Dans un petit article récemment mis en ligne nous avons montré que les fragments du Rapport sur l’Ogadine retrouvés par M. André Guyaux et publiés dans la dernière édition des œuvres de Rimbaud en Pléiade avaient en fait déjà été publiés en… 1897 et 1898, par le patron de Rimbaud lui-même [2]. Cela n’enlève rien, d’ailleurs, à l’intérêt du travail de M. Guyaux, qui a pris soin de transcrire le manuscrit original, devenu récemment accessible grâce à son dépôt au Musée Arthur Rimbaud par les descendants d’Alfred Bardey. Il est juste surprenant que M. Guyaux ait ignoré que ce texte avait déjà été reproduit, dans une publication à laquelle il se réfère...
M. Guyaux a riposté à cet article dans la Revue des ressources . C’est faire beaucoup d’honneur à notre travail d’amateur, qu’un professeur en Sorbonne et grand spécialiste de Rimbaud prenne la peine d’y répondre - sans le réfuter d’ailleurs [3]. Cette réponse purement polémique n’appelle pas de commentaire particulier.
En revanche, M. Guyaux, pourtant soucieux de la connaissance du corpus rimbaldien, n’a pas réagi à la dernière phrase de notre article, dans laquelle nous signalions que des publications de textes de Rimbaud, de son vivant, demeuraient inconnues à ce jour, et que nous en tenions les références à la disposition des éditeurs de ses oeuvres.
Un exemple : en 1885, Le Temps publia des correspondances datées de Harar, dont voici un extrait :
Le consul anglais, major Piten, est rentré hier d’une sortie armée sur le Nono-Galla. A la tête de la troupe indigène, il était arrivé à destination en deux jours ; mais il est retourné en grande hâte, abandonnant aux Gallas les chevaux et mulets de sa troupe, ainsi que son propre fusil et sa tente. Il paraît que l’on n’a tué personne, mais, dans la bousculade, les chevaux ont eu peur des coups de fusil, et cavalerie et infanterie de chaque parti se sont mis à fuir dans toutes les directions. (Le Temps, 9 juin 1885, p. 1)
Les amateurs de Rimbaud auront reconnu ces lignes. Leur origine ne fait pas de doute, puisque la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet en possède un manuscrit, recopié par Isabelle Rimbaud : ces textes sont de l’ancien poète [4] . C’est une surprise de taille : des articles rédigés par Rimbaud ont donc été publiés par Le Temps (prédécesseur et équivalent du Monde, en plus conservateur), et ce durant la « deuxième vie » de Rimbaud, après l’abandon de la littérature et l’exil.
Ces lettres sont, comme le Rapport sur l’Ogadine, une adaptation par Rimbaud de notes transmises par son adjoint Sotiro. Elles sont éminemment plus « rimbaldiennes » que le sec et presque administratif Rapport sur l’Ogadine. On y retrouve l’ironie mordante de celui qui se moquait des mésaventures des autres et se plaisait à tourner les pompeux en ridicule, en particulier dans ce passage qui fait du responsable anglais d’Harar, le lieutenant Peyton (ici rebaptisé « Piten »), une sorte de Quichotte. C’est le même humour pincé et vachard que celui du Rimbaud potache de 1870, dans Le Libéral du Nord, ou du Rimbaud de la maturité, dans les lettres à Alfred Ilg commentant les ronds de jambes italo-abyssins. D’autres textes de la même veine figurent dans Le Temps et ailleurs. Nous avons tâché de les inventorier (toutes les lettres de Harar ou d’Aden ne sont pas attribuables à Rimbaud…), et nous les publierons.
La version des lettres de Harar publiée par Le Temps diffère un peu de celle du manuscrit, comme elle diffère de celle donnée par Bardey dans ses souvenirs, où il ne reproduit pas l’extrait que nous venons de citer [5]. La comparaison de ces différentes versions comme de celles, moins connues, données en 1885 par la Gazette géographique et en 1897 par le Bulletin de géographie historique et descriptive et le Bulletin de la section de géographie, pourrait être intéressante. Cela pose aussi toute une série de questions, en particulier le fait de savoir qui a envoyé ces textes - et d’autres - à des journaux français, le rôle éventuel de Paul Bourde dans ces publications, etc. [6].
En effet, par-delà l’aspect strictement documentaire et historique, la diffusion dans la presse de l’époque de notes de Rimbaud rencontre une problématique qui a fait couler beaucoup d’encre : Rimbaud avait-il complètement renoncé à l’écriture et au monde européen, ou aurait-il eu un nouveau projet – en continuation ou en rupture avec ses ambitions littéraires - ? Nous n’avons pas d’opinion sur ce point, qui dépasse d’ailleurs largement nos compétences, mais nous remarquerons en passant que le nom de Rimbaud apparut au moins deux fois dans Le Temps à cette époque, dans des pages qui n’avaient pas encore été relevées.
La première occurrence est aussi surprenante que logique : c’est Paul Bourde lui-même, ce journaliste du Temps proche de Mirbeau, qui, dès 1884, rend un hommage discret à son ancien condisciple, après avoir appris de Bardey ce qu’était devenu Rimbaud :
Les seuls négociants européens qui, en dehors des cantiniers grecs, à la suite de l’armée, aient pénétré à Harrar, sont des Français, les frères Bardey et leur agent Raimbaud [sic]. [7]
Plus tard, en 1892, Le Temps publiera une série de correspondances d’Abyssinie, qui paraissent avoir été rédigées par Casimir Mondon-Vidailhet, conseiller de Ménélik proche de Léon Chefneux, auteur de nombreuses études sur l’Ethiopie, et qui montrent que Rimbaud n’était pas tout à fait oublié dans la région. Il est même présenté ici comme l’un des très rares Français ayant écrit sur le « pays galla » :
En dehors des missionnaires depuis longtemps établis dans le pays galla, quelques Français à peine ont visité le pays. M. Raimbaud [sic], à peu près seul des nôtres, en a écrit.
Or, jusqu’à plus ample informé, Rimbaud a écrit sur l’Ogaden, pas sur la région voisine des Gallas, qu’il connaissait bien, et il ne mena pas à bout son projet de livre sur ce sujet (lettre du 18 janvier 1882 : « Je suis pour composer un ouvrage, sur le Harar et les Gallas que j’ai explorés »), contrairement à Jules Borelli.
A la différence de la fin du Rapport sur l’Ogadine, il n’était pas très facile jusqu’à présent de retrouver ces textes ; cela devient beaucoup plus aisé avec la numérisation des périodiques, en particulier sur Gallica. Nous en tirerons une seule conclusion, qui devrait aller de soi : tout n’est pas connu sur Rimbaud, le corpus n’est pas totalement pétrifié, et il reste de la place pour des découvertes (avec ou sans guillemets), de textes [8], de faits, voire même de photographies… !