Qu’est le roman dit ‘beur’, au fond ? Pouvons-nous même dire qu’il existe véritablement ? Le but d’attribuer à des ouvrages un genre littéraire est de les classifier selon des critères qui susciteront des attentes précises chez le lecteur, des critères qui permettront au lecteur de se former une vision préconçue de l’ouvrage avant même de l’examiner en détail. Il s’agit d’un cadre qui nous signale l’optique par laquelle il faut effectuer l’analyse de l’ouvrage. Les critères de ces cadres sont plus ou moins définis, bien qu’ils ne soient pas complètement fixes. Par contre lorsqu’il s’agit du genre du roman ‘beur’, mêmes les spécialistes de ce soi-disant genre, tel Michel Laronde, ont de la difficulté à se décider sur ce que constitue la littérature ‘beure’ : « le terme beur est à prendre dans le sens ethnique (les romans écrits par des Beurs) et à élargir dans un sens dialectique : celle qui parle de la situation d’un jeune Maghrébin dans une société française contemporaine. » [1]
En analysant la question de typologie lorsqu’il s’agit de la littérature dite ‘beure’, il est crucial de tenir compte du contexte historique de ce mouvement controversé, qui a fait son entrée sur la scène littéraire dans les années 1980 et qui, pouvons-nous argumenter, est déjà en voie d’extinction puisque de plus en plus d’auteurs français de descendance maghrébine ne s’identifient plus au mouvement ‘beur’ auquel on tente de les associer. Un bon nombre des ouvrages dits ‘beurs’ contiennent des éléments thématiques et structuraux en commun, mais pouvons-nous les reléguer justement à cette catégorie générique qui suppose un constat d’infériorité par le fait même de les classer à part ? Selon Laronde dans son essai intitulé « Displaced Discourses : Post(-)Coloniality, Francophone Space(s), and the Literature(s) of Immigration in France », :
« As literature produced within France by a group of writers ethnically
and culturally identifiable as postcolonial subjects, beur literature has
no space within “French” literature. Promoting a distinction by using
the label “beur fiction” had a connotation of displaced status with
regard to “French” literature, while calling it “North African” or
“Algerian” literature signaled rejection. The oppositional discourse
within the French institution on beur literature either refused to
acknowledge its existence as a singular discourse with a specific body
of texts or reduced it to a “minor literature.” To skirt the ideological
impasse of an “either/or” discourse of non-belonging or assimilation
(a possible remnant of colonial ideology), francophone will be
considered as a possible third term to represent beur literature […].
To bring the term francophone to represent a literary discourse within
France, the geographical, political, and cultural content of the term
francophone need to be displaced from an outside to an inside position
in relation to a “French” space. » [2]
Je propose dans ce contexte que les éléments communs de ces ouvrages soient plutôt attribuables à une identité postcoloniale à la fois fragile et fragmentée, toujours ambiguë, qu’au milieu contextuel d’où proviennent leurs auteurs (ainsi qu’à l’identité des auteurs eux-mêmes, évidemment) qu’à un désir éprouvé par ces auteurs d’atteindre un but commun (soit celui de donner une voix à la revendication du peuple dit ‘beur’), un objectif que l’on associe souvent au mouvement ‘beur’.
La critique Kathryn Lay-Chenchabi, dans son étude de l’écriture ‘beure’, explique que l’acte même d’écrire sert de moyen de découverte de soi pour ces écrivains qui se situent entre deux mondes. Selon Lay-Chenchabi, un trait caractéristique de l’écriture ‘beure’ est le fait que ces textes s’inspirent étroitement de la vie de leur auteur. Il s’agit d’un thème qui était courant dans les années 80, avec l’avènement de l’écriture autobiographique. [3] Bien que les romans ‘beurs’ ne soient pas des romans autobiographiques tels quels, le fait demeure qu’on peut y trouver de fortes résonances de ce genre dans ces textes. Cela n’est guère surprenant lorsqu’on considère que le roman dit ‘beur’ est apparu plus ou moins au même moment, c’est-à-dire dans les années 80. Selon le critique de la littérature ‘beure’ Abdelkader Benarab, l’écriture de Leïla Houari est autobiographique et elle y révèle également son attachement profond à son pays natal, le Maroc [4]. Nous savons que Nacer Kettane s’est inspiré de sa propre vie pour rédiger Le sourire de Brahim lui aussi puisque l’auteur l’admet ouvertement.
Dans de nombreux cas, tel celui de Leïla Houari, il ne s’agit que d’un témoignage personnel, écrit par l’auteur dans le but de se découvrir, de se former une identité par l’intermédiaire d’un protagoniste dont la vie reflète la sienne. Pour d’autres auteurs, il y a un message (celui de l’espoir et de la lutte impérative dans le cas de Kettane) à faire passer face à la situation actuelle pénible des ‘Beurs’, surtout au début du mouvement. Surgit donc par nécessité la question d’identité dans ces ouvrages, mais la notion de ‘beurité’ (« beurness ») n’est pas toujours présente. Cette notion d’une identité postcoloniale fragmentée sera examinée dans deux romans dits ‘beurs’, publiés tous les deux au début de ce mouvement controversé, dans la même année, 1985 en fait : Zeida de nulle part de Leïla Houari et Le sourire de Brahim de Nacer Kettane. L’analyse de la question d’identité dans ces deux ouvrages sera effectuée en abordant les thèmes structuraux partagés par les deux romans, notamment la variation de la voix narrative et l’attribution par l’auteur d’indices dans le paratexte qui servent de clés pour la compréhension de la lecture.
Jetons les bases de notre analyse de la question de l’identité par un examen détaillé de la manière dont Houari se sert de la voix narrative, ainsi que de ses motivations, dans Zeida. Il importe de mentionner d’abord qu’il s’agit d’un roman qui est centré sur l’incertitude identitaire de la protagoniste, Zeida, une adolescente qui se trouve piégée entre la culture marocaine et la culture française. Il y a deux voix narratives distinctes employées par l’auteure dans son texte : la première personne, le « je », et la 3e personne, le « elle ». Selon Marta Segarra, cette double perspective dans l’écriture de Houari, qu’elle désigne « hésitation grammaticale », crée de la confusion chez le lecteur. Pour reprendre l’idée de Segarra, cette narration ambiguë entre le « je » et le « elle » est également une indétermination entre le statut du narrateur et celui du personnage [5].
Dans leur étude sur la narration intitulée Raconter ? Les enjeux de la voix narrative dans le récit contemporain, Marie-Pascale Huglo et Sarah Rocheville nous disent que l’emploi de la voix narrative omnisciente, celle de la 3e personne, attribue une autorité aux paroles de l’écrivain. Selon cette théorie, le lecteur s’attendrait donc à ce que les passages du roman narrés à la 3e personne soient insérés dans le texte pour créer une certaine distance entre la protagoniste Zeida et le texte, et donc de mettre en valeur le rôle de l’auteure dans le roman. Il serait alors également logique de présumer que, lorsque l’auteure (ou bien Zeida) s’adresse au lecteur à la 1re personne, cela signifierait une initiation aux pensées et aux sentiments les plus intimes du personnage.
Cependant ce n’est pas le cas chez Houari. En fait, le va-et-vient constant entre les diverses voix narratives dans le texte semble être plus ou moins aléatoire. Le parfait exemple de la manière dont Houari réfute les conventions narratives se manifeste à la toute dernière page du roman. À ce point-ci dans l’intrigue, il semble que Zeida ait achevé sa quête identitaire : « elle souriait mais ne rêvait plus… ». [6] Zeida semble avoir accepté que son identité ne doive pas nécessairement exclure une des cultures entre lesquelles elle se trouve et que cette culture intermédiaire puise en fait constituer un entre-deux. La narration à la fin, par contre, semble indiquer que Zeida n’est pas encore tout-à-fait à l’aise dans sa peau, car le fait que l’auteure emploie la 3e personne (« elle souriait mais ne rêvait plus… ») indique qu’il reste non seulement une distance mais également une fragmentation chez Zeida, qui ne représente qu’un reflet de Houari elle-même.
Cette fragmentation est appuyée en outre par une citation qui se trouve vers la fin du roman, à la page 74 : « Étrangère voilà ! elle se sentait tout bonnement étrangère, il n’avait pas suffi de revêtir une blouza, de tirer l’eau du puits pour devenir une autre […] et elle avait fini par se convaincre aussi, le choix de s’être retirée totalement de tout ce qui pouvait lui rappeler l’Europe n’avait fait qu’accentuer les contradictions qui l’habitent. » Serait-ce peut-être dû à son contexte postcolonial de provenance ? L’écrivaine et théoricienne Assia Djebar se prononce résolument sur ce sujet dans son ouvrage intitulé Ces voix qui m’assiègent : en marge de ma francophonie. Elle nous dit que l’identité d’un colonisé est toujours fragmentée, incomplète et en voie de se définir car celui-ci se trouve inévitablement entre deux mondes qui sont en contact et d’ailleurs en conflit constant. [7]
Ainsi, à la page 52 du roman, lorsque Zeida est au Maroc et que le lecteur suppose qu’elle commence à s’identifier avec la culture marocaine puisqu’elle a déjà commencé à parler de « mon village » [8] et de « vivre dans mon pays » [9], le lecteur est surpris de constater que Zeida parle du peuple de ce pays chéri en établissant une distance avec lui lorsqu’elle dit « ces crêpes qu’ils appellent bghrir… » [10] Il semble que Zeida se trompe et qu’elle ne puisse jamais tout à fait appartenir à cette culture marocaine d’origine, pour autant qu’elle le veuille. Il s’agit d’un exemple parfait du conflit perpétuel auquel fait face celui qui se trouve entre deux cultures, la culture d’origine et la culture d’accueil, tel qu’en est le cas chez Zeida et donc chez Houari également.
En effectuant une analyse de la narration dans Zeida de nulle part, il ne faudrait pas omettre une étude du « ton » de la narration, un terme que j’emploie pour décrire la fluidité de la narration dans le roman et qui n’est pas à confondre avec la notion de « mood » chez Genette. [11] Il faut d’abord considérer le choix de Houari de diviser son texte en deux parties et ensuite de traiter de ces deux parties en fonction du ton de la narration. Le ton fragmenté, flou et ambigu dans la première partie du roman reflète l’état de la quête identitaire troublée et instable chez Zeida et donc chez Houari, puisque la vie de la protagoniste est un reflet de celle de l’auteure. En plus du saupoudrement des « je » et des « elle » dans cette partie du texte, qui sont d’ailleurs beaucoup plus nombreux que dans la deuxième partie, Houari emploie même à la page 40 la voix narrative de la 5e personne en s’adressant spontanément et directement au lecteur : « Chaque fois que la jeune fille sortait elle jetait un coup d’œil vers la fenêtre, un sourire vous regardait curieusement… ». Ce choix peu commun et même déroutant ajoute à la fragmentation du récit et fait l’écho de la quête troublée de la protagoniste, et par conséquent de celle de l’auteure. En outre, le lecteur se heurte aux déchirures dans la linéarité de la chronologie dans cette partie. La combinaison des multiples voix narratives en concurrence les unes avec les autres avec les retours en arrière ou « flash-back » de Zeida à son enfance aggrave l’incohérence du texte, un fait qui constitue un autre reflet du conflit interne dans le contexte postcolonial dont nous parle Djebar.
Le ton de la narration dans la deuxième partie du texte s’avère beaucoup plus calme. On retrouve encore des changements entre la 1re et la 3e voix narrative, mais pas la 5e. Ces fluctuations sont beaucoup mois fréquentes dans cette partie du roman, un fait qui reflète un même apaisement au niveau de l’esprit de Zeida. Le texte se déroule complètement au présent, de manière linéaire, et est assez facile à suivre. Et le personnage principal et l’écriture ont subi une maturation. Les pensées de Zeida sont devenues plus spirituelles et philosophiques et l’écriture s’est apaisée de manière significative. Par exemple, au lieu de songer toujours aux garçons, au sexe et à ses conflits avec ses parents (donc, à son manque relatif de liberté), Zeida s’interroge plutôt sur ce que signifie pour elle sa culture d’origine et même ce que veut dire être « chez elle » tel que sa mère lui définit le terme. [12]
Le message de Houari à son lecteur semble donc être un message d’espoir, qu’il est possible de trouver son identité, de trouver une manière d’exister entre deux mondes. Par contre, il faut se demander si ce message est crédible, étant donné que l’auteure semble présenter cette vision d’espoir en guise de conclusion à son roman, de manière très abrupte. En fait, le fait que l’auteure nous laisse croire que Zeida a eu une révélation soudainement à la fin du roman en contredisant cette notion dans la narration ambiguë (la voix de la 3e personne) qu’elle emploie (« …elle souriait mais ne rêvait plus… » [13]) nuit davantage à ce message. Que déduire d’autre que l’auteure, préoccupée par sa propre quête identitaire inachevée, a quand même voulu proposer la possibilité d’une conclusion plus optimiste à la situation actuelle des ‘Beurs’ pour son lecteur, même si elle ne réalise pas tout à fait son objectif ? En fait la critique Susan Ireland nous apprend que « […] Houari, for example, was asked to remove certain passages from Zeida de nulle part on the grounds that the explicit references to auto-eroticism contained in them did not conform to readers’ ideas about Beur writing […] ». [14] Le fait d’inclure une composante plutôt ‘beur’ dans son roman n’était donc qu’un rajout de dernière minute qui n’est même pas attribuable à l’auteure elle-même, un fait qui explique son manque relatif de crédibilité dans le roman.
Les références culturelles et l’intertextualité présentes dans le roman nous indiquent enfin la véritable nature de ce texte. Nous avons déjà constaté que, dans Zeida, les références culturelles sont parfois accompagnées de notes en bas de page mais à d’autres moments, elles sont insérées dans le texte en supposant une compréhension spontanée de la part de son lecteur. Pour qui l’auteure écrit-elle ? Puisqu’il s’agit de sa propre quête d’identité à peine voilée sous le prétexte de sa protagoniste Zeida, nous pouvons conclure que l’auteure écrit pour elle-même en guise de témoignage qui comprend à peine des références à la lutte ‘beure’ ici et là dans le texte. L’auteure elle-même ne semble pas pouvoir s’aligner sur le but ou la forme de son propre texte, dans un exemple classique de l’identité postcoloniale fragmentée.
Passons maintenant à l’analyse de la manière dont Kettane se sert de la voix narrative dans Le sourire de Brahim. À première vue, il semble que la narration de ce roman, qui traite également de la quête identitaire de son protagoniste, soit assez simple, car le roman est narré complètement à la 3e personne. Du point de vue de la narration, il semblerait que Brahim ne se heurte pas aux mêmes obstacles identitaires auxquels fait face Zeida. En fait, la quête identitaire du protagoniste s’effectue ici au niveau thématique. Par contre la même ambiguïté, la même fragmentation par rapport à l’identité de l’auteur devient manifeste lorsqu’on examine la narration du roman de plus près.
Bien que la voix narrative se limite à celle de la 3e personne dans Le sourire de Brahim, la fluidité de la narration est quand même interrompue à de nombreuses reprises par des interventions de la part de l’auteur, qui semble vouloir transmettre son message à son lecteur par l’intermédiaire d’explications et de sermons. Prenons l’exemple vers la fin de son roman, où Kettane se prononce quant à la nature de la France en disant : « La France est comme l’hydre. Une tête souriante qui vous invite et l’autre avec une grande gueule qui est prête à vous dévorer. Si la douce mélopée de la déclaration des droits de l’homme vous enivre, c’est pour mieux vous conduire dans le placard où le camembert-beaujolais dicte sa loi. Il faut alors se défendre, tous les coups sont permis au royaume du rouleau compresseur. » [15] En s’emparant de la voix narrative omnisciente de la 3e personne, Kettane attribue un certains poids ainsi qu’une crédibilité à son message assez explicite de lutte et d’espoir. Ce discours est donc non seulement plus crédible mais également plus marquant que celui de Houari.
Le deuxième élément à être examiné est celui du paratexte. Selon Huglo et Rocheville, l’insertion d’éléments paratextuels signale habituellement une recherche d’autorité de la part de l’auteur. Cependant, dans Zeida, Houari semble hésiter à s’emparer de cette autorité. Considérons d’abord les notes en bas de page. L’auteure les insère afin d’expliquer les mots arabes qui saupoudrent son texte, un fait qui amène le lecteur à supposer que le public visé par Houari n’est pas arabe, donc probablement occidental. Il y a des exemples aux pages 16, 20, 24, 28, etc., donc partout dans le roman. Ce qui est surprenant et même déroutant pour le lecteur, c’est de retrouver des mots en arabe qui sont utilisés parfois sans explication dans le texte. Par exemple à la page 49, on trouve le mot « fellah », et à la page 53 « flana bent flan ». Le manque de notes en bas de page dans ces cas-ci supposerait un lectorat arabe, ou du moins un lectorat familier avec le monde arabe (des ‘Beurs’, peut-être ?), un fait qui n’est pas compatible avec le reste du roman et qui contribue davantage au sentiment de fragmentation de l’identité chez l’auteure.
Le prochain élément paratextuel à considérer dans le roman de Houari est l’insertion d’un poème au début du texte par l’auteure. Il n’est pas surprenant que Houari ait décidé d’inclure ce poème qui sert de marqueur structurel et narratif ainsi que de boussole par laquelle le lecteur pourra comprendre les multiples niveaux de signification du texte. Le poème est essentiellement une clé pour le lecteur : séparé en deux strophes, il reflète la division en deux parties du roman. L’emploi des deux voix narratives différentes qui s’entremêlent tout au long du texte est précurseur des voix narratives dont se servira Houari dans son roman. Les thèmes adressés par Houari dans le poème qui précède son texte se font l’écho des mêmes thèmes abordés dans le roman. En fait, le poème semble plutôt refléter la conclusion du texte, qui s’avère optimiste (même si cette conclusion n’est pas crédible). Ce n’est qu’après avoir lu le roman et être retourné au début pour en relire le poème que le lecteur peut apprécier sa complexité, un fait qui reflète la nature floue et ambiguë, souvent contradictoire, du texte entier et qui renforce le problème d’identité de son auteure.
Cette ambiguïté contribue également à la proposition que Zeida de nulle part s’avère un témoignage, une quête identitaire personnelle, plutôt qu’un ouvrage littéraire qui se charge du noble but de prendre la parole au nom des ‘Beurs’, tel que nous le laisserait croire le dernier élément paratextuel du roman à être abordé, la préface. En fait, le fait d’inclure une telle préface, qui a pour but de placer le texte dans un contexte social très spécifique et d’ailleurs très politique, lui attribue un devoir de réaliser un certain objectif assez crucial, soit celui de donner voix à la revendication du peuple ‘beur’ émergeant d’une identité propre à lui-même. Houari, en se concentrant plutôt sur sa quête identitaire personnelle à travers celle de sa protagoniste Zeida, ne répond pas aux attentes de son lecteur, qui s’apprête à lire un texte où il s’attend à trouver un manifeste concernant l’identité dite ‘beure’. La préoccupation de Houari avec sa propre identité isolée (bien qu’elle ne se trouve pas dans une situation unique) lorsqu’on s’attend à un objectif plus noble, nuit davantage à sa crédibilité. Ce n’est qu’à la fin de son roman que Houari semble se souvenir du but que l’on a attribué à celui-ci (car la préface a été rédigée par une critique littéraire), et c’est pour cette raison que la ‘conclusion’ hâtive d’espoir qu’elle propose à son lecteur n’est pas plausible.
Les éléments paratextuels présents dans le roman de Kettane sont des reflets de la nature du poids important de son message. Le premier élément paratextuel choisi par Kettane est un poème qui précède son texte. Il faut d’abord considérer la nature du poème que Kettane a choisi ; Khalil Gibran, un poète libano-américain du début du 20e siècle, est très célèbre et très respecté. Le fait d’inclure un de ses poèmes assez connu indique au lecteur que l’auteur du roman a un message à transmettre à son lecteur et que celui-ci s’avérera important et mérite d’être remarqué. Le poème lui-même, notamment la deuxième strophe, sert d’indice pour le lecteur du message que contiendra le texte de l’auteur. Le ton et la gravité de la lecture sont alors bien définis même avant que ne commence le roman proprement dit. Nous ne trouvons donc aucune trace chez Kettane d’une hésitation à s’emparer de l’autorité qui est attribuable, selon Huglo et Rocheville, à l’insertion d’éléments paratextuels dans son texte et qui est présent chez Houari.
Le dernier élément paratextuel présent dans l’ouvrage de Kettane est celui des titres des chapitres. Ces titres ne sont pas excessivement accrocheurs, par contre nous y découvrons un symbolisme important qui sert encore une fois de clé pour la compréhension de la lecture en les examinant de plus près. Puisque Le sourire de Brahim est formé de nombreux chapitres, nous allons nous limiter à une analyse de deux des titres des chapitres, qui sont parmi les plus significatifs : « Ces chants qui viennent de très loin » (chapitre IV) [16] et « L’Orient et ses rois » (chapitre VI) [17]. Selon le critique Alec Hargreaves, le quatrième chapitre de ce roman, « Ces chants qui viennent de très loin » « is devoted to Brahim’s awe-struck discovery of the richness of the cultural heritage of Algeria, particularly Kabylia ». [18] La notion d’espace transmise par le titre de ce chapitre dans l’expression « de très loin » consiste en une signification double car l’auteur veut que son lecteur remarque non seulement la distance géographique qui sépare Brahim de l’Algérie (celui-ci se trouve encore en France) mais également l’espace mental et émotif du jeune homme par rapport à cette culture. C’est au cours de ce chapitre que Brahim se prépare à prendre la décision de partir pour découvrir le pays de ses parents en se rapprochant de plus en plus de cette culture et de ce pays qui lui sont d’abord étrangers ; il suit des cours de berbère, il découvre la musique de Taos Amrouche, une chanteuse berbérophone, et il commence à lire, pour la première fois de sa vie, des auteurs algériens.
« L’Orient et ses rois », le deuxième titre de chapitre que nous examinerons, « shows Brahim to be quite out of sympathy with the authoritarian attitudes of officials there (en Algérie) » [19]. La désignation en tant que « rois » des autorités algériennes qui représentent des obstacles auxquels Brahim se heurte constamment dans sa mission de bienveillance indique un jugement assez sévère de la part de l’auteur. Nous savons que Kettane a éprouvé des expériences similaires à celles de son protagoniste, alors il est naturel qu’il s’en réserve le droit de jugement. Le choix de Kettane d’inclure de tels messages forts dans son roman, et surtout de les inclure dans la forme d’un élément diviseur du texte (les titres de chapitres), contribue à la fragmentation du récit, car le lecteur est clairement placé devant l’optique par laquelle il est censé effectuer sa lecture de l’ouvrage à chaque pas. Le fait que Kettane ne peut pas se passer d’insérer des jugements et des sermons dans le paratexte de son roman indique que celui-ci est également impliqué dans la quête identitaire de son protagoniste, qu’il ne s’agit en fait que d’un reflet de sa propre quête d’identité, soit celle qui existera toujours pour celui qui provient d’un contexte postcolonial, selon Djebar.
Les références culturelles et l’intertextualité présentes dans les deux romans à l’étude nous indiquent enfin la véritable nature de ces textes. Nous avons déjà constaté que, dans le cas de Houari, les références culturelles sont parfois accompagnées de notes en bas de page mais à d’autres moments, elles sont insérées dans son texte en supposant une compréhension innée de la part de son lecteur. Pour qui l’auteure écrit-elle ? Puisqu’il s’agit de sa propre quête d’identité à peine voilée sous le prétexte de sa protagoniste Zeida, nous pouvons conclure que l’auteure écrit pour elle-même en guise de témoignage qui comprend à peine des références à la lutte ‘beure’ ici et là dans le texte. L’auteure elle-même ne semble pas pouvoir s’aligner sur le but ou la forme de son propre texte, dans un exemple classique de l’identité postcoloniale fragmentée.
Le cas de Kettane dans Le sourire de Brahim est plus compliqué, du fait que l’auteur a une intention beaucoup plus littéraire. Son texte est beaucoup plus structuré que celui de Houari, son message est très clair. Cependant l’élément d’identité fragmentaire est également présent dans son roman car la question du lectorat ciblé est brouillée par l’intertextualité. Kettane se réfère constamment à la culture occidentale dans son texte, mais c’est le niveau de ces références intertextuelles qui en devance la nature. Il parle de Hergé [20] et de don Quichotte [21], éléments de la culture plutôt populaire, mais également de Corneille [22] et d’Apollon et de Socrate [23], des éléments qui exigent un niveau d’apprentissage assez élevé de la part du lecteur pour être appréciés. Pas de doute que Kettane écrit pour un lectorat plutôt occidental, puisqu’il présume une compréhension de la part de son lecteur quant aux références à cette culture omniprésente de l’ouest. Par contre le lecteur peut se trouver au même niveau que Brahim en ce qui concerne la culture algérienne sans se perdre dans le texte, car ce dernier lui fournit des explications en même temps qu’il le fait au protagoniste : « - Taos Amrouche ? » « - Quoi ? Tu connais pas, c’est l’une des plus grandes chanteuses algériennes. Les gens viennent des quatre coins de la planète pour l’écouter chanter. Léopold Senghor a même écrit que c’est la plus grande chanteuse africaine. » [24] Il apparaît que Kettane a un message important à communiquer à son lecteur et que ce lecteur s’avère être probablement occidental. Mais s’agit-il d’un lecteur occidental très instruit, un universitaire, ou bien un jeune occidental qui se trouverait au plein milieu de la crise ‘beure’ ? Kettane ne semble pas pouvoir se décider. Si nous présumons qu’il écrit pour un lectorat occidental, pourquoi supposer que celui-ci s’intéresserait tant à un message d’espoir et de lutte qui semble plutôt être destiné aux ‘Beurs’, un peuple et d’ailleurs une littérature qui se trouvent en marge de la société française ?
Les qualités littéraires du roman Le sourire de Brahim dépassent évidemment de loin celles de Zeida de nulle part. Les auteurs démontrent également des préoccupations différentes au niveau thématique de leurs textes, mais ce fait est logique lorsqu’on considère qu’une jeune femme de descendance maghrébine aurait de la difficulté à surmonter les préoccupations culturelles dues à son sexe (liberté, sexualité, etc.) tandis qu’un jeune homme comme Brahim serait libre de se concentrer sur les préoccupations ‘libres’ telles la politique et la culture populaire. Le plus grand contraste entre ces deux romans, est que l’un est écrit comme témoignage et supposerait un lectorat qui connaîtrait une vie très près de celle de l’auteure (une jeune femme maghrébine coincée dans l’entre-deux, autrement dit) et l’autre emporte un message clair sur la situation actuelle pénible des ‘Beurs’ à transmettre, même si le récipiendaire de ce message n’est pas évident. Kettane essaie d’adhérer à la tentative postcoloniale avancée par Homi Bhabha, soit celle de réfuter l’opposition binaire du « enlightened/ignorant » [25] créée par le monde occidental. En démontrant sa capacité de communiquer son message prépondérant à un lectorat qui se trouve d’un côté et de l’autre de cette ligne de démarcation, il s’empare du pouvoir qui serait habituellement attribuable au dominant (le ‘colonisateur’) selon Bhabha, donc il remporte une victoire importante pour le ‘colonisé’ en réussissant à transmettre son message d’espoir et de lutte cruciale de son peuple.
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