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Le sang des rêves (extrait) 

jeudi 4 mars 2010, par Mine G. Kirikkanat

Les célébrations des vicennales de l’empereur romain Constantin débutèrent le 25 juillet 325, juste après le concile de Nicée. Au printemps de l’année 326, l’empereur partit de Constantinople qu’il avait choisie comme nouvelle capitale
de la chrétienté pour rejoindre l’ancienne, Rome, où devaient se tenir les cérémonies de clôture.
Crispus César – son fils aîné et le seul enfant de sa première femme, Minerva – se rendait de Sophia à Rome pour y participer aux festivités avec sa femme et ses deux enfants.
Il s’agit du fameux César Crispus qui, à la tête de quatre-vingts galions, anéantit la flotte de deux cents trirèmes de Licinius, l’adversaire de son père, et aida Constantin à s’emparer de Byzance.
Mais avant de parvenir à Rome, dans la ville fortifiée de Pula, aujourd’hui en Croatie, il fut assassiné sur ordre de son père. Constantin était encore en route lorsqu’on lui fit savoir que la sentence de mort qu’il avait prononcée contre son fils avait été exécutée. Le 18 juillet 326, avec les trois fils qu’il avait eus de Fausta, l’empereur entra à Rome.
Ce serait son dernier voyage à Rome ; Constantin Ier Auguste ne reviendrait jamais plus dans l’ancienne capitale de l’empire.
César Crispus, qui avait défini les frontières septentrionales de Rome en soumettant les Francs et les Alémans entre 320 et 324, avait vingt-trois ans lorsqu’il fut assassiné.
Son épouse portait le même nom que sa grand-mère paternelle : Helena.
Les chroniqueurs de l’époque n’ont laissé aucun document concernant le sort dévolu à sa femme Helena, sa fille de quatre ans et son fils de deux ans pendant ou après son assassinat.

GIRNE (KYRENIA)
CHYPRE DU NORD : LE SOMMEIL SANGLANT

Il était trempé de sueur, à moitié enseveli dans le matelas trop mou qui lui fit l’effet d’un cercueil. Entortillé dans les draps froissés, jambes parallèles et bras le long du corps, il gisait comme un cadavre dans un linceul. Sauf qu’il n’avait pas les mains croisées sur la poitrine. Jusque dans la tombe, les mécréants devaient garder les coudées franches pour exprimer leur révolte. “Libre de toute entrave, libre de perdre et de disparaître”, pensa-t-il.
Il régnait une chaleur d’enfer à l’intérieur du bungalow plongé dans la pénombre. Sans les lumières de la piscine qui filtraient par la fenêtre ouverte de sa chambre aux murs blanchis à la chaux, il se serait cru dans un four crématoire ; le crissement modulé mais ininterrompu des cigales était comme le grésillement des flammes. Il entendait déjà s’esclaffer les démons de l’enfer, lacérant de leurs voix aiguës le bourdonnement sourd des conversations qui se prolongeaient dans le bar près de la piscine. Les rires des femmes, surtout. Des rires offerts, nerveux et cristallins, se déversant en cascade, sonnant comme une invite.
Il connaissait le Courtyard Inn de ses précédents séjours dans l’île. Avec son bar, ouvert été comme hiver, son restaurant, son terrain de golf, sa piscine et ses quelques bungalows, cet établissement de bord de mer et au décor de style colonial était le repaire des Anglais de Kyrenia. Il était déjà plus de minuit lorsque Abdurrahman, le propriétaire anglo-pakistanais, lui avait déclaré en souriant de toutes ses dents, d’une blancheur phosphorescente au milieu de son visage olivâtre : “Désolé, Sir, il me reste un bungalow, mais la climatisation est en panne.”
Le centre-ville n’étant pas vraiment la porte à côté, il n’avait pas eu le courage de reprendre la voiture et de parcourir des kilomètres en quête d’un autre hôtel. Il avait pensé que cela ferait l’affaire pour une nuit, qui plus est déjà bien entamée.
Mais les pales du ventilateur qui tournait comme un fantôme dans la pénombre de cette chambre basse de plafond ne semblaient qu’attiser davantage la fournaise. À chaque mouvement de l’air, son corps inerte répondait par un ruissellement de sueur. Il se serait probablement liquéfié sur place s’il avait tenté le moindre geste.
En réalité, il n’était pas très sûr d’avoir envie de dormir. D’une manière ou d’une autre, il passerait la nuit en proie aux cauchemars. Que ce soit le cauchemar attendu ou le cauchemar de l’attente, de toute façon, il ne pourrait y échapper.
À la douane de l’aéroport de Nicosie, que serait-il arrivé s’il avait répondu au policier qui l’interrogeait sur le motif de sa venue en république de Chypre réunifiée qu’il était là pour faire des cauchemars ? On l’aurait certainement remis illico dans l’avion. Et si, en montrant ses papiers, il avait murmuré qu’il était sur les traces d’un cauchemar, on lui aurait tout bonnement passé la camisole de force. Il avait naturellement fourni la réponse que le policier souhaitait entendre : “Tourisme.”
Or, Daryal était réellement à la poursuite d’un cauchemar et, compte tenu du sérieux de ceux qui l’avaient envoyé jusqu’à Chypre, il n’était probablement pas fou. Du moins, pas encore.
Il allait rêver d’un meurtre commis sept cents ans plus tôt.
“Ne t’en fais pas, ce sera exactement comme regarder un film au cinéma”, lui avaient-ils dit. Ce rêve, il pouvait aussi bien le faire dans son sommeil qu’éveillé.
Psychologiquement parlant, il lui aurait été impossible d’être mieux préparé. Tous les brillants cinglés d’Europol lui avaient farci la cervelle deux mois durant d’informations médicales et paramédicales, histoire de préparer sa conscience au choc qu’allait subir son subconscient.
De son côté, Daryal n’avait pas non plus ménagé ses efforts : ce dernier mois, il avait lu plus de livres qu’il ne l’avait fait de toute son existence. Avec, de surcroît, l’obligation de retenir tout ce qu’il lisait !
L’historique du meurtre dont il allait rêver, il le connaissait sur le bout des doigts. Les images qui allaient se refléter dans son inconscient ne feraient qu’éclairer les détails de cette chronique.
Reste qu’il appréhendait quelque peu la première séance, juste la première… Cette tension était semblable à celle qu’éprouve un coureur du cent mètres attendant le signal du départ dans les starting-blocks.
De l’arc, il deviendrait la flèche dès qu’il se mettrait à courir. La tension de son esprit une fois convertie en mouvement, il se concentrerait sur la cible.
À condition, bien sûr, qu’il puisse la repérer…
Comme dans chacune de ses missions, son but était d’arriver le premier, dans l’espace et dans le temps. Mais cette fois, dans quelle direction devait-il s’élancer, où se trouvait la ligne d’arrivée ? Tout cela restait indéterminé.
Il ignorait qui étaient ses adversaires et s’il devait compter avec un rival, qui étaient ses ennemis, qui était celui qu’il fallait dépasser, écraser voire éliminer ?
Il appliquerait la méthode qu’il connaissait le mieux, il attendrait de voir. À maintes reprises elle s’était vérifiée : laisser du temps au temps plutôt que chercher à le devancer était le meilleur gage de victoire.
Les murs blancs où se reflétaient les jeux d’eau et de lumière de la piscine se mirent subitement à rougeoyer. Daryal ferma les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, toute la pièce était noyée de pourpre, les reflets de l’eau dansant sur
les murs et le plafond étaient des auréoles de sang. Le crissement des cigales s’était transformé en un effroyable bourdonnement dans ses oreilles. Sa tête s’alourdit, il ne put rouvrir les yeux.
Il avait l’impression d’être happé malgré lui dans un puits sans fond, d’être culbuté, englouti dans les profondeurs du sommeil.
Il comprit. Le moment était venu, sans qu’il fût nécessaire de l’attendre.
“Le voilà, c’est le sommeil sanglant, c’est donc maintenant…” se dit-il, dans un ultime sursaut de conscience.

P.-S.

Le sang des rêves, de Mine G. Kirikkanat, Métailié Noir, 4 mars 2010.
Avec l’aimable autorisation des Editions Métailié.

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