Le bidon qui tenait lieu de poubelle et que traînait Khadidja, devait être lourd, plein d’ordures, car, d’habitude, du haut de ses quatre ans, elle le portait magistralement, traversait la route et le déversait dans le terrain vague. Maintenant, voilà des déchets qui tombaient du bidon et la suivaient, formant une ligne allant de la maison à l’autre côté de la route. La petite fille aimait tellement vider la poubelle pour faire comme son père, ou comme sa mère, qui s’en chargeait de temps en temps, en catimini, quand elle s’assurait qu’il n’y avait personne dans la rue principale.
Aïn Say-ed est un drôle de village. Toutes les maisons sont adossées à un monticule de broussailles, les ruelles, toutes perpendiculaires à l’artère principale, viennent mourir à la base de la colline ; en face, il y a juste une école primaire, et tout le reste n’est qu’un terrain vague. Sûrement, cela fait partie d’une terre agricole privée. Alors, pour utilité publique, on y a pu construire une école… Le terrain est désormais la propriété des immondices et de la volaille, qui y vient vaguer à longueur de journée en quête de quoi se remplir le jabot. C’est une décharge sauvage, un dépotoir nauséabond. Que de sachets en plastique ! Et de toutes les couleurs ! Outre les immondices putrides, l’on peut y voir aussi de la ferraille.
Khadidja fit culbuter le bidon pour le vider, imitant ainsi le geste habituel de son père. Elle prend un bâton et se met à farfouiller dans le tas d’ordures. Un moment, jetant le bâton, elle s’attelle à creuser un trou, de ses petits doigts, elle cherche des vers de terre, qui la fascinent… Oh, le petit serpent !
« Khadidja ! Khadidja !... »
Sa mère, sur le pas de la porte, l’appelait de toutes ses cordes vocales.
La fillette leva la tête, puis rejoignit sa mère, qui lui rappela qu’elle avait oublié le bidon, elle revint le chercher.
Sa mère était hors d’elle en voyant sa fille toute maculée.
« Khadidja, dis, ma petite fille, tu as pris la boîte où je mets ma parure ? »
La fille la regardait avec l’air de quelqu’un qui n’a pas compris.
« Mes bijoux, tu les as pris ? »
Elle ne les avait pas pris, mais elle voulait toujours le faire, imiter sa maman quand, solennellement, religieusement, devant la glace, elle ouvrait la boîte et se mettait avec des gestes lents et grandioses à se parer : d’abord, le collier, puis les bracelets et enfin la bague.
« Alors, tu les as pris ? Je ne trouve pas mes bijoux… »
La fille la regardait toujours et souriait.
« Tu les as enfouis sous terre ? »
— Oui, maman…
— Ah, mon Dieu !... »
Elle la prend par les épaules, lui donne une tape sur les fesses, et lui dit :
« Va vite chercher ma parure ! Et tu ne reviendras que quand tu l’auras retrouvée et ramenée ! »
La fillette repartit, lambinant un moment sur la chaussée, puis se mit à courir après une poule.
La mère, la tête dans l’entrebâillement de la porte, les traits tirés, criait après elle, lui disant de chercher la chose, évitant de la nommer de crainte de donner des idées aux badauds.
La petite fille errait parmi les détritus, puis d’un coup se mit à pleurer.
Un moment, voilà la mère qui arrive, un foulard sur la tête. Elle prend la main de sa fille, lui demande où elle a caché la boîte, mais l’enfant pleure de plus belle ; elle cherche un moment dans les déchets, mais, gênée par les regards des gens qui se prélassent au soleil, elle regagne hâtivement la maison, traînant la fillette et la tirant de temps en temps vers elle sans ménagement.
Le seuil franchi, elle la gifla à deux reprises. Khadidja éclata en sanglots en se frottant les joues de ses petites menottes.
« Je t’ai dit mille fois de ne pas jouer dans les ordures… Où sont mes bijoux ! »
Elle se mit à la frapper derechef. Les coups pleuvaient sur le frêle corps de la fillette, qui se tortillait près des pieds de sa mère.
« Regarde ta robe, elle est toute sale ! Et tes mains aussi, face de chienne !…Et mes bijoux !... »
Maçon chez un promoteur immobilier, le mari revint du chantier vers dix-sept heures trente. Mis au fait de ce qui s’était passé, il ressortit tout de suite, portant toujours ses habits de travail. Il eut beau chercher dans tous les coins et recoins du terrain vague, retourner tous les détritus, pas le moindre éclat d’un bijou. Ses voisins et beaucoup d’autres gens vinrent l’aider, creusant, fouillant partout, peine perdue. La seule chose qu’on ait pu gagner, c’était d’avoir ramassé toutes les ordures, et de les avoir entassées dans un coin à la sortie du village, au bord de la route. Aïn Say-ed offrait maintenant un aspect digne d’être regardé. D’être regardé seulement, car une puanteur de cloaque l’enveloppait, menaçant même d’asphyxier les habitants, dont certains se bouchaient le nez et d’autres se couvraient la bouche et le nez avec des bavettes improvisées à partir de morceaux de tissu ou de mouchoirs. D’abord, il y avait cette montagne d’ordures qui s’imposait à la vue. Mais quelqu’un qui avait ses entrées partout, s’était promis d’aller demander au maire de leur installer une benne à ordures. A la nuit tombante, un autre homme, un voisin, proposa à notre bonhomme de labourer le lendemain le terrain au moyen de son tracteur, peut-être trouverait-on ainsi la parure.
Le mari passa une nuit terrible, en proie à une colère noire, tantôt rabrouant sa femme, tantôt posant des questions à sa fille, qui, fatiguée, ne tarda pas à sombrer dans un profond sommeil. Un moment, le ton monta d’un cran, et l’homme gifla sa femme, lui disant que tout cela était de sa faute.
Le lendemain matin, le terrain sera labouré en long, en large et même en diagonale. Point de parure. Le tracteur servira plus tard à transporter les ordures à la décharge publique, à une dizaine de kilomètres du village.
« Puisque la terre est retournée, devenue meuble, pourquoi ne pas planter des arbres et des fleurs ? demanda un jeune homme.
— Oui, pourquoi pas ? » répondit un autre.
Et aussitôt on se mit à l’œuvre ; chacun sacrifia ses pots de fleurs, d’autres des plants d’arbres fruitiers et autres d’ornement.
Le mari déracinait un jeune plant d’olivier, qui était dans la cour, pour le repiquer dans le terrain, quand sa femme vint, un large sourire aux lèvres, lui dire qu’elle avait retrouvé sa parure, que c’était précisément Khadidja qui, s’étant cachée sous le lit de peur qu’on ne la frappe, l’y avait découverte. Elle lui dit aussi qu’elle se rappelait maintenant qu’elle l’y avait mise en attendant de la ranger dans l’armoire, pour que justement Khadidja ne la voie pas.
A ces mots, son mari, lâchant le plant, poussa un profond soupir. Il hésita un moment, puis se décida à l’arracher, et sortit. Il mit au courant les gens qui étaient au terrain, puis replanta la jeune pousse.
Depuis, un air de soulagement plane sur le village.