pas l’homme d’avant-garde - celui-ci, pour des raisons diverses, est amené à rejeter le passé -, ni l’homme "de son temps" qui est, tout bonnement, à l’aise dans son temps ni, encore, l’homme des retours calculés sur le rythme des saisons. L’homme moderne serait capable d’une utilisation nouvelle du passé. De sorte que chez Élisée Reclus, la représentation du temps demeure globalement linéaire, comme chez les progressistes et les causalistes, ce qui n’est pas surprenant, sans se couper entièrement de la perception cyclique des pensées traditionnelles, ce qui l’est un peu plus. La durée est à la fois ligne droite et cercle. Le cyclique n’est pas perçu comme réactionnaire, par rapport au linéaire, uniment progressiste.

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Ces aspects de l’univers reclusien ont peu attiré l’attention en France. Peut-être parce que les esprits s’y laissent dévorer par les questions de la minute qui passe ; peut-être aussi parce que ce sont des thèmes qui voisinent avec des courants sectaires et confusionnels dans la société présente. Je ne crois pas, à ce propos, que Reclus aurait confondu ce qu’il nomme l’union plénière du sauvage et du civilisé avec le chamanisme de pacotille ou avec les thèses "primitivistes" développées outre-Atlantique ; à mon idée, elles ne lui eussent pas beaucoup souri. De surcroît, il est bien clair que les notions de la "primitivité" sur lesquelles il s’appuyait (et de la "simplicité" qui marquerait les sociétés premières par opposition à nos organisations sociales complexes, et autres ambiguïtés de vocabulaire ou contresens qu’il importe de replacer dans le contexte historique du XIXe siècle) sont datés. Ce serait folie fondamentaliste que de relire les travaux d’Élisée Reclus dans l’espoir de mettre au jour, tant en géographie qu’en anthropologie, une information scientifiquement utilisable telle quelle. Pas plus que Reclus ne proposait de copier le passé très lointain, nous n’avons à copier Reclus. Néanmoins, son interprétation de l’homme ancien et de l’homme à venir n’est pas délirante. Elle coïncide étrangement avec le phénomène que George Kubler appelait, dans son brillant essai sur les Formes du temps, "l’action coloniale inversée des hommes de l’âge de pierre sur les nations industrielles modernes à une grande distance chronologique". Elle contient, pour un lecteur vigilant, des aperçus qui ne le cèdent en rien sur les autres en profondeur de pensée et en originalité.

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