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Wallflower 

jeudi 8 avril 2010, par William Bayer

Si le thème du serial-killer ne parvient plus guère à surprendre, il faut reconnaître un talent particulier à l’auteur pour la conduite de son intrigue. En effet, l’identité du tueur n’est rapidement plus un secret pour personne et ce qui importe désormais est la façon dont l’enquêteur va s’y prendre pour l’amener à des aveux complets. Déambulation au cœur de l’humain et de ses traumatismes, manipulation mentale, vengeance, hérédité, tout y est. Excellent manipulateur lui-même, Bayer mène son lecteur par le bout du nez, veille à lui laisser un peu d’avance sur l’enquêteur pour mieux le rattraper ensuite et lui assener le coup de grâce. L’important pour l’auteur n’est pas de savoir qui a commis le crime mais pourquoi. C’est d’ailleurs ce qui passionne ici. Certes, certaines choses sont attendues, d’autres un peu trop appuyées (la relation de perversité entre la mère et la fille) mais l’ensemble reste captivant.
(Elisabeth Poulet)


Quand Janek retrouva Aaron dans le hall du commissariat du 26ème district, à six heures du soir, il n’eut pas besoin de lui demander ce qu’il pensait de l’inspecteur Boyce. Aaron fit connaître son opinion par un mouvement des mains qui signifiait « couci-couça ».

— Pour tout dire, Frank, c’est pas un Sherlock Holmes.
Tandis qu’ils montaient ensemble l’escalier, Aaron précisa son sentiment.

— Il est fumasse. Il s’en défend, mais ça se voit. Le chef Kopta lui ayant dit que tu es le parrain, il va naturellement déployer toute sa courtoisie à ton égard. Mais vois-tu, pour Boyce, un homicide qui fait la une des journaux est une occasion rêvée de faire grosse impression. Manque de bol, le célèbre Janek entre en scène ! Il a peur de toi, Frank, peur que tu lui voles son enquête.
Janek, pour sa part, estima que Boyce n’était pas tant stupide que lent d’esprit. Il avait une bedaine de buveur de bière et le cheveu rare. Quelques fines mèches brunes étaient ramenées sur son crâne, comme s’il croyait ainsi camoufler sa calvitie et paraître plus séduisant – ce qui n’était pas le cas. Le bas de son visage avait un aspect équarri qui faisait penser au fond d’un sac en papier. Si son attitude générale ne révélait pas une intelligence supérieure, Janek reconnut d’emblée le regard du prédateur. Aaron avait raison : c’était un policier médiocre galvanisé par un coup de chance. L’affaire Jessica Foy pourrait bien être l’occasion qu’il guettait depuis vingt ans.

— Je comprends les liens particuliers qui vous unissaient à la victime, lieutenant, commença Boyce, mais ne démarrons pas du mauvais pied. Elle était votre filleule, mais elle est mon affaire. Du moment que ce point est bien clair, ça collera entre nous.
Nom de Dieu ! jura intérieurement Janek, qui préféra garder sa colère pour lui. Il savait que, tôt ou tard, un homme qui tenait ce genre de propos finirait par se mettre à dos Kit Kopta.

— Que savez-vous vraiment sur elle ?
— Moi ?

— Puisque vous étiez son parrain, je pensais…
Cette fois, Janek ne prit pas la peine de maîtriser son irritation.

— Bordel de merde, Boyce ! Je sais un million de choses sur elle ! Que cherchez-vous à me faire dire ?

— Vous en savez long sur sa vie privée ?
Boyce affichait maintenant une expression rusée comme s’il était bien renseigné et que ce n’était pas joli.

— Eh bien quoi, sa vie privée ?
Aaron prit négligemment la plaque portant le nom de Boyce et la plia pour tester sa solidité.

— A votre attitude, Ray, on pourrait croire que vous provoquez le lieutenant. C’est pas une bonne idée, Ray. Si vous lui disiez simplement ce que vous avez ?
Boyce haussa les épaules.

— J’ai un journal intime.
Il plongea la main dans le tiroir central de son bureau et en sortit un cahier de sténo, qu’il jeta négligemment sur le buvard.

— Lisez-le, Janek. Vous apprendrez peut-être des choses sur elle que vous ignoriez. (Il se dirigea vers la porte.) Je vais prendre un café au coin de la rue. Remettez-le dans le tiroir quand vous aurez terminé, d’accord ?
Boyce sorti, Janek regarda fixement le cahier, puis le prit d’une main hésitante. L’écriture de Jess lui remit en mémoire les cartes postales pleines d’humour et de vivacité qu’elle lui envoyait à chacun de ses voyages. Il tendit le cahier à son coéquipier.

— D’acc, Frank, je vais le lire, dit Aaron.

Janek trouva Boyce courbé sur une table en formica ébréché, dans l’arrière-salle d’un café minable, juste au coin de la rue. Dans la journée, l’endroit était fréquenté par des policiers. Là, Boyce était le seul flic présent. Il ne leva pas les yeux à l’approche de Janek, qui eut ainsi le loisir de l’observer. Il paraissait plus vieux et plus fatigué que tout à l’heure, dans son bureau. Janek ressentit un élan de pitié. Tous les matins, il se réveille en sachant qu’il ne sera jamais que Boyce.
— OK, Ray, dit-il en s’asseyant sans y être invité, je sais que vous m’en voulez. Vous avez vu la mini-série et vous l’avez trouvée débile. Peut-être avez-vous raison. Qu’est-ce qu’on en a à foutre ? Pour le moment, j’ai mal. J’ai perdu un être que j’aimais. Alors dites-moi ce qui vous turlupine. Qui a fait ça à Jess ? Dites-moi ce que vous en pensez.
Quand Boyce le regarda enfin, Janek ne fut pas certain de l’avoir atteint en profondeur, mais au moins l’avait-il ébranlé. Boyce était prêt à montrer un visage humain.

— C’était une étudiante brillante. (Il attendit que Janek acquiesce avant de poursuivre) : Et membre de l’équipe féminine d’escrime. (De nouveau, Janek acquiesça.) Elle avait tout pour elle, d’accord ? Belle, pleine de vie, populaire, excellente élève, athlète accomplie – que demander de plus ? Et pourtant, il y avait quelque chose d’inattendu : une vie privée étrange, instable. Des petits copains, mais qui n’étaient pas tout à fait son style, elle qui était si méticuleuse et tout. Bon, au printemps dernier, elle se colle avec un riche gamin nommé Greg Gale. Et il l’introduit dans sa bande, où ils donnent dans les sensations fortes : un peu de dope par-ci, un ou deux jeux de rôle par-là, sexe pervers à tous les étages. Pour se faire accepter par ces gosses, il faut être initié. L’initiation consiste à baiser avec l’un deux, les yeux bandés, pendant que les autres membres du groupe observent la cérémonie. A lire son journal, on a l’impression que ça la branchait, comme si elle voulait se vautrer un peu dans la boue.
Janek hocha la tête, mais chaque mot le blessait. Jess, les yeux bandés, ayant des rapports sexuels avec un inconnu en public : cette image lui transperçait le cœur.

— … mais soudain, au cours de l’été, elle décide de se ressaisir. Donc, au début de l’automne, elle commence à aller voir une psy. Et puis, à peu près au même moment, elle rompt avec Gale. Pas en douceur, apparemment. Non, je n’ai pas interrogé le gamin. Vous vous demandez : Et pourquoi ça, merde ? Moi, c’est la première chose que je ferais ! Je n’ai pas de réponse, Janek, sinon que ce n’est pas ma façon de procéder. Disons que je suis méthodique. J’aime bien mettre les choses à plat. Je n’aime pas commencer à poser des questions avant d’avoir une idée assez précise de ce que seront les réponses. Un type comme Gale, avec des parents pleins aux as… je n’aurai droit qu’à un seul essai avec lui avant que l’avocat de la famille s’en mêle. Vous comprenez ce que je veux dire ?
Janek acquiesça. Il comprenait très bien.

— Le truc, Janek, c’est que les gens qui s’adonnent au sexe bizarre peuvent très bien aussi s’adonner au meurtre. Donc, ce groupe qu’elle fréquentait va être examiné. Je vais m’y intéresser de très près.
Janek s’adossa à son siège, secoua la tête.

— Je ne pige pas. Je croyais qu’il s’agissait d’un crime gratuit dans un parc.

— Moi aussi, je l’ai cru au début. Mais il y a certaines bizarreries.

— Par exemple ?
Boyce hésita.

— On lui a fait quelque chose… après.

— Qu’est-ce qu’on lui a fait ?
Boyce parut mal à l’aise.

— Retournons dans mon bureau. Je vous montrerai le rapport du médecin légiste et les photos.
Janek déclina la proposition.

— Dites-moi juste ce qu’il en est, Ray.
De nouveau, Boyce sembla réticent.

— Elle était… scellée.

— Scellée ? Comment ça ?

— Le type qui l’a tuée devait avoir un petit pistolet à colle. Après sa mort, il lui a injecté de la colle dans… dans une zone intime, vous me suivez ? Comme s’il essayait, vous savez… de colmater cette partie de son corps.
Colmater ! Janek sentit son estomac chavirer.

P.-S.

Extrait de Wallflower de William Bayer, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Gérard de Chergé, 2010, Editions Payot et Rivages pour l’édition de poche. Avec l’aimable autorisation des Editions Payot et Rivages.

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