L’Abyssinie est d’actualité. Les ambassadeurs abyssins visitent la France après avoir promené dans Paris leurs manteaux brodés d’or et leurs pagnes de cotonnade. En même temps qu’eux, arrivait le comte Leontieff, ramené par une malencontreuse blessure reçue là bas. Et ces derniers jours, le prince d’Orléans nous donna ses impressions publiques sur l’Abyssinie :
« Tant de voyageurs français viennent de redescendre tous plus ou moins désillusionnés sur le compte de l’Abyssinie et des Abyssins. Aujourd’hui, en effet, les routes sont ouvertes, largement parcourues. »
Or, n’est ce pas curieux de songer qu’il y eut là un précurseur tout à fait imprévu et extraordinaire, un voyageur d’âme aventureuse qui n’était ni un explorateur ni un envoyé, ni un missionnaire, mais tout simplement un poète devenu marchand, c’est-à dire cet étonnant Arthur Rimbaud, l’ami de Verlaine, si en vogue dans les chapelles littéraires de ces dernières années ? Oui ! Arthur Rimbaud, qui trouva le vers libre et la couleur des voyelles, fut ensuite un des premiers pionniers du Harrar comme le constate un compte rendu de la Société de Géographie. Et, il s’y fit apprécier de telle façon par les indigènes, que le même ras Makonnen, dont le prince d’Orléans vient de nous raconter l’accueil, l’avait goûté aussi et dit en apprenant sa mort prématurée : « Dieu rappelle à lui ceux que la terre n’est pas digne de porter. »
C’est une histoire fabuleuse, dramatique, et colorée comme un chapitre de l’Ancien Testament, invraisemblable comme les cauchemars de fiévreux, que cette existence de Rimbaud en Abyssinie, et toute sa vie d’ailleurs. Verlaine a eu bien raison de l’appeler « le poète maudit » . C’est « l’homme maudit » qu’il aurait fallu dire. Il fut poussé par un infatigable démon ! Nul repos. On dirait le Juif errant de Jérusalem réincarné. Il faut qu’il aille toujours, qu’il revienne, qu’il parte en d’autres lieux. sur d’autre eaux. Son ombre court plus vite que lui, au soleil, sur l’herbe et sur le sable, et il faut qu’il aille où va son ombre — plus loin ! Sa destinée est d’être ailleurs. Et la preuve qu’il s’agit d’une irrémédiable destinée, c’est qu’il en eut le pressentiment.
Prodigieusement précoce, il écrivait dès 1873, c’est à dire à l’âge de dix-neuf ans, dans ses admirables Illuminations, ces lignes prophétiques : « Ma journée est finie. Je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons. Les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l’herbe, chasser, fumer, surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant ! »
Il partit, en effet, pour aboutir en Abyssinie, à Harrar, mais après quelles navrantes et hallucinantes étapes, vivant de hasards, sans argent, poussé par le vent furibond de l’Aventure, bonimenteur de cirques nomades, débardeur dans les ports, racoleur de troupes coloniales, soldat lui-même en Malaisie, puis déserteur, marchand, ouvrier : oui, tout cela, lui, le poète dont les premiers chants furent comme une aube de colombes miraculeuses, émerveillèrent Banville qui lui paya un logis, troublèrent le vieil Hugo lui même au point qu’il impose ses mains vénérables sur le jeune front lui disant : « Shakespeare enfant. » Ah ! ils sont loin, les poèmes ; il les a laissés derrière lui, il les méprise, il les a oubliés comme de vieux papiers effeuillés sur la mer et qu’un providentiel hasard recueillit. Donc il part. Il court. Il marche. Il navigue. Au Hanovre, en Orient, dans les îles, partout vagabond de tous les chemins. II veut savoir tout le visage de la terre, toutes les vieilles rides de ses routes.
C’est ainsi qu’il arrive un jour en Abyssinie, dernière étape, en novembre 1880 ; et, vu cette date, on peut vraiment l’y considérer comme un des précurseurs et des premiers explorateurs français. Car ici — chose curieuse ! — sa frénésie se cargua, comme si le vent furibond de l’Aventure s’interrompait. Il avait eu un but au départ : « J’aurai de l’or », écrivait il dans les Illuminations — but si mal atteint jusqu’ici. Désormais, Rimbaud se montra un trafiquant très avisé, acheteur de café, de parfums, même d’or et d’ivoire. Débarqué à Harrar, il poursuivit, au surplus, des buts de civilisation.
Il voulut explorer, appliquer les sciences, instaurer là un état de progrès et de civilisation.
II y a un détail bien intéressant sur ses projets à cette époque, quant à cette contrée neuve où il rêve de grandes choses. C’est une lettre adressée à sa famille, contenant une liste d’ouvrages dont il demandait l’expédition : un Traité de métallurgie, les Puits artésiens, toute une série de livres et d’objets pratiques, depuis le télescope et des instruments pour l’établissement de cartes, jusqu’au Manuel du maçon, du charpentier…
Explorateur, il l’est ici, avec hardiesse et initiative ; il visite des contrées qu’aucun blanc n’avait parcourues avant, comme le plateau de Bubassa. Il veut entreprendre la chasse à l’éléphant aux grands lacs. Il accomplit surtout cette exploration du Wabi, dans les pays d’Ogaden, où sont des tribus somalies. Le rapport sur ce voyage existe dans les comptes rendus de la Société de Géographie, année 1884. C’est d’un intérêt extraordinaire. Ce rapport fut communiqué par M. Bardey, directeur d’un comptoir à Aden, dont Rimbaud était l’agent à Harrar. Le poète a vraiment pris le ton de l’explorateur. Style sobre, émondé, administratif. Mais quel récit émouvant par les aventures, les rencontres, les dangers, l’imprévu incessant qui donne la sensation de quelqu’un d’invulnérable et qui aurait voyagé dans une autre planète.
Rimbaud méditait des coups plus hardis, une entreprise lucrative, enfin ! car ni la richesse ni le bonheur ne lui venaient. Il écrivait de là en 1885 : « Les années se passent, je mène une existence stupide ; je n’amasse pas de rentes, je n’arriverai jamais à ce que je voudrais dans ces pays ! » Et tout, là bas, lui apparut illusoire, vicié, mauvais, décevant : « A Obock, dit-il, la petite administration française s’occupe à banqueter et à licher les fonds du gouvernement qui ne fera jamais rendre un sou a cette affreuse colonie, colonisée jusqu’ici par une douzaine de flibustiers seulement. »
Lui tenait un nouveau plan. Il lui arrive quelques milliers de fusils d’Europe et il forma une caravane pour porter cette marchandise à Ménélik, roi du Choa. Celui ci refuse les fusils, ayant pris d’autres arrangements, et il y eut maints autres déboires pour le pauvre Rimbaud qui venait d’accomplir six mois de marche dans des régions terribles, encombrées de broussailles inextricables, peuplées de bêtes féroces, et tout cela sans vivres, sans vêtements, sans eau. Et, dans ces climats fous, le poète défroqué allait nu, portent dans une ceinture 40.000 francs d’or, soit un poids de vingt kilos qui lui donna la dysenterie. C’était toute sa fortune ce qu’avaient rapporté à l’auteur des Illuminations force pérégrinations en maints lieux de la terre, jusqu’en Abyssinie.
Maudit pays d’Abyssinie qui l’avait si mal payé de tant de peines ! Rimbaud jugeant qu’on ne pourrait jamais aboutir à rien de bon là bas, « perdu au milieu des nègres dont on voudrait améliorer le sort et qui, eux, cherchent à vous exploiter, vous font subir mille ennuis provenant de leur paresse, de leur trahison, de leur stupidité » . Et puis il y a le climat. Rimbaud y contracta une maladie affreuse. Lui même en attribua la cause aux brusques mouvements de température. Cela lui donna une carie de tous les os, une lente et successive mort de toutes les articulations. Fin épouvantable ! Il recommence une course effrénée à Aden, à Marseille, à Charleville où vivait sa mère, puis de nouveau à Marseille. On aurait dit que le vent furibond de l’Aventure avait recommencé à souffler. Il courait maintenant après son tombeau —qui fuyait, pour le faire souffrir davantage. On l’avait amputé d’une jambe. Il sautille sur des béquilles, ne peut pas les manœuvrer, tombe, se relève, se fait porter dans des wagons lits, gagne la maison paternelle, retourne aux hôpitaux. Course à la mort ! Il faut faire, dans l’histoire de sa vie publiée par M. Paterne Berrichon, cette incroyable lutte d’une âme de trente sept ans qui veut vivre. Il avait dit dans ses illuminations prophétiques : « Je reviendrai avec des membres de fer » et le voilà avec des membres de bois, une béquille vacillante, des bras détendus, tous les membres inertes et qu’il regarde mourir, un à un, autour de lui.
Et on dit partout aux jeunes gens d’aujourd’hui : « Allez, soyez colon, soyez explorateur ; allez vers l’action ; soyez marchand ; cultivez l’énergie ! Et surtout n’apprenez plus le latin ! »
Rimbaud aussi s’écriait déjà dès le collège :
« Pourquoi apprendre du grec et du latin ? Je ne le sais. Enfin on n’a pas besoin de cela ! » . Lui aussi fut colon, marchand, alla en Abyssinie où maintenant d’autres s’acheminent dont il fut le précurseur.
Pourtant on se demande si demeurer tout simplement un poète n’aurait pas été meilleur pour lui, et même plus utile pour la France, à qui il aurait donné un génie de plus… Son œuvre incomplète, qu’il cessa à dix neuf ans, demeure et survivra par le Bateau ivre, quelques morceaux éblouissants, assez pour démontrer son don unique, assez pour offrir en exemple la justice du châtiment. Misérable vie, épouvantable mort ! Mais n’avait il pas, pour une somme dérisoire, troqué son âme de poète contre la bourse du marchand ? Prix du renoncement à son droit d’aînesse de l’humanité. C’est bien pour un plat de lentilles qu’il le vendit. Pauvre Rimbaud ! n’avait il pas commis le crime d’Esaü ?