Le xième « rebondissement » sur la photo de Rimbaud à l’Hôtel de l’Univers a créé ces jours-ci un bruyant autant qu’éphémère remous médiatique. Un « expert », selon le terme de l’AFP, aurait reconnu sur la photo un médecin et explorateur belge, Pierre Dutrieux, passé par Aden en novembre 1879. Dès lors, Rimbaud, qui n’est arrivé à Aden qu’à l’été 1880, ne pourrait figurer sur ce cliché. C’est, à tout le moins, aller un peu vite en besogne…
Comme l’a souligné M. Lefrère, si l’on admettait par hypothèse que le barbu soit Dutrieux, cela ne changerait pas grand-chose : un passage de Dutrieux à Aden au mois d’août 1880 n’a rien d’impossible, a priori. En effet, Dutrieux était en Egypte à l’été 1880, membre de la mission de lutte contre l’esclavagisme du comte Sala.
Celle-ci se prépara jusqu’en août, mais Dutrieux, en désaccord avec ses orientations, la quitta peu après, comme l’annonce la presse géographique dans les nouvelles de l’automne 1880.
Il n’y aurait rien d’extraordinaire à ce que Dutrieux se soit rendu alors à Aden : la traite transitait alors par quelques points d’embarquement sur la Mer Rouge, à destination notamment de l’Arabie. Les autorités anglaises d’Aden étaient au premier plan concernées par la lutte contre ces pratiques, et ce n’était l’affaire que de quelques jours de se rendre à Aden afin de les rencontrer (d’Aden, Rimbaud fit lui-même un aller-retour au Caire pour se remettre des fatigues de son expédition dans le Choa).
C’est peut-être le moment de se souvenir que, dans la première lettre qu’il adresse d’Aden à sa famille, le 17 août 1880, Rimbaud écrit : « Quand j’aurai quelques centaines de francs je partirai pour Zanzibar, où dit-on, il y a à faire ». Rimbaud, qui est à Aden depuis peu, parle déjà d’aller à Zanzibar. Qui a pu lui parler de Zanzibar ? Dutrieux, qui y avait séjourné et en était revenu quelques mois plus tôt, savait qu’une expédition de compatriotes devait prochainement quitter la Belgique à destination, précisément, de Zanzibar… [1]
On peut même imaginer que Dutrieux ait voulu faire d’une pierre deux coups : Lucereau, en août 1880, avant son dernier départ d’Aden, dénonce la traite aux autorités, il prétend être en possession d’informations précises sur les responsables, les lieux d’embarquement, etc. Il représentait donc une source d’information précieuse pour son ami Dutrieux, correspondant de la Société anti-esclavagiste [2]. Cela se tiendrait… A supposer que ce soit vraiment Dutrieux…
On connait à ce jour deux portraits de Dutrieux : une gravure d’après photographie publiée en 1886 et une photographie de bonne qualité offerte à la Société de Géographie en 1883.
La ressemblance entre Dutrieux et le barbu d’Aden paraît nette, elle a surtout frappé ceux qui, militant contre la présence de Rimbaud, désespéraient de n’avoir trouvé aucun élément concret permettant d’essayer de la réfuter. Mais le débat sur cette photo devrait avoir rappelé à tous à quel point ces questions de ressemblances peuvent être subjectives, voire passionnelles… [3]
L’identification du barbu à Dutrieux pose d’ailleurs au moins autant de questions qu’elle est censée en résoudre : l’ossature du visage de Dutrieux paraît plus fine, moins massive ; l’oreille est nettement différente ; la barbe également (plus broussailleuse chez le barbu et ne descendant pas dans le cou) ; la moustache (moins « gauloise », moins tombante) ; les pattes (plus fines)… La calvitie, dont on fait si grand cas, paraît justement plus ample : les globes apparaissent plus évasés chez le barbu d’Aden. Et comment le front de Dutrieux, qui paraît légèrement fuyant, s’est-il redressé et arrondi ? Il y a d’autres invraisemblances : sur son portrait officiel Dutrieux pose avec son pince-nez, pourquoi l’aurait-il retiré ici, et pourquoi ne le voit-on nulle part, par exemple entre ses doigts (alors que l’on distingue très bien la chaîne de montre) ?
Dutrieux, sur ce cliché, a un grand avantage : sa pose rappelle celle du barbu. L’inclinaison de sa tête serait différente que la ressemblance ne sauterait pas forcément aux yeux. Il suffit d’ailleurs, à titre d’exemple, d’inverser latéralement le cliché pour que l’assimilation intuitive des deux images soit moins évidente.
Lors de son séjour à Aden, Dutrieux épuisé et gravement malade. Atteint dès juin 1878 par la malaria, il venait de passer un an et demi en exploration en Afrique, voyage dans lequel périrent trois des sept autres membres de l’expédition. Obligé par son état de santé de rentrer en Europe, il était arrivé « mourant » à Aden… [4].
Le barbu d’Aden, en tenue de ville, a pourtant l’air bien portant, et même en meilleure forme que sur son portrait officiel [5]
Qui peut sérieusement croire que cet homme est dans un grand état de décrépitude physique ? A-t-il l’air « terrassé par une sciatique rebelle » ? Ses yeux sont-ils écarquillés par la fièvre ? D’ailleurs le paludisme a dû faire grossir notre explorateur : il ne peut fermer qu’un bouton de sa veste et ses mains paraissent potelées… [6]
Il semble d’ailleurs que certains, emportés dans leur désir d’expulser Rimbaud de cette photo, en perdent le sens commun. Les considérations vestimentaires sur Aden, indiquant que l’on y supporte un costume de ville en novembre et non en août sont du plus haut comique - et devraient quelque peu alerter les observateurs sur le sérieux de l’argumentation…
Pour parvenir à identifier le barbu à Dutrieux il faut d’abord évacuer le candidat le plus vraisemblable à ce jour, l’explorateur Georges Révoil. On a récemment publié une photo de Révoil censée démontrer que sa calvitie ne peut correspondre à celle du barbu qui figure aux côtés de Rimbaud sur la photo de l’Hôtel de l’Univers : elle apparaît « nettement moins avancée que celle du barbu sur le cliché d’Aden ».
Cette photo daterait de 1880. On omet d’indiquer que Révoil l’a offerte à la Société de Géographie en août 1884, date qui figure au verso. Il est surprenant que Révoil ait offert en 1884 un cliché de 1880 alors qu’il avait déjà donné sa photo en 1881… [7]
On oublie aussi, étrangement, de signaler que ce cliché est retouché, et fort grossièrement : il est même possible de distinguer les traits de crayons qui masquent la calvitie !
En effet, Georges Révoil semble avoir eu du mal à assumer son crâne dégarni : il se coiffait de manière à constituer une houppette savamment gominée au-dessus du front pour tenter de la masquer. D’où le fait que sur certains portraits de la maturité il paraît avoir plus de cheveux que quand il était jeune.
On rencontre donc deux physionomies de Révoil : avec sa « houppette » sur les photos officielles, ou sans sur les photos prises lors de ses voyages d’exploration.
Les portraits officiels de Révoil devenu consul ont été réalisés par Eugène Pirou (à la toute fin des années 1880 ?), qui sont les plus souvent reproduits. Ces clichés, retouchés, ont été un petit peu enjolivés : on lui rajoute quelques cheveux, lui redresse l’oreille… [8]
Une version imprimée de l’un de ces portraits a été publiée sur le forum Rimbaud, extraite du Livre d’or des voyages : Afrique, par Louis Mainard. Ce livre est présenté comme datant de 1880 (la photo serait donc antérieure à cette date…). Or l’ouvrage a été publié en 1888 au plus tôt, d’après la Bibliothèque nationale de France et World Cat [9]. (De qui se moque-t-on ?)
Comme tous les hommes dégarnis le savent d’expérience, il suffit que les cheveux soient coupés ras et coiffés sans artifice pour que la calvitie se révèle, et elle apparaîtra d’autant plus crûment que la lumière sera vive…
Il reste que Révoil semble, sur la plupart de ses photos, avoir des sourcils plus fournis que le barbu. Il semble que cela soit simplement dû aux particularités du cliché de 1880, pris en plein soleil et surexposé. Les sourcils de Rimbaud, qui devaient être clairs, n’apparaissent même pas (on ne voit que l’ombre de l’arcade sourcilière), ceux de Lucereau et Riès deviennent évanescents.
Croire qu’un homme n’a qu’un visage, et qu’une photographie montre automatiquement la vérité de ce visage, c’est faire preuve d’une naïveté qui confine à l’innocence, et ne facilite certes pas le débat. Georges Révoil, comme tout le monde, peut apparaître différent selon les photographies, il n’en demeure pas moins le meilleur candidat, même si l’on se base uniquement sur la ressemblance.
A propos de ressemblance, le « découvreur » de Dutrieux soutenait naguère, avec force, que le barbu de la photo de l’Hôtel de l’Univers était Alfred Bardey, l’employeur de Rimbaud :
A partir de l’examen d’agrandissements de la seule photographie connue d’Alfred Bardey et du détail du visage du premier barbu à gauche […] sur la photographie récemment découverte, on observe que le faisceau de ressemblances que Jean-Jacques Lefrère avait remarqué est en effet sans équivoque : même nez, même structure de barbe, même implantation de cheveux ras sur les deux photos, la photographie connue étant probablement celle d’un Bardey plus jeune dont le début de calvitie s’est accentué. Le lecteur jugera sur pièce avec l’agrandissement des deux photos. (24 mai 2010) [10]
On pourra aligner les barbus de tout poil, il faut reconnaître que l’intuition de M. Lefrère était parfaitement justifiée. Le seul barbu qui ressemble vraiment à celui de la photographie, c’est Bardey . (19 juin 2010)
Le même, quelques mois plus tard, est tout aussi sûr de lui :
Le visage de Pierre Joseph Dutrieux […] présente les mêmes tempes très dégarnies que le barbu de gauche. Cette calvitie très particulière est un élément d’identification capital. Les sourcils et le front bombé sont aussi semblables ainsi que l’implantation de l’oreille et la forme du nez […]. Ma conviction est que le barbu de gauche est Dutrieux . J’en conclus que dans ce cas Rimbaud ne figure pas sur la photo d’Aden. (3 janvier 2011) [11]
Contrairement à Révoil, la comparaison avec Dutrieux n’est basée que sur une seule photographie. Pour parvenir à cette identification « définitive » il a même fallu éliminer le second portrait connu de Dutrieux : il a été publié à l’époque, mais ne ressemble pas assez au barbu d’Aden (« peu convaincant pour figurer sur la photographie d’Aden ») [12].
On en déduit que la légende est erronée et que ce n’est pas Dutrieux. CQFD !
La démonstration s’accompagne aussi de « l’oubli » de toute une série d’éléments, qui deviennent incongrus si la photo date de novembre 1879, mais prennent sens si elle a été réalisée en août 1880 : qui est la femme enceinte ? [13]
Pourquoi l’homme debout à côté de Lucereau lui porte-t-il un tel regard ? Qui pouvait utiliser des plaques au gélatino-bromure à Aden à cette date précoce (et prendre une photographie du Suel entouré de ses relations sur le perron de son hôtel…) ? Riès se trouvait-il à Aden à ce moment ? Etc. Il est aussi préférable d’oublier, si Révoil n’est pas l’auteur du cliché, que c’est lui, selon toute vraisemblance, qui a réalisé celui où apparaît Rimbaud à Scheick-Othman, et d’innombrables éléments contextuels comme la présence de la photographie de la compagne présumée de Rimbaud dans les archives de Révoil.
Ce lifting radical s’accompagne d’un effacement ultime, recherché à toute force : celui de Rimbaud. En effet, dans cette hypothèse, qui est donc ce jeune homme à la mise singulière, aux yeux très clairs, affligé d’un petit défaut sur la lèvre supérieure, au bas du visage mouvementé, qui poserait au sein d’un petit groupe de francophones, sur le perron de l’hôtel de Jules Suel, à Aden, en novembre 1879 ou août 1880 ? [14]
Les candidats possibles ne sont guère nombreux, et ne se sont pas bousculés depuis près d’un an…
« L’inventeur » de Dutrieux s’avère être un digne héritier du « main stream » de l’historiographie rimbaldienne, dans la mesure où il utilise en permanence des documents fallacieux. Mais il est bien de notre temps, puisque sa démarche relève typiquement de la « théorie du soupçon ». Sa démonstration de l’absence de Révoil repose sur un seul cliché, dont il ne dit pas qu’il est retouché. Le reste du château de cartes est aussi fragile : le portrait de Rimbaud jeune soit-disant retouché par Berrichon ; la version Ruchon du même portrait ; la reproduction du portrait par Garnier ; la pseudo-esquisse de Fantin-Latour ; l’autoportrait de 1883, qui est reproduit inversé ; et ainsi de suite… [15]
Tout cela n’aboutit qu’à créer du « bruit », qui brouille l’information, et empêche la recherche. L’enquête autour du « Coin de table à Aden » est pourtant fructueuse, elle a permis de découvrir d’innombrables petits faits inconnus qui affinent la connaissance de la « deuxième vie » de Rimbaud, en particulier du milieu et du contexte dans lequel il évoluait [16]. Mais peut-être est-ce ce qui est réellement reproché à ce cliché - à moins que Rimbaud ne soit pas même le véritable sujet de ces polémiques ?