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La fête du dieu de la guerre 

dimanche 2 mai 2010, par Xavier Zimbardo (Date de rédaction antérieure : 1 av. J.C.).

"Haro Hara ! Haro Hara ! Seigneur, prends tout !" Le cri déferle, tel un furieux alléluia, porté par des milliers de voix. Prêtres graves drapés de blanc, roulements sans fin des tambours qui grondent dans la nuit de la forêt, danseurs bondissant à la lueur brûlante des torches, tordus sous le fouet d’une transe frénétique : le modeste village de Kataragama, au Sud-Est du Sri Lanka, accueille comme chaque année le plus saisissant des festivals ceylanais.

Saisissant par les spectaculaires actes de pénitence qui s’y accomplissent, mais surtout parce qu’en un lieu unique, vénéré de tous depuis les temps préhistoriques, il rassemble dans la prière Hindous, Musulmans, Bouddhistes, Chrétiens, et même les derniers Veddas animistes.
Durant les deux semaines précédant la pleine lune d’Esala, en juillet, on honore ici Skanda, le Dieu de la Guerre, vainqueur des Anti-Dieux. Chaque nuit, escorté par deux douzaines d’éléphants caparaçonnés de soie et d’or, accompagné par l’immense clameur d’une foule hurlant au passage sa joie et sa terreur, le dieu très respecté quitte " dans le plus grand secret " sa demeure sacrée. Il s’en va rejoindre le temple de sa bien-aimée, la sensuelle Valli, loin des regards jaloux de la fidèle Devasena, son épouse légitime.

Un culte à mystères

Les marins grecs, qui croisèrent au large de ces côtes voici quelque 2 400 ans, nommèrent cette partie de l’Océan Indien la Mer de Dionysos. Dans les étranges rituels célébrés en cette jungle lointaine, sans doute reconnurent-ils une parenté avec l’adoration qu’ils vouaient eux-mêmes au dieu de l’extase et des énergies vitales. En sanskrit, Skanda ne signifie-t-il pas "Jet de Sperme" ? Le culte des deux divinités apparaît étroitement associé au ravissement et à la danse, aux fruits, au sang et à la semence, symboles de vie créatrice et féconde.

Il semble bien que l’on assiste ici, à l’ère du numérique et du virtuel, à la survivance d’une des plus archaïques traditions religieuses de l’humanité : le mystère initiatique. La représentation d’un drame théâtra1 sur fond d’effervescence rituelle transmet la puissance d’un mythe, témoigne de la Présence divine, lui rend grâce pour obtenir protection et bienfaits. La tradition véhiculée par une caste fermée de prêtres, les kapurala, seuls initiés au secret de rites millénaires, renforce la vigueur du message aux yeux de la masse des fidèles. Les prêtres de Skanda officient bâillonnés, signifiant leur devoir de silence.

Les Bouddhistes voient en lui un grand roi qui aurait accueilli le Bouddha lors de sa seconde venue à Ceylan. Quant à l’Islam local, il reconnaît en Skanda Alexandre le Grand lui-même (Zul-Qarnain ou Iskandar), qui serait venu ici en compagnie de son ami et conseiller al-Khizr, maître de Moïse et fidèle serviteur d’Allah (1). Tous deux y auraient découvert la Fontaine de Vie, source d’éternelle jeunesse. Près de celle-ci seraient bâties la Mosquée de Kataragama et la résidence d’al-Khizr, à 300 mètres du temple de Skanda. Les Chrétiens viennent comme tout le monde, parce qu’apparemment Skanda est efficace.

Jésus, Bouddha et compagnie

Ce syncrétisme extrême se reflète dans les éventaires des innombrables échoppes d’objets pieux : les statuettes pudiques de la Vierge Marie aux mains jointes y voisinent avec de pulpeuses Radha aux généreux seins nus, enlaçant voluptueusement de bleus Krishna languissants, des petits Jésus poupons tiennent compagnie à de fiers Alexandre le Grand, Saint Antoine de Padoue converse amicalement avec le Bouddha assis sur un lotus, et bien sûr, entre le dieu-singe Hanuman et une collection franchement kitsch de Vénus de Milo rose bonbon, le dieu Skanda, avec ses six têtes, juché sur un paon, emporte la palme des meilleures ventes.

Relégué à distance respectueuse de l’enceinte sacrée, l’aspect commercial de la fête s’arrête là. Il n’existe pas de réelle exploitation touristique. Quant aux quelques tentatives de récupération politicienne, elles suscitent au mieux l’indifférence.

Une foi profonde

Par dizaines de milliers, les fidèles affluent chaque jour du festival de tous les coins du pays. Pour quelques centaines d’entre eux, ils seront venus à pied et de très loin. Poursuivant le pèlerinage traditionnel de la Pada Yatra, ils ont traversé l’île depuis l’extrême pointe Nord, partant du temple de Mullaitivu. Pèlerins de tous âges, de toutes conditions et confessions mêlées, ils ont tout abandonné pour cette marche sainte de quarante-cinq jours. Dans un dénuement total, ils ont mendié leur nourriture, couché à l’abri d’un bosquet, se sont baignés dans les rivières de rencontre, recueillis en chaque lieu sacré au long du très long chemin. Tous portent un espoir en leur cœur, un vœu qu’ils invitent Lord Skanda, par leurs offrandes et leurs mortifications, à exaucer.

Tout le jour, la torpeur d’une insupportable chaleur tropicale pèse sur Kataragama. La vie s’écoule au ralenti, les mouvements se réduisent à l’essentiel. On s’abrite comme on peut à l’ombre d’un flamboyant écarlate ou d’un manguier ; on cherche un refuge précaire dans l’eau de la Menik Ganga, la rivière qui traverse les lieux, où les enfants, infatigables, courent en s’éclaboussant entre les pattes d’éléphants placides ; on partage des biscuits, des boulettes de riz cuit dans du lait de coco, ou quelques curry de légumes dégustés à même le sol sur une feuille de bananier.

Quand les ténèbres peu à peu estompent toute forme, alors des ombres lentes, chargées de lourdes corbeilles de fruits, de fleurs, de guirlandes multicolores, s’avancent en longues processions silencieuses, attendant de pouvoir pénétrer dans la douce moiteur du temple, où scintillent, tremblotantes, des myriades de flammèches fragiles. Infailliblement, il faut d’abord rendre hommage à Ganesh, frère aîné de Skanda, nommé aussi le "Destructeur des Obstacles", qui préside à toutes les entreprises difficiles. On le représente comme un homme à tête d’éléphant : il symbolise l’unité du " petit être ", le microcosme, c’est-à-dire l’homme, et du " Grand Etre ", le macrocosme, c’est-à-dire l’éléphant. Chaque soir, les éléphants eux-mêmes sont conduits par leurs cornacs pour s’agenouiller avec déférence devant les temples de Bouddha, Ganesh et Skanda, puis recevoir la bénédiction des kapurala. Soudain, un assourdissant tourbillon de cloches, lancées à toute volée, s’abat sur l’assistance qui s’incline jusqu’à terre.

Tous les désirs du monde

Les dévots ont mille raisons de s’être rendus là : de la plus sordide misère aux rêves les plus extrava-gants. Souvent, on apporte des offrandes pour un vœu déjà exaucé. Car Skanda est un dieu de contrat, avec lequel on marchande. L’offrande est le fruit d’un échange, quand le désir a été satisfait. Sans quoi, on se mortifiera pour l’émouvoir.

Le musulman Abdul F., chauffeur de taxi à Colombo, est arrivé de la capitale avec sa femme et sa mère. Ils remercient le dieu d’avoir enfin donné une progéniture à leur couple longtemps infécond. L’hindou Arasaratnam est parti de Jaffna, en pays tamoul. A cinquante-quatre ans, il revient chaque année malgré la peine qu’il éprouve à se déplacer, pour demander que lui soit rendue forme humaine. Son ventre, suite à une malheureuse opération de l’estomac, lui pend entre les cuisses tel un énorme phallus monstrueux, une courge immonde quasiment insoutenable à regarder. Monsieur Shanabalasingham est devenu officiant du temple de Ganapati, sous le nom de Sri Skanda Raja. Solide gaillard de quarante ans, il dirigeait autrefois un hôtel important de la côte est, à Batticaloa. Avec treize employés sous ses ordres, il possédait quatre voitures, se souvient-il non sans fierté. La guerre civile entre Tamouls et Cinghalais l’a ruiné. Il a perdu beaucoup de ses proches dans les combats. Aussi, la nuit de la prochaine pleine lune d’Esala, il a fait vœu de s’enfoncer dans la chair cent huit épingles, nombre sacré, en auto-sacrifice : il espère ainsi faire pression sur les dieux, pour qu’ils favorisent la restauration de la paix, au Sri Lanka comme partout dans le monde. Dans sa voix calme, une ferme détermination voile malaisément une sourde tristesse.

D’incroyables pénitences

Etonnante, cette paix entre tous dans le havre de Kataragama, sur une île où continue de sévir une cruelle guerre fratricide. Il y règne une atmosphère étrange, comme une force invisible qui dominerait et entraînerait tous les cœurs. On peut penser qu’un tel étalage de " sado-masochisme " institutionnalisé fait office de catharsis, libérant chacun de ses pulsions les plus violentes. Nous n’avons pas observé, au cours de ces quinze journées, le moindre geste ou signe d’agressivité. Chacun tolère l’autre, et les actes des pénitents, malgré leur cruauté, se déroulent dans la dévotion, sans provoquer de curiosité malsaine. Hormis les inévitables pickpockets, jamais en repos lors de tels rassemblements, le comportement hospitalier et la bonne humeur ceylanaise vous donnent une réelle sensation de sécurité.

Pourtant, autour des temples, on assiste à des scènes troublantes. Des fanatiques hallucinés se roulent dans la poussière, des femmes en transe courent exaltées, emportant à bout de bras des coupes d’argile remplies de flammes, d’autres s’effondrent, soudain inertes. Des yogi se sus-pendent pendant des heures à des potences, s’y balancent lentement, tenus par des crochets enfoncés dans les cuisses et le dos, sans que n’apparaisse la moindre goutte de sang...

Si, à la nuit tombée, le vieux moine bouddhiste Dhammawan Sahimy se rend à la mosquée pour y retrouver ses amis les fakirs de l’ordre mystique des Refa’i, qui lui introduisent des lames aux pointes acérées dans les joues, les bras, le cou, c’est paradoxalement d’abord pour rire un peu avec eux et affirmer son détachement des choses matérielles. Où situer la limite entre possible et impossible ? Au rythme fou des tambourins, les Bawas, réunis sous l’autorité de Sa Sainteté Janab Adam Bawa Kaleefa, scandent en chantant les quatre-vingt-dix-neuf noms d’Allah, dansent à perdre haleine, les pieds nus dans le sable. Après quoi, sans une plainte, ils s’enfoncent des couteaux dans la tête entre crâne et cuir chevelu, se traversent les paupières avec des aiguilles de vingt centimètres de long, se lacèrent le ventre du tranchant de leurs poignards, se font crucifier au sol… Là encore, les accidents sont rarissimes et les plaies restent vierges de sang. Dans le cas contraire, le Bawa stoppe promptement l’hémorragie par simple imposition des mains. Le calme exceptionnel de l’assistance n’en est pas moins surprenant. Le Bawa éprouve sa résistance à la souffrance par l’exaltation de sa force spirituelle. Emane alors de ces sages une dignité souveraine.

Un peu plus loin, le matin suivant, à l’abri du temple de Kali, la "Puissance-du-Temps", déesse inquiétante qui porte autour du cou un collier de têtes de mort sanguinolentes, reçoit ses sectateurs. Stephen, un ex-catholique devenu le magicien-guérisseur Swami Kaledasan, se recueille, en méditation profonde. Il laisse se consumer sur sa langue tendue, devenue un autel, des plaquettes de camphre enflammées qu’il offre à la divinité. "Le Feu ne le brûle pas, le Vent ne le dessèche pas", m’affirmera-t-il, citant la Bhagavad Gita, le livre sacré des Hindous. Autour de lui, l’ambiance chauffée à blanc frise le délire absolu. Une douzaine d’ascètes vêtus de rouge, le torse trempé de sueur, se brisent des noix de coco sur le crâne en hurlant "Haro ! Hara !", se renversent sur le sol secoués de tremblements spasmodiques, les yeux exorbités, se perforent la langue avec des tridents métalliques, avant de traverser en dansant de longs tapis de braises incandescentes. Pas de trace de brûlure. Aucun scientifique n’est encore parvenu à éclaircir ce mystère. Ici, on évoque encore en riant la mésaventure de ce brave officier de police goguenard qui, l’an dernier, osa prétendre que la marche sur le feu était à la portée du premier venu. Il ôta ses chaussures de cuir bien cirées, entreprit la traversée... et passa les trois mois suivants à l’hôpital.

La séparation des eaux

Quand vient le soir de la pleine lune, la foule rassemblée est innombrable. On peut à peine se déplacer, il vaut mieux se laisser porter par le flot, au hasard. Les perahera se succèdent, et Skanda rendra cette nuit-là pas moins de trois visites à Valli. Au lever du jour, les amants se rencontreront une dernière fois. Après quoi, il leur faudra patienter jusqu’à l’année prochaine.

Il incombe cependant à Skanda, avant de pouvoir regagner sa demeure, un devoir royal à accomplir : la cérémonie du partage des eaux. Tous l’attendent dans la fièvre. Une cabane sommaire, ornée de l’effigie du dieu entouré de ses compagnes, est dressée dans l’obscurité sur un banc de sable de la rivière. Quand l’aube point, on y conduit en grande pompe le Seigneur de la Guerre, toujours soigneusement masqué, suivi de la cohorte immense de ses adorateurs. Alors tous prieront, s’éclaboussant joyeusement pour que les pluies soient abondantes et fertilisent la terre. Comme tout seigneur répar-tissait autrefois les eaux entre ses sujets pour assurer l’irrigation des champs, Skanda veillera à ce que le partage soit équitable.

Résolu à en tirer la meilleure des photos, j’ai cru bon de prendre position en amont de la procession. Fâcheuse idée ! Tout le cortège dévale la pente tel une vague fracassante, un véritable raz-de-marée humain. L’épaisseur des taillis qui cernent la Menik Ganga en cet endroit interdit toute échappée. Une seule solution, courir moi aussi dans le lit de la rivière, et vite. Commence alors une poursuite infernale et burlesque : devant, le reporter aux abois, talonné de près par trois ou quatre éléphants barrissant furieu-sement ; juste derrière, la tribu au grand complet des kapurala, galopant avec leurs torches enflammées, porteurs du dieu Skanda dissimulé dans une niche de roseaux ; enfin, difficilement contenue par trois cordons d’agents de police, la meute immense des pèlerins aboyant ses "Haro ! Hara !’’ comme pour un hallali.

Ne pas se retourner, surtout ne pas tomber ! Je trouve un refuge miraculeux sur un énorme tronc jeté au beau milieu de la rivière, et toute la troupe poursuit allègrement sa course éperdue en m’ignorant avec superbe. Non loin de là, la hutte de branchages accueille le Seigneur de la Guerre et ses prêtres pour une dernière prière, dans un dernier roulement de tambours. La foule apaisée un instant s’impatiente. Les prêtres réapparaissent, s’inclinent : c’est le signal de la ruée finale. Les cordons de police sont rompus sous la poussée des fidèles enthousiastes qui se précipitent pour tenter d’arracher un bout de branche à la pauvre cabane assiégée. Il n’y en aura pas pour tout le monde et la bagarre est épique. Tous s’éclaboussent en riant comme des enfants. Chacun remplit précieusement sa petite bouteille qu’il rapportera à la maison.

Dans l’eau jusqu’à la taille, des groupes de dévots médusés entourent les ascètes transfigurés : possédés par Skanda, ceux-ci les invectivent de prophéties définitives. L’un d’eux fond sur moi avec une expression diabolique : "English ? Christian ?", m’interpelle-t-il hagard, les yeux révulsés. "No, no, Hindu !" Quelle folie m’a pris, moi le Mangeur de Vache ? Je vais recevoir la bénédiction de Skanda ! M’empoignant d’une main ferme par les cheveux, il invoque les cieux avec son autre bras tendu, récitant tout un arsenal de mantras et m’entraîne dans le courant. Avec une force irrésistible, il me plonge la tête sous l’eau par trois fois. J’implore grâce pour mon appareil et regagne en titubant la rive, trempé jusqu’aux os, toussant et crachant cette décoction infecte où surnagent les bouses des éléphants. Un vieillard me rassure : cette eau est pure, puisqu’elle est sacrée...

Plus haut, j’aperçois encore une procession vociférant. C’est un voleur que la foule en colère conduit au poste de police. Pendant que chacun combattait studieusement pour s’emparer des branchages, le larron récupérait tout ce qu’il pouvait dans la confusion de la mêlée. Le chef de poste redistribue rapidement le butin aux pèlerins délestés. A qui la montre ? A qui les sandales ? Les propriétaires reconnaissant leur bien lèvent sagement la main. Tout simplement. Comme à l’école ! Il faut que la justice s’exerce sans délai, car chacun maintenant s’en retourne chez lui.

Les marchands de jouets remballent les ballons multicolores à moitié dégonflés, les pistolets-mitrailleurs A-47 en caoutchouc made in Thaïland, et leurs amoncellements de sucreries très sucrées. Les marchands de fruits crient encore à la cantonade pour essayer de liquider les dernières corbeilles, tandis que pétaradent les bus impatients, klaxonnant à tue-tête pour rassembler au plus vite leurs passagers retardataires. Quelques mendiants difformes espèrent jusqu’au dernier instant une ultime aumône. Dans la cour de la mosquée, dans les temples hindous, autour de la blanche dagoba des Bouddhistes, les officiants pourchassent avec ardeur, à grands coups de balai, les quelques saletés oubliées.

Dans la lumière mourante du jour qui fuit, le seigneur Skanda veille paisiblement, entre la belle Valli et la fidèle Devasena, sur le calme retrouvé de sa forêt, de sa rivière. Des milliers de poissons s’en vont aussi, le ventre en l’air, tristes victimes expiatoires d’une indigeste orgie de lessive et de savonnettes.

P.-S.

(1) Les chronologies acceptées par les religions ne sont pas toujours celles retenues par les historiens...

Copyright Xavier Zimbardo - tous droits de reproduction et de diffusion réservés à l’auteur.

Article publié la première fois en août 2004 dans la revue des ressources

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