Voici les faits : ils se déroulent sur le forum du site Rimbaud Mag4.net. Ce forum a pris une importance inattendue depuis l’intervention, le 23 mai 2010, de Jean-Jacques Lefrère qui a authentifié le nouveau portrait de Rimbaud à Aden. On comprendra dans ces conditions qu’il y soit fait référence ici . Le portrait de l’explorateur Henri Lucereau, a été mis en ligne sur ce forum le 18 mai, révélant qu’il est la copie exacte d’un autre personnage qui figure sur la photo du Coin de Table à Aden qui est devenue célèbre [1].
Qui était Lucereau ? Il avait une mission scientifique dans le but de rechercher les sources de la Sobat, affluent du Nil Bleu. Il était arrivé à Aden en février 1880. Une rencontre, sur laquelle nous reviendrons, eut lieu avec Bardey. Lucereau ne parvenait pas à partir à Harar car il rencontrait l’obstacle du pacha de Zeilah, Abou Bekr, qui s’opposait à son passage. On sait que le bateau de Bardey, qui se dirigeait vers Harar en juillet 1880, croisa celui de Lucereau qui revenait vers Aden. Bardey fit savoir à Lucereau, par un courrier envoyé à Aden, que la voie était libre. C’est donc dans les premiers jours d’août selon nos calculs que Lucerau partit d’Aden. Ceci rend déjà problématique la rencontre Rimbaud – Lucereau, car la présence de Rimbaud à Aden est progressivement délicate à attester avant le 16 août.
On sait que Jean-Jacques Lefrère avait fait de la présence d’Alfred Bardey un élément important, la principale personne qu’il pense pouvoir identifier sur la photographie. Il se trouve que la présence de Lucereau attesté sur la photographie change la donne sur ce point . En effet, lorsque Lucereau est à Aden au tout début du mois d’août, Bardey n’y est plus puisqu’il se dirige vers Harar. Bardey est parti fin juillet 1880 et Rimbaud arriverait dans la première quinzaine du mois d’août à Aden. Ce qui fait que, sur la photographie, la présence de Bardey à côté de Lucereau exclurait celle de Rimbaud à cette date. A partir de l’examen d’agrandissements de la seule photographie connue d’Alfred Bardey et du détail du visage du premier barbu à gauche (le "second barbu" dans la citation de Jean-Jacques Lefrère ci-dessous) sur la photographie récemment découverte, on observe que le faisceau de ressemblances que Jean-Jacques Lefrère avait remarqué est en effet sans équivoque : même nez, même structure de barbe, même implantation de cheveux ras sur les deux photos, la photographie connue étant probablement celle d’un Bardey plus jeune dont le début de calvitie s’est accentué. Le lecteur jugera sur pièce avec l’agrandissement des deux photos visibles sur le forum à la date du 21 mai.
Mais il y a plus. Les souvenirs de Bardey, prochainement réédités, indiquent que celui-ci a été en contact avec Lucereau, précisément à Aden à l’Hôtel de l’Univers à la fin du mois de mai 1880. Le passage mérite d’être cité :
« M. Dubar et moi, installés dans l’hôtel, faisons la connaissance de quelques-uns de ses passagers. L’un d’eux est un Français, M. Henri Lucereau, grand et vigoureux jeune homme qui a obtenu de notre gouvernement une mission dans le but de rechercher les sources de la Sobat, affluent du Nil Bleu. […] Au repas du soir nous faisons part de nos projets d’établissements, déjà connus de M. Suel, à nos compatriotes, MM. Lucereau et Pinchard. Henri Lucereau dit son intention de partir une troisième fois pour la côte afin de pénétrer, si possible, à l’intérieur de l’Afrique et remplir sa mission. […] Après le dîner, chacun s’installe sur le devant de l’hôtel qui sert de terrasse, dans de grands fauteuils dont les côtés prolongés de deux bandes de bois, permettent d’avoir les pieds plus hauts que la tête ce qui est, parait-il, tout ce qu’il y a de plus favorable à la santé, dans ce pays où le moindre mouvement vous met en sueur » [2].
Dans son article du 8 mai paru dans le journal Le Monde, Jean-Jacques Lefrère écrit : « Dans le même temps, le Musée Arthur-Rimbaud, préparant l’exposition sur le séjour de Rimbaud à Aden qui va se tenir de juin à septembre à Charleville-Mézières, entrait en contact avec les descendants de Bardey, dont les archives photographiques pourraient identifier le second barbu de la photographie comme étant Alfred Bardey… Nous donnons ces informations, que corroboreront prochainement les confrontations de divers documents iconographiques, parce qu’elles resserrent encore davantage le contexte de la photographie retrouvée. »
A présent, dans un message envoyé au forum Rimbaud, qu’il a écrit après l’identification de Lucerau faite sur celui-ci, Jean-Jacques Lefrère écrit : « Pour l’instant, la comparaison attentive de l’unique portrait connu d’Alfred Bardey, qui n’avait que 26 ans en 1880, avec le respectable barbu assis à gauche ne permet pas, raisonnablement, de conclure qu’il s’agit du même homme que celui de la photographie déposée à la Société de géographie le 27 novembre 1883 ».