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La fille dévastée 

(extraits)

dimanche 29 août 2010, par Rozenn Guilcher (Date de rédaction antérieure : 13 octobre 2009).

Elle a accouché toute seule. Sans doute avait-elle décidé de perdre quelques kilos. Je ne sais pas comment elle a fait. Elle avait une telle envie de se débarrasser de ça qu’elle n’avait jamais désiré. Telle envie telle force. C’était la nuit. Avant que je ne pleure trop avant que je n’existe trop et que les voisins détectent ma présence et soupçonnent quelque chose. C’était la nuit. Elle m’a enroulée dans un drap ensanglanté et m’a emmenée. Elle est partie dans la nuit avec son fardeau et son poids à perdre. Elle avait enfin décidé de faire un régime, je vous dis. Elle est partie dans la nuit. Elle savait où elle allait pas trop loin elle n’aurait pas pu. Elle savait elle y avait déjà réfléchi déjà repéré les lieux. Un endroit où mourir sans être dérangé. Où l’on ne viendra pas faire de bruit dans vos rêves. Il avait neigé quelques jours auparavant et ça n’avait pas fondu à cause du froid. Quand elle avait regardé les flocons tomber elle avait pressenti un signe et que quelqu’un là-haut l’aidait dans son malheur. Elle pensait souvent à lui du haut et comment il pouvait laisser faire certaines choses. Mais toujours il se manifestait quand il le fallait pour réparer le monde et le rafistoler. Il lui avait envoyé de la neige.

Elle m’avait déposée là dans un coin de neige près d’un buisson pour que le froid m’atteigne. Elle est repartie sans se retourner. C’était un parc près de chez elle. C’était un endroit peu fréquenté cet endroit-là qu’elle voyait de son balcon. Elle avait commencé son régime et de panser ses plaies et de s’occuper de ses cicatrices. Elle tirait son lait comme une vache et le buvait elle-même. Elle se donnait le sein. Sa mère ne lui avait pas donné le sein, elle n’avait pas de lait. Elle n’avait pas de lait pour cette enfant-là.

La radio en avait parlé : une enfant avait été trouvée par le chien d’un promeneur. Une enfant abandonnée dans la neige. Elle avait été hospitalisée et se portait bien. Si sa mère, qui devait être dans un état psychologique fragile, venait la récupérer d’elle-même, il n’y aurait pas de poursuites à son encontre. Son bébé l’attendait à l’hôpital de la ville.
Elle avait craint une enquête des problèmes plaintes emprisonnement. Elle était finalement venue me chercher une honte de plus décidément cette enfant ne lui apportait que des problèmes. Elle avait dû accepter un soutien psychologique et la visite régulière d’une assistante sociale. Elle avait dû tenter de me donner le sein sans succès ce lait-là était trop bon pour moi. À l’époque elle se nourrissait de bouillie qu’elle préparait avec du vrai lait de vache. La bouillie ça ne fait pas grossir.
Il avait bien fallu qu’elle s’habitue à moi, elle était surveillée et elle voulait vivre discrètement. Il avait bien fallu même si elle se demandait si j’étais née d’elle et si on ne s’était pas trompé par hasard et comment un promeneur avait pu me trouver et comment je n’étais pas morte de froid. Il y avait beaucoup de mystère pour elle dans ces retrouvailles et Dieu qu’avait-il encore fait ? Qu’avait-il encore fait qu’on ne saurait défaire et réparer ? Elle avait repris son poids perdu et mort. Mais il ne braillait pas comme un mort, non, il réclamait que l’on s’occupe de lui.

Sa naissance c’est comme sa vie toute sa vie. D’abord elle n’est pas née. C’est ainsi que ça a commencé. La mère n’a pas compris d’où elle venait. L’histoire raconte qu’elle serait venue de la forêt. Marchant dans le noir. Oui marchant avant de naître. La mère n’a pas compris d’où cela sortait. N’a pas vu les arbres ni les branches. Les chemins semés de feuilles. « L’enfant est arrivée », a-t-elle dit. Elle avait l’air étonné comme si le Saint Esprit lui attribuait une enfant qui n’était pas la sienne. Elle n’avait rien fait pour l’avoir. Elle est donc née de rien ni personne. La mère se serait tournée sur le côté dans son lit. Elle n’aurait pas voulu la regarder. Elle n’aurait pas voulu pas la prendre.

Sa naissance c’est comme sa vie. À chercher des yeux et des bras. À passer son temps à ça et jamais pour elle. À entendre la voix qui dit regardez-la prenez-la elle est jolie c’est une fille c’est votre fille. À douter d’appartenir à ne faire partie de rien ni personne à ne pas savoir exister sans regard sans contours de mains. À ne pas savoir. À n’avoir pas de forme. Personne ne la dessine. À n’être dans aucun œil. Et son prénom qui n’est pas dit. Ne pas exister. Ne naître jamais jamais. N’être jamais au monde.

Pourquoi avons-nous des bras. Pourquoi une fente entre les jambes. Peut-être, si l’espace devenait solitaire, n’y aurait-il plus ni sexe ni bras. Je veux parler des hommes. Je veux parler dans longtemps. Je veux dire aussi ailleurs. Parce que les bras et le sexe sont pour les autres. Les jambes non. Pour se transporter soi-même. Aller vers les autres aussi ? Quels autres ? Je vis avec une mère folle. Je suis folle. Et les autres sont différents et ils ne sont pas humains et ils me font peur. Et les autres me fuient car ils savent tout cela. Je ne leur dis rien non. Je ne leur parle pas. Je cache le mieux possible mon secret malheureux. Je cache mon placard et le noir et qu’il y fait froid. Que le corps est lourd au réveil et cassé d’avoir dormi recroquevillé. Que le corps se serre pour se tenir chaud et parce qu’il n’y a pas de place pour lui. Non, les bras ne sont pas pour les autres. Ils sont pour le corps et les genoux. Faire chaud et réconforter. Non les bras. D’ailleurs dans mon placard il n’y a personne à prendre et à gifler. Il n’y a que soi. Et ça ne suffit pas contre le froid et ça ne suffit pas contre la frayeur. Contre le froid et la frayeur il n’y a rien à l’intérieur non plus. Sauf les larmes chaudes au début. Au début seulement. Et le mouillé refroidit et plus moyen. Les bras pour faire le tour de soi et se rendre compte que ce n’est pas grand-chose et petit. Et même petit ça gêne encore le monde et ça dérange et il faudrait faire un effort tout de même ! Quelque chose vous réduit et vous prenez encore trop de place et ce n’est pas vous non. La pression s’exerce de l’extérieur c’est comme si vous leur voliez quelque chose en mangeant quelque chose en parlant quelque chose en respirant. Ils vous enferment pour que tout cela n’ait pas lieu n’ait jamais existé. De toute façon vous n’auriez jamais dû exister. Vous n’auriez jamais dû naître vous n’auriez jamais dû. C’est une erreur de la nature. Vous êtes.

Tout ce que vous vivez c’est du rab vous avez bien de la chance oui une chance inouïe. Tout ce que vous vivez c’est en plus. Alors il ne faudrait peut-être pas trop exagérer.
Il serait raisonnable d’accepter ce que vous avez, ce qui vous est échu miraculeusement et sans que l’on sache comment et sans que l’on comprenne pourquoi. Mais vous n’êtes pas raisonnable et c’est bien dommage. Vous faire comprendre quelque chose vous punir de vivre. L’on vous enferme longtemps. L’on vous enferme souvent. Vous ne comprenez que la nuit et le froid et les larmes. Vous ne comprenez rien d’autre de ce qu’il faudrait. Confuse dans le noir. Confuse dans le jour on vous oublie. On oublie que la compréhension. On oublie que la solitude et la tristesse. Les autres sont différents et ne sont. Pas fous comme vous une autre folie. Et il y en a plusieurs et nombre. Ne parlent pas le même langage ne savent se rencontrer. Vous vos yeux mais pas votre bouche mais plus. A appris à se taire. A compris. A comprimé. Plus rien ne sort désormais. Vous êtes fermée de la bouche désormais. Désormais enfermée.

Dieu.

Je t’appellerai ainsi.
Aujourd’hui j’ai disparu.

Il y a des gens oui. Un jour ils disparaissent on ne sait plus rien d’eux. A-t-on jamais su quelque chose d’eux. On imagine. On pense on réfléchit. Qu’ils se sont blessés tout seuls en randonnée qu’il est perdu ou ne peut pas rentrer et que là où il est personne ne viendra le chercher et que là où il est il restera. Et encore retrouver le corps se fera par hasard et dans longtemps. Il ne trouve plus son chemin dans ce labyrinthe d’arbres les mêmes tous et d’arbustes. Qu’il est épuisé de chercher et marcher. Qu’il est épuisé de ne rien reconnaître. Épuisé d’être seulement lui-même et de ne pas savoir se diriger dans le monde.
Peut-être s’est-il fait agresser et enterrer sous les feuilles mortes et le ciel d’automne. Peut-être a-t-il choisi. De disparaître et vivre autre chose ailleurs. Devenir quelqu’un d’autre et laisser les vivants ici. Peut-être oui. Tout est possible tant que l’on n’a pas découvert le corps. Corps la preuve de tout. Toute vie toute mort et comment quand et où. Le corps pour pleurer et enterrer cette histoire. Mais sans corps, les ruisseaux coulent à l’intérieur et ne peuvent s’épancher et sont empêchés.
Et le suicide. Et la fuite. Tout est possible et rien n’est vrai. Dans votre tête les idées s’entrechoquent. Dans votre tête des rêves et des cauchemars. Sous vos cheveux des soucis. Ceux qui ne fleurissent pas. Des soucis aux racines de cheveux blancs. Des soucis qui descendent dans la gorge et le ruisseau poursuit.

Elle vous observe comme un animal en cage. Savoir ce que vous faites ce qu’elle met dans votre assiette. Qu’y met-elle ? Vous l’ignorez. Si c’est poison si c’est mort-aux-rats ou chimie indécelable pour les condamnations à éviter et la prison à ne pas. Mais la prison est ici. Et vous êtes rat. Rat de laboratoire. Vous ne connaissez pas le thème de l’étude. Peut-être la survie. Peut-être la résistance aux produits d’entretien. Parfois vous souhaitez mourir alors si c’est ainsi. Vous ne pensez pas au suicide non. Plutôt quelque chose qui vous ferait dormir longtemps. Le vent se lève et on ne sait pourquoi on ne sait qui le fait lever. La mort aussi se lève en vous et marche. Elle s’asseoit pour se reposer. Votre mère est comme une mort en marche. Qui a donné la vie sans le vouloir. Cherche à reprendre ce qu’elle a donné. En cela il y a deux morts qui œuvrent : celle de l’intérieur, celle de l’extérieur. À elles deux elles vont bien réussir à réaliser.

Lorsque je parle avec mère je parle vite vite très vite. Il n’y a pas de place. Alors vite ! Avant qu’elle ne reprenne son souffle et sa voix. Avant qu’elle ne prenne ce qu’elle ne m’a pas donné. Alors vite. Parle. Colle des mots. En apnée. Creuse avec mes doigts. Affolée. Précipitée. Parce que là rien n’attend ni n’entend. Il n’y a pas d’espace. Il n’y a pas de place. Alors avec les doigts un trou dans la terre comme une tombe. Avec les doigts.
Mère m’a filmée pendant les dix premières années de ma vie. Elle a tout gardé. Elle a des preuves. Elle a filmé mes colères, mes façons de manger, mes réveils, mes occupations, mes toilettes, mes jeux. Il y a des parents qui filment leurs enfants pour les souvenirs garder les bons moments. Mère me filmait pour m’espionner. Elle me surveillait ainsi. Elle me considérait comme un animal de laboratoire qu’il fallait observer. Analyser les réactions, réaliser des expérimentations. J’étais rat. Rat est devenu intelligent à force d’essayer de déjouer les pièges. Rat s’est dédoublé. Rat de laboratoire répondant aux critères expérimentaux.
J’ai longtemps cru que, pour être aimée, il fallait que je sois un rat. Sage. Avec les réactions qu’on attendait. Un rat digne de ce nom. Alors l’amour et le regard qui brille de mère parce que son rat s’est bien tenu. A été gentil et sage. Peut-être qu’elle lui donnera un sucre comme aux chevaux ou aux chiens.
Un sucre c’est de l’amour. Enfin je l’ai cru. Une récompense d’avoir été comme elle veut. Pour que maman m’aime être un bon rat. Se plier aux exigences. Se mettre de côté soi soi-même ne pas exister. C’est comme cela qu’on vous aime. C’est comme cela qu’on vous désire. Oui c’est cela l’amour. Sinon non. Et l’on vous punira. Et l’on vous fera comprendre que vous décevez vous êtes méprisable mauvais rat qui ne mérite pas une mère si dévouée qui fait tout pour lui ! Et les injures et les dénigrements. Mais ces coups-là ne se voient pas ne laissent pas de traces non. Pas traces sur corps. Je vous parle d’autres blessures. Mère était professionnelle en autres blessures parce qu’elle avait élevé un mauvais rat et qu’elle ne pouvait faire autrement que de le blâmer.
Le mauvais rat c’était moi.

Bloc 42
Je ne sens plus le vent dans mes cheveux.
Ils m’ont rasée bloc 42.
D’ailleurs, quel vent ?
Ils m’ont rasée.
Je ne vois plus mes boucles. Il n’y en a plus.
Il n’y a plus rien. Plus rien. Que le vent qui souffle, et le froid. Le vent du dehors. Je l’entends sans le sentir.
Ils m’ont rasée. Pour me punir. J’ai dû faire une grosse connerie. Comme quand j’étais petite. Ils m’avaient jetée dans les orties. Pour rien.
Ils m’ont jetée dans les orties.
Ils m’ont jetée dans les orties.
Ils m’ont rasée. Pour rien. Presque rien. D’ailleurs je ne m’en souviens plus. D’ailleurs j’ai oublié. J’étais trop énervée pour me rappeler. Quand ils m’ont ceinturée ils m’ont assommée. Et là, le noir total. Ils m’ont réveillée pour me tondre. Ils m’ont réveillée. Après la cure de sommeil et les cachetons. Après qu’ils m’aient recousue. Ils ne voulaient pas que je meure. Ils ont tout fait : les aiguilles dans les bras, les flacons. Ils ne voulaient pas que je meure. À cause de la responsabilité. Et puis je suis là pour souffrir. Et puis je suis là pour vivre.
Ils m’ont enfermée dans le noir. Je crois c’est pour rendre fou. Je ne sais plus le temps. Je ne sais plus l’espace. Je crois que c’est pour rendre fou. Ils me nourrissent et vident mon seau. Ils ne me parlent pas. Ils ne parlent pas en ma présence. Je parle toute seule. Et nous pouvons discuter. Nous sommes deux, moi et une autre. Une autre à l’intérieur de moi mais pas pareille. On discute. On se dispute aussi. Des fois, on n’est pas d’accord.

Demain n’a plus de sens, ni hier. Aujourd’hui se traîne sans fin. Aujourd’hui. Aujourd’hui encore. Quel jour sommes-nous ? Quelle heure ? Est-ce que les enfants sortent de l’école ? Est-ce que c’est l’heure d’aller se coucher ? De manger ? Est-ce qu’il pleut ou y a-t-il du soleil ? Je crois que c’est pour rendre fou. Le pain est-il cuit ? Sent-il toujours aussi bon quand il sort du four, qu’il est tout chaud ? Quelle odeur déjà ? Est-ce que la mer s’agite en ses vagues cycliques et il faut attendre la septième pour plonger et passer la barrière. Passer la barrière après laquelle tout est calme. Est-ce que le vent souffle dans les dunes sur les grandes herbes piquantes ? Est-ce que les gens sur Terre font l’amour ? Est-ce qu’on peut encore voir la ligne d’horizon par temps clair et l’île d’en face ? Je crois que c’est pour rendre fou.

Bloc 27.
Moi et moi-même parlons tous les jours. C’est une discipline. Sauf en cas de mésentente où nous nous faisons la gueule.
ça peut durer. Je ne sais pas combien de temps mais assez pour en rendre une presque folle. Alors elle craque et dit à l’autre qu’elle a besoin d’aide et qu’il faut gagner ensemble. Contre la folie. Contre les autres. Gagner ou ne pas se perdre. On n’a que soi au monde. Alors c’est précieux. Pour quoi faire ? On n’en sait rien.

Mais quand même il doit y avoir quelque chose. Quelque chose ou quelqu’un qui va arriver dans un autre aujourd’hui. Quelque chose qui va se passer et changer ce jour interminable. On ne sait plus quand on dort. On ne sait plus quand on rit. Rire encore. On ne sait plus. Si nos yeux sont ouverts ou fermés sur ce noir impénétrable.
Les ombres de la nourriture. Les ombres du seau. N’apportent aucune lumière.

P.-S.

La fille dévastée, Octobre 2009.
Avec l’aimable autorisation des Editions Sulliver.

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