C’est l’une de ces journées caniculaires où votre épiderme et vos vêtements fusionnent comme un fœtus et son élément aqueux. Je ne dis pas ça par hasard. Aussi loin qu’il m’en souvienne, ma mère et moi n’avions jamais fusionné de la sorte ailleurs que dans son ventre.
Je me tiens à côté de son corps lourd et endormi, dans une chambre d’hôpital. Les gouttes de sa perfusion sont le seul liquide dont je perçois la présence autrement que via les pores de ma peau. Aucun vent ne soulève le rideau blanc devant lequel je suis assis. La fenêtre derrière pourrait tout aussi bien être fermée.
De temps en temps, une infirmière désolée vient tamponner le visage de ma mère avec un gant de toilette imbibé d’eau froide. À chaque passage, c’est la même phrase inutile qui sort de sa bouche. « Par des chaleurs pareilles, la clim, ça devrait être obligatoire dans un hôpital », dit-elle. À chaque fois, je détourne la tête et reste muette. J’ai ma peine de jeune fille pour excuse. Elle n’insiste pas et sort sans un mot de plus. Mes yeux retrouvent aussitôt les plis du drap déformé par ma mère. On dirait un monticule.
Ainsi allongée, maman n’a pas l’air plus affairée que ces éternelles fins d’après-midi où, la maison astiquée de fond en comble et le dîner prêt, elle devait se rendre compte qu’il ne lui restait plus rien à faire qu’à attendre mon retour, celui de mes deux petits frères, et celui de papa. Maison propre, maison vide.
Je la retrouvais souvent en train de dormir ou de pleurer. Dans un cas comme dans l’autre, je me taisais et lui laissais le temps de s’apercevoir de ma présence. « Oh, tu es rentrée », s’étonnait-elle invariablement, comme s’il s’était agi d’un fait nouveau, d’autre chose qu’une évidence, puisqu’il était l’heure et que j’avais des devoirs. Et même lorsque la page du lendemain dans mon cahier de textes était vierge, je faisais mine d’en avoir. Je repoussais le moment où il faudrait lutter, pendant de longues minutes, avec une platée dont trois morfals se seraient contentés. Je n’ai jamais eu le droit de quitter la table sans avoir terminé mon assiette.
À force de patience, je suis parvenue à lui suggérer de réduire les quantités. Toujours trop à mon goût. Obligée de passer par les toilettes pour m’en débarrasser. Maman ne l’a jamais su. Enfin, elle s’en doutait, mais prenait l’air de rien. Comme lorsque papa la trompait, rentrait tard et dévorait son repas froid. Elle ne m’a même jamais demandé pourquoi je n’avais pas besoin de serviettes hygiéniques. Je suppose que ça lui convenait très bien ainsi. C’était elle la mère. La femme ! Et moi l’enfant chérie. Pourrie gavée.
Jusqu’à ce jour de juin où, penchée sur moi, moi assise, à la table du jardin, penchée sur moi et vociférant, penchée sur moi et faisant de grands gestes pour que je mange, que je mange ces courgettes luisantes d’huile d’olive, que je les bouffe toutes, qu’il n’en reste plus un seul fragment. Jusqu’à ce jour de juin où ma mère s’est soudain figée de douleur, se tenant la poitrine, éternuant, suffoquant. Jusqu’à ce jour de juin où le visage de ma mère s’est mis à ressembler à une boursouflure. Jusqu’à ce jour de juin où mes petits frères ont pleuré, pleuré. Jusqu’à ce jour de juin où j’ai vomi mes courgettes dans l’assiette pendant que mon père appelait les pompiers.
Ce jour-là, nous avons découvert que maman était gravement allergique aux piqûres d’abeille. Elle avait eu ce qu’on nomme un choc anaphylactique. Elle aurait pu mourir. Elle a eu de la chance que mon père ait suivi des cours de premiers secours. Son bouche-à-bouche l’a sauvée. Je crois que c’est la dernière fois que je les ai vus s’embrasser.
Mon père est parti avec les pompiers. Il m’a demandé de garder mes frères. Il m’a dit que tout irait bien. Pour moi ce fut le cas. Pour ma mère, le retour de l’hôpital fut beaucoup, beaucoup moins évident. Elle avait senti ce tube introduit dans sa gorge. Elle s’était vue morte et avait vu le visage compatissant de mon père posé sur elle, la main dans la sienne. Et elle lui avait dit : « Mais qui va nourrir les enfants si je meurs ? »
Tout de suite après l’incident, elle est entrée en dépression. Pendant quelques semaines, la maison fut sens dessus dessous. Elle n’y servait plus à rien. Elle s’y baladait d’une pièce à l’autre, son kit d’adrénaline attaché autour de la taille, sursautant au moindre grincement de porte, pleurant dès qu’on essayait de la prendre dans nos bras.
Mon père a fait ce qu’il a pu. Mais cela faisait trop longtemps qu’il ne tenait plus son rôle. S’il s’était senti suffisamment coupable pour tenter de l’investir, lui non plus ne servait à rien. J’ai pris les choses en main.
Plusieurs mois se sont écoulés pendant lesquels mes notes baissaient au même rythme que mon poids augmentait. Je faisais le ménage et m’occupais de mes deux frères, laissant mon père se débrouiller. Je faisais à manger et donnais à manger à ma mère. Je mangeais seule, tard le soir, quand tout le monde s’était calmé puis endormi. Mon seul repas quotidien. Le seul dont j’eus vraiment besoin. Et j’ai eu mes premières règles. J’avais seize ans. J’avais seize ans et pour la première fois de ma vie l’impression de servir à quelque chose. De naître à moi-même m’a dit le psy. De ne plus être, surtout, et simplement, la fille de ma mère.
Maintenant je suis dans cette chambre d’hôpital et je regarde ma mère dormir. Je ne lui en veux pas. Elle est malade, mais on ne sait pas de quoi. Elle est tombée d’un coup, il y a une semaine. Comme une pomme de pin. Je n’ai rien pu faire. Je n’ai plus de forces.
Je n’ai rien pu faire non plus quand mon père et mes deux frères sont partis. Oh, il n’a pas demandé le divorce. En considération de l’état de ma mère, il ne l’aurait pas obtenu. Il a juste pris la fuite. Son aptitude à la paternité était ce qu’elle était mais au moins, il existait encore à nos côtés. Ma mère, à sa manière. À la manière d’une plante presque morte, qu’on arrose encore sans trop y croire. C’est pourtant avec elle que j’ai choisi de rester.
Quelques semaines après le départ de mon père et de mes deux frères, elle est sortie de sa torpeur. Elle ne disait rien mais avait repris le chemin des fourneaux. Si ! Elle disait « comme avant ». Elle voulait que je mange « comme avant ». Elle voulait retrouver sa place de mère et que je redevienne sa fille. Pas sa suppléante. Sa fille. L’assistante de sa maternité.
Je m’y suis pliée. Je pensais que ça lui ferait du bien. J’étais l’ouvrière et elle la reine d’une ruche abandonnée. Et telles qu’elles étaient arrivées, mes menstrues ont disparu. Pour lui permettre de vivre, je redevenais maigre et inféconde. Elle feignait de l’ignorer. Elle voulait qu’il en soit ainsi. Que je reste l’enfant serviable qu’elle avait mis au monde et non pas la preuve de sa mort prochaine. Sans moi elle n’était rien.
Ma stérilité est désormais irréversible. Un médecin me l’a dit. Tout ça pour ça ? Pour me retrouver à veiller ce corps inerte ? Ce corps inutile ? Aussi inutile que mon propre corps ? Il faut croire que oui.
Derrière moi, la fenêtre est toujours ouverte. L’air toujours aussi absent. Autour du bouquet de fleurs des champs que j’ai posé sur la table en face du lit, volette une abeille. Entrée par la fenêtre ouverte. Je ferme la fenêtre. Plus un son. Juste le goutte à goutte de la perfusion. Et le murmure des ailes de l’abeille.
Je me lève. L’infirmière frappe à la porte et entre avec une petite bassine en métal dans laquelle flotte un gant de toilette. Le même que tout à l’heure ? Non, ils les changent. Ils changent les draps, les verres, les serviettes. Les malades aussi. Je lui souris et passe de l’autre côté du lit. Nous nous frôlons.
Elle se dirige vers la fenêtre et la rouvre. L’abeille volette encore. Il est temps de partir.