| • FOULE • |
Je suis le premier de ces misérables. De ceux que le sort désigne, car il faut bien que le hasard se heurte à l’homme avant qu’il s’acharne sur lui. Depuis ce moment où je m’isolai, le hasard ne tarda pas à venir me trouver et vite il me lia.
Je suis assis sur un banc et je regarde. J’observe avec une attention toute particulière la foule qui m’entoure et dont, pour l’instant, je ne me sens plus faire partie. Mon emplacement me permet d’être en dehors d’elle, d’en être suffisamment distant pour pouvoir la voir et la mépriser.
Mais avant cela.
J’ai toujours été quelqu’un de taciturne et ces mots qu’on me jetait "peu loquace", qui me restent incompris. Pour m’être mis jeune de côté, les autres devinrent source de frayeurs. Non "l’autre" pour ce qu’il est mais la seule idée de l’autre. Les formes innombrables qu’ils prennent pour apparaître devant vous, vous les rendent incompréhensibles à la raison et sont devenus pour moi une torture aux sentiments. D’autres ont pu sans difficulté, se décider à se libérer de moi, je ne suis pas de ceux qui apparaissent indispensables, à l’inverse.
Je suis assis sur un banc. Des lattes de bois sombre constituent son ossature sur laquelle mes cuisses et mon dos reposent. Je me suis placé en un lieu où circule une foule incessante, non dans le cœur géographique de la ville mais en son cœur démographique, au croisement de larges rues qui disent la proximité des quartiers de magasins et de bureaux. Tout l’esprit de la ville, toute la déraison de son activité inquiétante est prodigieusement concentrée en ce lieu. Tout y nomme le point de vie palpitant de l’entité urbaine. Elle se livre toute entière, composée de ses masses mouvantes que sont ses foules. La foule happe avec son mouvement propre les individus, houle sans écume, pour les placer hors même du lieu. La foule possède ses lois, sa dynamique et sa logique, variable selon des pulsations secrètes que recèle l’ivresse et la frénésie des corps en mouvement, désir du frôlement, de se tenir à l’écart, de l’illusion de se déplacer seul, et d’appartenir à cette entité autre et innombrable. Toujours étrangement, les distances dans la foule se perpétuent. Elles semblent répondre au lent dispersement des corps dans l’oubli du temps qui s’élève. Hors de tout espace on devine confusément que la foule est une mise en forme d’un mouvement aux inquiétantes pulsations. Elle est cet être protéiforme fascinant, mouvant et glissant sur toutes les surfaces planes tel un fluide aux prévisibles ondulations. Cette masse absente à elle-même ne répondant à aucun nom, ne succombe qu’à la peur multiple d’une perte personnelle. Cette masse multiforme, qu’une tension première agite, dont les marches s’organisent à l’identique, laisse dissoudre ses raisons individuelles, une et toutes innombrables, derrière l’objet unique du mouvement. Ce dernier sans se nommer est le maître d’œuvre d’une danse bien réelle, et derrière son apparence désordonnée, elle se construit au devant des heures selon les mêmes danses et aux danseurs tous différents. La foule se fait la forme la plus monstrueuse prise par l’autre. Innommable et anodine, elle reste sans voix et sans lien, sauf cette tension musculaire et rythmée du pas. Armée défilant ne disant pas - cadencé -, elle non plus, son nom. La foule reste ce terrible résumé, logique et insensé, que prend le monde des hommes pour exprimer sa nature incalculable, meute grégaire, en guerre contre mes instincts. La foule, trop humaine, est ma perte de l’homme.
La foule ondulatoire, astre à l’incertaine mathématique, au lourd mouvement engloutissant les êtres, les ingurgite pour les recracher, repus par leur docilité. La foule se fait aussi nombre à l’ordre mathématique, que l’équation résume, résout, façonne. Les temps passés ont-ils connu ces foules ? Amplitude vibratoire de corps humains dans l’emprise d’une force hors d’eux-mêmes. Les hommes rampent sur une terre qui les tient sous le coup de quelques lois nouvelles des nombres. La plus évidente et intangible des lois qui relie tous ces êtres est celle où chacun est "un" et tous sont l’"autre". Chacun se conforte de la présence de l’autre ; et chacun se confronte dans l’autre. L’unicité de l’un se subdivise dans la multitude de tous ces autres, foule des autres multiple d’un, et l’un s’oppose aux autres par le simple fait d’être. Elle est cet autre qui ne va nulle part, celui qui ne fait que se déplacer. Expression la plus humaine qu’il soit par le fait du mouvement et la plus dépourvue de conscience.
J’aime à penser que ces mouvements aux larges amplitudes se trouvent contenir, quelque part logé en un coin cadenassée et toujours prête à surgir, la peur la plus folle : la panique. La foule qui défile n’est pour l’instant qu’un serpent de mer à la houle longiligne, avant que la tempête humaine ne l’emporte et ne l’écrase contre les digues de murs opaques. L’architecture de béton présente sa plus conséquente qualité : pur matériau solide contre lequel les corps et les ondes des passants, foule désunie, viennent se plaquer et se briser. Toute l’improbable échappatoire d’un couvrement protecteur disparaît dans la sombre logique de l’espace rectangulaire. Les murs savent se dresser, imparfaits et froids mais inébranlables. Les rondeurs se taisent et les aigus des cris des corps hissent l’homme sur le béton brut, l’étalent dans ses rougeurs sanguines. Et l’homme que je voulus être, faible que je suis, vivace, vivant animal mauvais, peu confiant de soi et de l’autre, avec cette haine qu’anime silencieusement la foule, l’incompréhension des mondes à jamais discontinus, mène l’un et l’autre au bord des précipices. Je lutte avec le monde urbain rêvant à l’in, à la discipline, à ces temps de la horde, villes des ordres, aux routes qui l’alignent, balafres humaines sur la terre, qui lui offrent sa beauté des raisons.
|| • MOUVEMENT • ||
Tuer.
C’est là la seule raison valable à ma présence en ce lieu. Je suis venu uniquement pour tuer, pour tuer le plus de monde possible. Tuer tous ces autres, ces êtres différents de moi, qui ne sont pas moi. Tuer même cet impossible moi-même qui demeure autre. Cela m’est d’autant plus facile que je n’appartiens pas à leur "nous".
On a su, non sans habileté, et non sans mon consentement, me convaincre de prendre un colis, qu’en main propre, ce matin on m’a remis. Un lieu m’a été indiqué et suis parti seul. J’ai rejoins la grande ville, celle qui m’est peu connue mais qui ne m’est pas indifférente. J’en ai souvent rêvé et je l’ai souvent haï. A cause de ces parements étranges, ou dérisoires, qu’elle revêt pour apparaître, car pour moi au fondement de la grande ville se trouve être la tromperie. Elle ment par ses artifices trop grossiers, ses lumières trop vives, et trompent autant l’ennui que la conscience des vivants qui l’habitent. J’ai toujours eu en haine les autres et leur esprit grégaire. Cette idée me suffit à expliquer l’acceptation du colis. Je le tiens posé à terre fermement tenue entre mes pieds dans une épaisse sacoche d’une couleur marron en matière plastique imitant le cuir vieilli, dont les grosses coutures trompent guère sur sa vraie matière. A l’intérieur se trouve de lourds kilos d’explosifs.
Je me sentirai bientôt soulagé. Des soubresauts agitaient encore mes membres ce matin, mais toute tension a maintenant disparu. Je suis tout à fait calme et sûr de mon acte. Je ne m’apprête pas à commettre quelque chose, ou simplement à réaliser une action, mais bien à révéler par mon geste une logique. Je dénonce et découvre. Je prends par surprise et donne à comprendre. Aucune panique ne couvrira mon geste quand j’appuierai sur le bouton qui décidera du sort des autres en même temps que du mien. J’agirai avec une froide détermination, non comme un tueur mais comme un acteur de l’histoire. Et entre mes mains se dessine lentement, selon mon désir, un futur d’auréole et de fureur. Certains y verront du courage, d’autres que des larmes et du sang. Une gloire s’étendra sur mon acte même. Mais cela m’importe peu. Car il ne s’agit que de la vengeance tardive d’un esprit torturé.
Je suis aujourd’hui, moi et moi seul, le maître des destinées, de la mienne que j’emporte sur une nouvelle route de l’histoire, voie divine que je trace de mon souffle infernal et culbutant au passage des vies déjà inertes de leur non-vie dans la foule. J’ouvre un nouveau chapitre de l’histoire de cette ville, anéantissant l’histoire de ces vies dont je n’ai jamais rien su, et pourtant que j’arrête aussi sûrement que si j’en avais été le créateur. D’un seul coup, de ma seule volonté je clos l’acte et la scène, sans laisser de suite pour ceux qui me suivront. J’abaisse le rideau avec pour seul désir, celui de marquer le sol de sang. Car le rouge, macabre et bouillonnant, est la plus juste et la plus humaine des couleurs ; car le contraste des matières, du liquide au lent mouvement sur la pierre déjà tombale des mourants, m’inspire, alors qu’autour se courbent les corps et s’accélèrent les prières. Et puis il y a ces autres choses aussi qui importent, les idées, les idéologies, les idéographies où s’impriment en lettres cadenassées dans la peur, ces moments de folie soufflés violemment à l’oreille de ceux qui gouvernent : la terreur à installer par l’acte total et irrémédiable. Et ce mot qui contient "diable" en dit long sur sa morale, ou son absence. « Terrorisme » hurlent certains ; « monde toujours violent » répondront d’autres.
Le monde fondu dans l’anonymat pousse les individus à haïr la foule sans qu’ils ne puissent se passer d’elle. Elle est ce miroir trouble de leur marche pénible pour survivre au quotidien. Ils viennent tous aujourd’hui atrocement à ma rencontre, sur cette route que je marque chaque jour au fer des tenailles et dont je ferai jaillir par mes mains la charge de ma puissance nouvelle. Mais pourquoi ceux-là plutôt que d’autres auront-ils été sur mon chemin. Je ne saurai évoquer ces routes et espérances individuelles auxquelles je fournis une impasse brute, sèche et sans appel, en liant ces destins à un hasard qui porte l’empreinte de mon acte, et non plus de mon seul nom. Ce dernier, comme mon être, a disparu dans mon agissement. Je serais divin les yeux ouverts : je ne saurai commettre le bien comme le mal, aveuglément. Je serai le dernier des justes.
De mon temps la guerre n’aura pas eu lieu. La guerre, la vraie, la grande, telle qu’on l’imagine. Celle qui accumule les morts par millions. Celle qui tonne et emporte dans son ivresse de métal soufflé, les visages et les corps. Summonition de l’écharpement, ou tout se décompose, les formes se vident de leur substance pour être remplacé par le suintement des mouches. La guerre souvent s’installe dans l’indifférence. Elle est appelée par une population n’osant prononcer son nom mais qui ressent son obscure et puissante attraction.
|||• EXPLOSION • |||
Le vent porteur du souffle sur la voie de l’explosion. Cette furieuse accélération du mouvement marque le passage de l’écoulement d’un long temps de paix au court temps de mort. Ici règne l’irruption de la guerre. Le souffle de l’explosion prend la forme d’une masse mobile et malléable au mouvement condensé. C’est une puissance domestiquée que je retiens ici captif, par cette condensation du souffle des milliers de poitrine en une machine, invention humaine qui n’est pas sans prix. Par la chaleur muette du souffle de feu, les volumes et les matières fondent.
Ce mouvement en expansion d’où naissent peur et puissance.
La valeur réelle du temps de l’explosion se lit dans l’amplitude d’un vaste mouvement strictement réduit à un temps limité. Elle est secondairement accompagnée d’un son, voire d’une vive et subite lumière. Mais avant tout il s’agit de la condensation dans l’espace d’une formidable tension-extension du mouvement durant ce temps court au millième. Mais si l’on donnait du temps à l’explosion, elle se dilaterait progressivement, sans heurt, doucement même, épousant les courbes des corps, enveloppant avec lenteur les formes successivement atteintes. L’espace de fond en comble accueillerait le souffle dilaté parti d’une source voici un temps large de multiples secondes. Ce raccourcissement extrême du temps lui confère au contraire toute sa dynamique. Elle est cette folle vitesse, cette force directe, aussi abrupte qu’incontrôlable, éprise d’épuisement de l’espace qui l’entoure. Vivre tous ces espaces en les joignant dans une quasi-instantanéité, semble-t-elle dire, voilà sa joie et son but. Voici la force et la mesure de l’explosion. Elle s’y tient, s’y soumet même, pour dilater les courbes de l’espace, pour les disjoindre. Elle est une forme condensée du temps, gisant toute rétractée au fond de sa boite nommée bombe. La bombe est pour l’homme d’une autre dimension à partir du moment géniteur où elle enfante l’explosion. Mais elle est d’une autre dimension parce qu’elle l’y envoie. Pourtant sa nature la plus symbolique reste tout humaine : son souffle. Dans sa totalité elle affecte tous les sens humains. La poudre et son odeur, le semtex qui n’en a pas, la sourde tonation, la lumière aveuglante et encore ce souffle qui plaque follement son corps au notre. Quand tous s’immobilisent dans des poses, j’immortalise dans le mouvement. Je me fais maître de l’avancement du temps. En modifiant si brutalement l’organisation de l’espace j’en arrête le temps pour ces êtres en mouvement.
L’explosion, produite en un lieu, en un moment donné, est une forme événementielle de la transformation de l’espace. Cette extension chronique depuis un point précis qui se dilate, débouche sur une fuite physique du temps. Le souffle aussi puissant soit-il s’apparente à une équation. Que distingue mathématiquement la foule vivante de l’effet de souffle qui va l’emporter ? Au-delà de l’accélération des particules, elle recompose la dimension espace-temps autour d’elle. Elle est ce tourbillon qui envahit de sa folie la foule. Et c’est par elle que je sentirais la foule m’envahir. Je m’en vais voir mourir la ville, de ses urbaines vomissures que je m’emploierais à lui faire ravaler. On en vient à espérer que le souffle fonde un nouvel espace, un monde nouveau d’où aura disparu tout l’optimisme béat de l’humaine insouciance.
||||• CORPS SOUFFLÉS • ||||
Tout s’étendra noir à mes pieds : mon corps désarticulé, lambeaux grotesques d’organes encore bouillants de leur digestion, viscères émasculés, membres à l’air, giflé par l’haleine puissante de l’humaine technologie et par ce vent rude qu’apporte l’hiver. De l’enchevêtrement des corps, je ferai naître l’enchevêtrement des chairs. Coït immonde chairement joui. Corps à corps brutal et trop humain où ne se distinguera plus que la chair bouillie, brûlante, auréolée de fumées que le souffle et le feu auront rendues fumante. Parade amoureuse de l’enfer sur terre, revenu quelques instants, pour y prélever les cadavres insupportables. La foule est faux accouplement du monde, perpétuellement tendu vers le désir, et interrompu. Seul l’atroce peut soulager l’humanité de sa tromperie.
Du néant de la vie qu’ils occupent sans pouvoir le nommer, ils participent à la méconnaissance du monde auquel ils livrent leur corps sans autre raison que "faire pareil". Mais d’eux ne s’échappe aucune forme, aucun langage. A quel monde participent-t-ils ? Le leur mais rien de notre. Les corps tourmentés par ce vent violent qui se lève en moi et que je laisse pour l’instant simplement gronder. La foule rendue aux aléas les plus terribles et confus de l’Histoire. Foule en mouvement donnant naissance à une foule de corps. Nus, déchirés, à peine reconnaissable tant fut brève et violente l’explosion qui passa. Les vitres et les vitrines achèvent de s’effondrer que déjà le silence qui précède les hurlements s’estompent et laisse place à une nouvelle folie humaine. Nouveau mouvement surgissant du chaos primordial. Premier retour à la vie. Car elle est, il paraît, plus forte que la mort. Pour ceux qui restent en vie je suppose. Mouvement au sens nouveau qui se développe : les humains deviennent attentifs aux autres hommes, l’entre-aide, le courage, la compassion naissent naturellement du cœur de certains d’eux. La mort livre toujours l’homme à ses meilleurs penchants. Rien ne le rend plus humain que la mort et sa proximité. De la pitié qu’ils éprouvent pour moi, je n’en aurai pour eux. L’injustice morale qui recouvre le monde saura me convenir.
Je veux achever l’éclatement de toutes les distances, entre les hommes, entre les choses et durant ce millième de seconde le monde va changer de forme, les courbes s’accélèrent, les dimensions connues disparaissent, le souffle et le son se répandent dans des directions nouvelles où siège le mélange le plus élémentaire, l’ultime retour à l’aube primaire. L’humain s’ouvre au trop humain, déjà devenu inhumain. Le sens et le rationnel quitte la terre en cette fraction d’un temps infime ; avant de réapparaître sous la forme d’une conscience, soucieuse d’une existence tragique, de la mort qui rôde, de la dérision des rêveries, de l’illusion de l’irréel.
Il me faut la foule la plus compacte, la plus inhumaine, la plus animale, la plus sauvage, pour la dompter, pour qu’individuellement ils paient par leur corps pour ne pas élever au même moment leurs pensées comme moi. Ils apprendront à me connaître par la souffrance et le déchirement de leurs entrailles. Et ceux qui resteront vivants, jusqu’à leur mort pleureront ces autres à qui j’aurai retiré la voix. Je saurai instaurer le plus cruel des destins, celui qui frappe résolument les plus innocents. Et c’est proprement l’inconnu qui les touche. "L’un" d’entre eux dans la foule, anonyme d’entre les anonymes, qui par son seul désir les déplace de monde, les plonge dans l’autre inconnu.
Un nouveau néant va naître du souffle de la machine humaine au cœur à l’unique battement.
A ce moment sans doute je serai mort.
A moins que pour quelques raisons je reste parmi les vivants de ce monde. Mais pour combien de temps encore, quelques minutes tout au plus. Je me vois. Je gis à terre, les membres broyés, la moitié de mon visage a été arraché par le souffle que je portais. Car moins que le feu, l’eau ou la terre, c’est le vent qui est porteur de mort. Vent des pestilences antiques qui retrouve sa gloire passée au travers des nouvelles idéologies de l’engeance des rats aux membres humains. Le souffle fut aussi dur que l’enclume, aussi pur que limpide, aussi impitoyable que l’homme. L’acier s’est tendrement tordu, les abdomens visqueux ont fondu avec leurs chairs trop grasses. Je porte la plainte de la désolation. J’entends les hurlements, la panique tout autour, la joie qui quitte le monde, et cette autre réalité qui prend le pas, qui l’emporte sur tout. La seule réalité tangible est celle qu’apportent le partage de la douleur et de la mort. Je vous fais ce cadeau, expérience miraculeuse dont vous ne sortirez pas vivant. Et les proches, les familles, désarmées face au sort, désemparés, hurlantes et à jamais désunis. Arrachés du bonheur quotidien par cette folie qui à cette seconde redoutable fut la mienne.
Ce sera certainement mon sourire qui bien que défiguré me trahira, fera de mon cadavre encore palpitant l’auteur de ce geste. Une crosse au bois mat et dur, outil du bras vengeur, viendra alors se fondre dans mes chairs nues, car ils n’oseront pas plonger leurs propres mains dans mes chairs grouillantes. Il faut faire souffrir l’autre mais sans se salir. Le geste sera donc discret pour ne pas montrer qu’à la violence s’ajoute la violence, mais le geste s’accomplira, œil pour œil, dent pour dent, et il heurtera mon corps désarticulé, mon visage maintenant parcouru par ses veines voyant le jour. Une jambe ou deux aura également été arraché, peut-être même quelques bras. Mais tenterait-on par quelque prodigieuse médecine de raccommoder ces restes hurlants : je lutterai, car sur ce sol il faudra me laisser mort. L’irréparable ne doit pas être défait. Je continuerai de sourire pour qu’ils ne sentent mes forces m’abandonner quand profondément pénétrera la crosse de bois, broyant mes os que le souffle aura fissuré.
Et toujours autour les cris de la douleur qui n’atteindra celle qui fut la mienne. Epuisé par trop de pensées de sa propre mort. Mise en scène macabre et jouissive, elle seule permet de se pleurer sans retenue. Car l’on s’entend mourir. Puis l’on se voit mort. Enfin ce sont les autres qui s’adjoignent. Ils pleurent leurs morts, mais leur délire n’atteint pas ma déraison.
Je sais ce monde trop bavard, trop imbu de ses victoires et pour cela il me faut le combattre à défaut de le vaincre. Monde des choses inanimées que dévorent les passions des hommes, où gesticulent en ces quotidiennes danses grotesques les ombres des êtres. Car tout m’oppose à eux, car ces autres me sont trop distants, pour cela et mille autres raisons, aussi bonnes qu’elles sont mauvaises, la mort coulera entre eux et moi. Me faire passer pour mort et qui donc me retrouvera ? Qui mentionnera mon nom, moi le disparu pour la cause. La cause de toutes les causes : nous étions tous trop homme. Mais chacun à sa façon. Du désir et de la douleur d’être étranger à soi-même, naissent d’étranges parcours humains.
Ces heures de solitudes sur le banc ont accrue ma haine, elle est devenue cette monstrueuse forme qui double mon être. Mais je me suis décidé : le bus dans lequel je monterai sera le lieu. L’un d’eux vient de s’arrêter un peu à l’écart, au bord du trottoir. Je me lève tout en saisissant mon lourd paquet. Je monte dans le bus vide et me dirige vers le fond. Le chauffeur ne me quitte pas du regard. Il affiche un sourire de connivence puis éclate d’un rire gras. Il est déjà mon compagnon de destin. Mais voici qu’il sort et que la porte se referme derrière lui. Ma main se glisse déjà dans le sac.