I
OÙ IL EST QUESTION POUR LA PREMIÈRE FOIS DE « LA PIEUVRE »
Jean de Santierne gravit l’escalier qui montait à l’appartement de Rouletabille avec une telle rapidité que, malgré sa jeunesse et l’habitude des sports, il s’arrêta un instant, essoufflé, devant la porte. Le célèbre reporter du journal L’Époque habitait depuis deux ans cette vieille maison du faubourg Poissonnière, où il était venu se réfugier après la mort de sa femme, survenue dans des circonstances tragiques que nous n’avons pas à rappeler ici. Fuyant toute mondanité, ne fréquentant que de rares amis, au premier rang desquels il fallait compter Santierne, il s’était ainsi rapproché du grand quotidien auquel il semblait avoir donné tout son temps dans le dessein d’oublier.
Jean sonna. On mit quelque temps à venir lui ouvrir la porte. Enfin un domestique à figure camuse, toujours sombre et taciturne, que Rouletabille avait ramené des Balkans et qui ne connaissait que sa consigne, déclara que Monsieur n’était pas là.
« Allons donc, Olajaï !… protesta Santierne, très énervé, je sais qu’il est chez lui… Laisse-moi passer !
– Monsieur n’y est pour personne ! » repartit le domestique.
Mais déjà le jeune homme l’avait bousculé et, d’autorité, ouvrait la porte du studio de Rouletabille.
Il n’y avait pas plutôt pénétré qu’il poussait une sourde exclamation et prononçait de vagues excuses. Une femme était là, dans une pièce qui semblait avoir été mise au pillage ; des livres avaient été jetés sur les tapis, par piles ; des dossiers gisaient, entrouverts, les tiroirs du bureau semblaient avoir été forcés et cependant Santierne paraissait moins étonné de ce singulier désordre que d’y rencontrer la femme qui semblait y présider. Elle n’était point belle, mais, comme on dit, elle était pire. Très jeune encore, dans les trente ans, un visage étrange sous des cheveux coupés droits sur le front, barrant celui-ci à hauteur des yeux qu’elle clignait à la façon des myopes et dont la lueur inquiétante glissait sur les gens et sur les choses avec une apparente indifférence, vêtue d’un tailleur gris clair d’une simplicité parfaite, mais d’une élégance sûre. Que faisait-elle quand il était entré si brusquement ? Il lui eût été bien difficile de le dire, mais, assurément, il l’avait gênée.
Elle avait jeté sur lui un regard hostile et s’était détournée aussitôt, glissant derrière le bureau, et disparaissant par une porte qui faisait communiquer le studio avec l’appartement intime de Rouletabille.
Si vite qu’elle se fût effacée, Santierne n’en avait pas moins reconnu une silhouette dont la vision l’avait comme cloué sur place.
« La Pieuvre ! murmura-t-il haletant… La Pieuvre ici ! Oh ! cela explique bien des choses ! »
Quand il eut surmonté son émotion, il ressortit dans le vestibule et appela Olajaï :
« Comment le studio se trouve-t-il dans cet état ? Ton maître déménage donc ?
– Monsieur vient tout de suite », répondit l’autre sans plus, et il le laissa là.
Presque aussitôt, Rouletabille le rejoignait dans le bureau, lui tendait une main un peu fiévreuse, s’assurait lui-même de la fermeture des portes et lui demandait affectueusement ce qui l’amenait. Tant de tranquillité n’était qu’apparente. Santierne ne pouvait s’y tromper :
« Parlons d’abord de toi, lui dit-il, que se passe-t-il ici ? Je te demande pardon d’avoir forcé ta porte !
– Mon cher Jean, je vais te dire une chose que je voulais cacher à tout le monde et pour laquelle je te demande, jusqu’à nouvel ordre, le plus grand secret. Il se passe tout simplement ceci, que Rouletabille vient d’être cambriolé !
– Toi, cambriolé !
– Moi !…
– J’espère que tu sais déjà par qui et pourquoi ?
– Je ne sais rien et je n’y comprends rien !…
– Rouletabille, fit Jean à voix basse, quand j’ai pénétré ici tout à l’heure, je me suis trouvé en face d’une femme que ma présence a semblé bien gêner…
– Oublie que tu as vu cette femme, fit le reporter d’une voix nette en regardant Santierne bien en face. Il le faut !… Personne ne doit avoir vu cette femme chez moi !…
– Et moi, je regrette surtout de l’y avoir rencontrée ! répliqua Jean d’une voix sourde…
– Pourquoi le regrettes-tu ?
– Pour toi !… Mme de Meyrens ici !… Tu sais comment on l’appelait, cette femme ?…
– Oui ! répondit le journaliste avec un sourire qui déplut à Jean… Elle m’a raconté ses malheurs !…
– Tu veux dire les malheurs des autres ! Nous l’appelions « la Pieuvre » !… Je suis assez ton ami, j’espère, pour te dire : Rouletabille, méfie-toi !… Partout où cette femme s’est montrée, il y a eu des désastres !… Elle n’a laissé derrière elle que le désespoir et la ruine… À Vienne, à Pétersbourg, où toutes les portes lui étaient ouvertes, car elle avait des appuis officiels, elle passait pour être de la haute police… Depuis la guerre, elle avait disparu… Certains prétendaient même qu’elle avait été fusillée dans un fossé de Schlusselbourg… Et je la retrouve ici ! chez toi, comme chez elle, dans ton intimité !… Écoute, Rouletabille, je savais que, depuis quelques mois, tu avais une intrigue, mais j’étais loin de me douter… Et cependant, maintenant que tu viens de m’apprendre qu’il t’est arrivé un malheur, je ne m’étonne plus de rien !
– À toi, personnellement, elle ne t’a jamais rien fait ?…
– Non ! parce que du temps que j’étais attaché d’ambassade, l’ambassadeur m’avait dit : « Prenez garde ! » Du reste, ses manières m’avaient toujours inquiété… Je n’aimais pas ses façons garçonnières, son regard où il y avait trop d’intelligence dans le moment qu’elle semblait vous séduire par la plus innocente familiarité… Méfie-toi, te dis-je, et ne me raconte pas qu’elle te sert par sa connaissance du monde, de tous les mondes !… C’est elle qui « t’aura » ! En tout cas, tu ne l’aimes pas, n’est-ce pas ?… Dis-moi que tu ne l’aimes pas !…
– Moi, répliqua Rouletabille… rassure-toi !… je la déteste !…
– Et elle ?…
– Elle aussi !…
– Vous en êtes là !…
– Oui, mais parlons d’autre chose… Dis-moi ce qui t’amène !
– Dis-moi d’abord comment tu as été cambriolé ?
– C’est honteux à raconter… Voilà !… Tu sais que j’ai l’habitude de rester au journal !… Je ne rentre guère ici avant deux heures du matin… Hier soir, par hasard, je me suis couché à dix heures. Je me sentais fatigué, las, inexplicablement. Je me suis même demandé depuis si l’on ne m’avait pas fait prendre, sans que je m’en aperçoive, quelque narcotique…
– Où as-tu dîné, et avec qui ?…
– Calme-toi ! Pas avec elle ! et ici !…
– Es-tu sûr de ton domestique ?
– En principe, je ne suis sûr de personne… mais raisonnablement, j’ai dû repousser l’idée du narcotique… En admettant que mon domestique fût d’accord avec mes cambrioleurs, ils avaient tous intérêt à me voir partir le plus tôt possible et non à me retenir même endormi, chez moi !… Non ! ils ont été aussi étonnés de m’y trouver que moi de les y voir… Je m’étais donc couché ; il pouvait être minuit et demi, une heure du matin quand j’ouvris les yeux ; un bruit singulier, un grincement répété, comme d’une lime sur une serrure, me sortit de mon appesantissement… et tout à coup il y eut un craquement et puis plus rien !… Il me semblait que l’on venait de forcer un meuble avec une pince-monseigneur… Ce n’était peut-être qu’une illusion, le bruit naturel d’une boiserie qui éclate. Je me soulevai, assez flasque. Tu sais si je suis courageux, eh bien ! la nuit, je me suis trouvé souvent inquiet comme un enfant devant les bruits inexplicables que font les choses dans les ténèbres…
« Oppressé, la sueur aux tempes, j’allongeai la main jusqu’au tiroir de ma table de nuit. Il était vide de mon revolver. Je me rappelai l’avoir laissé dans une case de mon bureau. Justement, les bruits venaient du studio. Ils avaient repris ; le grincement recommençait : cela se précisait, et devant cette précision, je reconquis soudain tout mon sang-froid…
« Je me glissai hors du lit, j’entr’ouvris avec précaution la porte de ma chambre. Il y avait un rai de lumière qui ourlait le bas de la porte du studio donnant sur le vestibule. Je me souvins d’une matraque dans le porte-parapluie… Je m’en armai et allai coller mon oreille contre la porte du bureau.
« J’entendais des voix qui chuchotaient des mots dans une langue que je ne comprenais pas. Mon domestique couche à l’étage supérieur, j’étais seul contre une bande qui n’hésiterait certainement pas à me faire un mauvais parti : je résolus de sortir de l’appartement s’il en était temps encore et d’aller prévenir le concierge ; mais, au même moment la porte du studio s’ouvrit, il y eut quelques exclamations vite étouffées et trois hommes me sautèrent à la gorge…
« En un instant, continua Rouletabille, je fus terrassé, bâillonné, transporté dans ma chambre, ligoté avec mes draps, réduit à l’impuissance. Ils avaient éteint naturellement toute lumière, mais je les sentais grouiller encore autour de moi. À quelle besogne obscure se livraient-ils ? Tout à coup, le timbre de la porte d’entrée retentit et ils disparurent comme une volée de vilains oiseaux nocturnes.
« On donnait de forts coups de poing dans la porte et j’entendais la grosse voix de mon camarade La Candeur qui me criait :
« – C’est moi ! Ouvre-moi, Rouletabille ! On a besoin de toi au journal… On ne peut plus te téléphoner. Pourquoi as-tu décroché l’appareil ?… Le patron est furieux ! »
« De mon côté, je faisais des efforts inutiles pour me libérer, pour me faire entendre. La Candeur redescendit en jurant. À la réflexion, je ne fus pas fâché qu’il ne m’eût point vu dans cet état !… Moi, Rouletabille, m’être laissé surprendre ainsi… J’étais honteux, vexé ! Voilà le sentiment qui dominait maintenant en moi ! C’est mon domestique qui m’a délivré ce matin. Je l’ai menacé du bagne s’il parlait jamais, et quant à toi, je compte bien que tu ne voudras pas me déshonorer !
– Mais enfin, que signifie une pareille agression ? questionna encore Jean de Santierne qui oubliait ses propres préoccupations au récit de cette singulière aventure.
– Ah ! voilà ! fit Rouletabille en montrant d’un geste large son studio bouleversé, j’ai cherché… On est venu certainement ici pour me voler des documents… mais lesquels ?… Après inventaire, il ne m’en manque aucun ! J’ai pu croire un instant qu’il y avait un lien entre l’événement de cette nuit et mon article d’avant-hier sur les scandales de la Société du Bengale, mais le dossier est au complet… Mystère !…
– Tout de même, tu dois avoir une idée ! Ces gens, tu as pu les entrevoir !…
– Oui ! une seconde !… mais ils ont fait l’obscurité tout de suite, tu penses !…
– Et comment étaient-ils faits, tes voleurs ?
– Comme des voleurs !… Trop comme des voleurs !… des mines affreuses, trop !… Trop de vêtements sales !… Trop d’horribles casquettes !…
– Par où sont-ils passés ?…
– Par le balcon… l’appartement d’à côté est vide. Ils y avaient pénétré par l’escalier de service… Ici, ils ont scié un volet, fait sauter un carreau… c’est simple !…
– Et tu ne vas pas avertir la police ?
– Non !…
– Et, Rouletabille, tu ne soupçonnes personne ?…
– Si !…
– Qui ?…
– La police !… Il se peut qu’elle cherche quelque chose qu’elle ne trouvera pas ici !… J’en aurai bientôt le cœur net ! »
Jean, sombre, réfléchissait…
« Rouletabille ! je te le répète… méfie-toi de la Pieuvre !…
– Ne m’as-tu pas dit, exprima le reporter, ironique, qu’elle était de la police !…
– On me l’a affirmé !
– Eh bien mais, fit l’autre en allumant sa pipe, c’est par elle que je saurai si c’est la police qui a fait le coup !… »
Jean se leva :
« Allons, soupira-t-il, je vois qu’il n’y a plus rien à te dire… adieu !… »
Et il ajouta, avec une intention un peu sournoise :
« Je ne veux pas vous gêner davantage !… »
Rouletabille ne lui répondit pas tout d’abord, mais il prit sa canne et son chapeau :
« Je t’accompagne, fit-il… car je vois qu’il te répugne de me parler d’Odette sous le toit qui abrite Mme de Meyrens !
– Comment sais-tu que je viens te parler d’Odette ?… » Rouletabille haussa les épaules, le poussa dans l’escalier :
« Tu as reçu des nouvelles de Camargue, de mauvaises nouvelles… Hubert ne quitte plus Odette, se fait plus pressant, presque menaçant…
– Qui t’a si bien renseigné ? questionna Jean stupéfait… Qui t’a dit ?…
– Toi !… Tout cela est écrit là… »
Rouletabille lui passa un doigt sur le front.
« Que penses-tu d’Hubert ?…
– Je le crois capable de tout ! Mais je t’avouerai que ce n’est pas lui qui m’inquiète pour toi… as-tu parlé à Callista ?
– Non ! et je suis venu pour que tu lui parles, toi !…
– Charmant ! s’exclama le reporter, qui semblait vouloir cacher sous un air goguenard le désagrément que lui apportait une pareille commission… charmant !… j’ai failli être étranglé cette nuit… on va m’arracher les yeux ce soir !… »
II
CALLISTA
« Je ne sais vraiment pas comment annoncer à Callista mon mariage avec Odette ! » Rouletabille se répétait cette phrase de son ami Jean, tandis que Jean, au piano jouait du Beethoven et que dans le boudoir, Callista, les jambes nues sous l’envolée des voiles noirs lamés d’or, dansait. Rouletabille n’était pas seul à regarder danser Callista. Il y avait encore l’ourson et le perroquet.
La scène était étrange. Une demi-obscurité l’enveloppait. Jean, lui, était tout à fait dans le noir. On l’entendait, on ne le voyait pas. On entendait aussi sonner les bracelets de Callista quand le rythme s’accentuait. Les trois spectateurs, Rouletabille, l’ourson et le perroquet, étaient sages comme les images d’ombres chinoises que leurs profils dessinaient sur le mur. Ils étaient éclairés par une lampe basse à feu rouge dans sa gaine de papier de soie, posée sur un plateau d’argent où des cartes avaient été rageusement dispersées avec, au milieu d’elles, la reine de cœur arrachée (la femme blonde en morceaux). Naturellement, Callista était brune, mais on ne voyait encore que ses jambes éblouissantes qui passaient comme des flammes courant sur le tapis. Tout à coup, les jambes s’éteignirent sous les voiles, la femme s’écroula et, dans la volute farouche de la chevelure dénouée, une face de beauté et de sauvage douleur apparut.
« Elle n’a jamais dansé aussi tragiquement, pensait Rouletabille. On dirait qu’elle prévoit la catastrophe ! Nous allons passer des moments difficiles ! »
Mais, par un miracle de cette physionomie mobile, l’image du désespoir qui se traînait sous la lampe s’effaça presque instantanément sous le plus espiègle et le plus passionné sourire, et puis Callista se retrouva debout, se montrant tour à tour fière et douce, amoureuse et sage, faible ou rieuse.
Finalement, elle éclata de rire. Sa danse avait été d’un démon, d’une Grâce, d’une Muse, d’un ange, d’un lutin.
Et Rouletabille se rappelait la première fois qu’il l’avait vue danser. Il y avait deux ans de cela… C’était en Camargue, aux environs des Saintes-Maries-de-la-Mer où il était allé chasser, avec son ami Jean, les oiseaux de passage. Elle était sortie en dansant d’une roulotte de bohémiens, échouée entre deux tamaris, et ils avaient été arrêtés par la volupté biblique de cette scène de plein air. Silencieuse, accroupie autour de la danseuse, la tribu extatique et sale regardait la belle fille aux gestes divins tandis qu’un mâle, d’une sombre beauté assis près du feu qui s’éteignait, faisait entendre, sur sa balalaïka, un rythme millénaire.
Ils avaient été vus et tout s’était arrêté et ils avaient été chassés par le silence hostile de tous. Et puis, le lendemain, comme ils déjeunaient en bande (une bande de joyeux vivants, il faut bien le dire) dans un petit hôtel champêtre du voisinage, à deux pas d’une rivière, ils avaient vu apparaître au milieu de leurs jeux civilisés (quelqu’un, au piano, jouait un shimmy) une naïade brune poursuivie par un faune. Dans la jeune fille demi-nue, ils avaient reconnu la bohémienne de la veille, et, dans le faune, l’homme à la balalaïka. L’homme terrible avait déjà agrippé la pauvre enfant qui se débattait en criant et en le mordant. Et déjà l’homme l’emportait quand Jean et Rouletabille, suivis de leurs amis, s’étaient précipités. Et le bohémien avait dû céder au nombre. Il s’était éloigné lentement tournant de temps en temps la tête vers celle qui le poursuivait de ses imprécations.
Celle-ci, haletante, s’était mise sous la protection de Jean :
« Je m’appelle Callista ; cet homme a nom Andréa. C’est un gitan, mais non de ma tribu. Mon père étant mort, il cherche à m’emmener. Il ne m’est rien ! »
Une heure plus tard, pour éviter de nouveaux incidents, Jean emportait Callista dans son auto, au milieu des acclamations de ses amis. Et voilà comment Callista et Jean s’étaient aimés et pourquoi Callista l’aimait encore.
Elle s’était apparemment civilisée avec une ardeur de néophyte à laquelle on révèle les joies d’une religion aux douceurs insoupçonnées. Bien que son cœur fût resté sauvage, elle s’était vite transformée en une étrange Parisienne, élégante et ultra-moderne. On eût dit qu’elle voulait faire oublier ses origines. Pour Jean seul, et pour Rouletabille qui ne comptait pas, elle dansait parfois, dans le particulier, des danses gitanes et encore nous avons vu que Jean mettait du Beethoven autour.
Donc, maintenant, Callista riait. Mais son rire faisait frissonner Rouletabille. Le perroquet et l’ourson aussi se mirent à rire : « Cette maison des grimaces m’épouvante ! » se dit le reporter en essayant de secouer la torpeur maladive qui l’envahissait :
« Ah ! ce sont encore des parfums d’Arménie !… Elle a beau faire ! ça tiendra toujours du bazar chez elle !… »
Jean avait fermé le piano et essayait d’expliquer à Callista la nécessité où il était de la quitter de bonne heure ce soir.
« Rouletabille te tiendra compagnie… »
Elle ne lui répondit pas. Elle tendit à son baiser un front de marbre… Il se sauva, balbutiant des excuses. Rouletabille aurait donné cher pour le suivre.
Callista s’était assise sur le divan. Elle ne bougeait pas. Elle se tenait raide comme une reine d’Égypte. Sur son bras nu, on voyait briller un énorme anneau d’esclavage. Il fallait se décider. Rouletabille toussa. Il se trouvait ridicule, odieux ; il maudissait Jean qui l’avait chargé d’une pareille corvée. Ce fut elle cependant qui parla la première :
« Il veut me quitter, n’est-ce pas ? »
Rouletabille toussa encore. Il trouvait cette toux éloquente ; si Callista, qui n’était pas dénuée d’intelligence, voulait faire un tout petit effort, elle comprendrait ! Et de fait, elle avait compris et, sans plus tarder, elle le lui prouva. Elle vint se planter devant le jeune homme, éleva son bras nu à la hauteur de son visage et, lui montrant le cercle d’or où l’on avait tracé un signe mystérieux fait de la rencontre et du mélange de deux religions : la croix et le croissant, le tout en forme de poignard :
« Rouletabille, dit-elle, répète à Jean ceci : les filles gitanes qui portent cet anneau au bras… et ce signe sur cet anneau… sont de vraies filles de Bohême gardant la fidélité à l’amour et le souvenir de l’injure !… Et maintenant va-t’en ! Va, te dis-je… va rejoindre ton ami !… »
Et ils furent trois à le chasser, car l’ourson et le perroquet s’étaient joints à Callista, et le perroquet n’était pas le moins redoutable…
III
OLAJAÏ
Rouletabille, après avoir feuilleté l’indicateur qui traînait sur son bureau, alla à l’une des grandes cartes routières de l’Europe qui, sur les murs, entre « les bois » de la bibliothèque, étalaient leur puzzle bariolé.
Dans le studio, tout était rentré dans l’ordre. Les livres avaient retrouvé leur place. La vitre du balcon avait été remise. Toute trace du cambriolage de la veille avait disparu et jamais le maître du logis n’avait paru aussi calme.
D’un geste précis, son doigt posé sur ce mot : « Avignon » avait suivi un instant une route descendante ; après quoi, Rouletabille était revenu au téléphone :
« Monsieur de Santierne n’est pas encore rentré chez lui ?…
– Non !…
– Je l’attends ici jusqu’à une heure, j’ai besoin de le voir de toute urgence. Dans vingt minutes, s’il n’est pas arrivé, je vous téléphonerai pour vous donner mes dernières instructions. »
Et il raccrocha l’appareil sans nervosité.
Il avait endossé le complet à carreaux et coiffé la casquette qui lui faisaient un uniforme célèbre dans le monde entier ; une valise soigneusement revêtue de sa gaine de toile annonçait un prochain voyage. Il sortit d’un tiroir un browning dont il vérifia l’armement, l’enferma dans sa poche, s’assit et ferma les yeux.
Pour qui connaissait bien Rouletabille, son entrain habituel, sa naturelle exubérance sous laquelle il cachait souvent les plus sérieuses inquiétudes, son besoin perpétuel de bouger, « de faire quelque chose », une pareille attitude en disait long…
Jamais Rouletabille ne travaillait autant que lorsqu’il ne faisait rien. Jamais la nature n’a d’appesantissement plus redoutable qu’à l’heure où elle se dispose à tout déchirer. Pour quelle aventure nouvelle Rouletabille se recueillait-il ? Il devait la prévoir de taille pour accumuler tant de sang-froid… Quels événements graves entrevoyait-il derrière le rideau de ses paupières closes ?…
Soudain il ouvrit les yeux. Il se leva ; il avait reconnu le pas de Jean…
Celui-ci se précipita avec des cris joyeux :
« J’enterre ce soir ma vie de garçon ; je t’invite ! Tu sais que ça s’est admirablement passé avec Callista !… Ma parole ! Je ne sais pas ce que tu as depuis quelque temps, tu prends tout au tragique. C’est Mme de Meyrens qui te donne des idées noires !… Depuis que tu fréquentes cette femme on ne te reconnaît plus !… Pour en revenir à Callista, mon vieux elle a été parfaite !… Moi aussi, d’ailleurs, j’ai été parfait : « Tu sais combien je t’ai aimée !… Je ne t’oublierai jamais… Mais la vie… la nécessité de me marier… de me ranger !… » Enfin un bon boniment et de bons titres de rente !…
– Elle a accepté de l’argent ?
– Je lui ai laissé le paquet sur la cheminée, j’espère que ça la consolera !…
– Il y est peut-être encore, sur la cheminée, ton argent !…
– Eh bien, mon cher, je n’irai pas y voir !… Je pourrais encore la rencontrer, et je ne veux plus penser qu’à Odette… à Mlle Odette de Lavardens, qui sera bientôt Mme Jean de Santierne !
– Tu ne risquerais pas de rencontrer Callista chez elle ! déclara froidement Rouletabille car elle n’y est plus !
– Où est-elle donc ?
– À Lavardens ! »
Jean bondit :
« Qu’est-ce que tu dis ?…
– Si elle n’est pas à Lavardens, elle n’en est pas loin !… Elle est partie pour les Saintes-Maries-de-la-Mer !…
– Callista aux Saintes-Maries !… Tu en es sûr ?
– Un coup de téléphone à sa femme de chambre m’a tout appris…
– Et quand as-tu appris cela ?
– Il y a vingt minutes !…
– Et tu me dis cela avec un calme… un calme qui m’épouvante… »
Jean aperçut alors la valise, le complet à carreaux…
« Tu pars en voyage ?… Tu me lâches dans un moment pareil ?…
– Ma foi, oui !… Je te laisse enterrer ta vie de garçon !
– Ah ! tais-toi !… Me diras-tu où tu vas ?
– Je n’ai pas de secret pour toi !… Je vais à Lavardens !…
– Rouletabille !… »
Jean se jetait dans ses bras et l’embrassait, mais Rouletabille déjà se dégageait.
« Ne nous attendrissons pas !… Quoi que nous fassions, nous aurons sur elle un retard de vingt-quatre heures… Puissions-nous arriver à temps !…
– Espérons-le !… soupira Jean. À tout prix, il faut éviter le scandale !…
– Le scandale ! releva Rouletabille avec un inquiétant sourire… Ah ! mon cher, si tu l’avais entendue me cracher cette phrase au visage : « Va dire à ton ami que les filles de Bohême qui portent ce signe… »
– Oui ! oui ! tu as raison !… Il faut tout craindre… je deviens fou !…
– Ce n’est pas le moment, si tu veux sauver Odette…
– Sauver Odette… Nous en sommes là ?…
– Il faut d’abord ne pas rater le train de deux heures dix. Nous serons à Avignon cette nuit à deux heures cinquante et une. Là, nous sauterons dans une auto et nous arriverons aux premières lueurs du jour à Lavardens… Et maintenant va faire ta valise ! Rendez-vous à la gare… J’ai encore une heure devant moi. J’ai le temps de passer à la préfecture…
– Quoi faire à la préfecture ?… Pour ton histoire de l’autre nuit ?
– Peut-être… À propos je n’ai plus de domestique !
– Tu l’as fichu à la porte ?… Tu as bien fait ! Sa figure ne m’est jamais « revenue » à ce garçon-là !…
– Je ne l’ai pas fichu à la porte… Hier soir, en rentrant, j’ai trouvé les clefs de l’appartement chez le concierge et ce mot sur mon bureau. Lis.
– Mais il écrit très bien le français, ton sauvage !
« Monsieur m’excusera de quitter si brusquement son service. Il se peut que je ne revoie jamais monsieur, mais je n’oublierai jamais les bontés que monsieur a eues pour moi !
OLAJAÏ… »
« Encore un nom à coucher dehors !
– Oui, il signe Olajaï ! reprit Rouletabille d’une voix sourde. Et sais-tu ce que cela signifie dans le langage de son pays, ce mot-là ? Cela veut dire : Malédiction !
– C’est impressionnant ! » exprima Santierne qui déjà s’élançait vers l’escalier…
Rouletabille l’arrêta d’un geste :
« Oui, fit-il. C’est impressionnant !… Surtout quand on sait qu’Olajaï a pris le train, lui aussi, hier soir, pour…
– Pour ?…
– Pour les Saintes-Maries-de-la-Mer !… »
Santierne regardait maintenant Rouletabille avec des yeux énormes. « Mais qu’est-ce que tout cela signifie ?… balbutia-t-il. Cela ne peut pas être une simple coïncidence !… Qu’est-ce que cela cache ?…
– Je ne sais pas ce que cela cache, prononça le reporter sans quitter son calme imperturbable, mais tout cela nous révèle au moins, mon cher Jean, que nous sommes tous emportés là-bas par une force inconnue et fatale et que nous nous débattons dans un obscur tourbillon où tes affaires et les miennes se mêlent bien étrangement ! Olajaï !… Cet Olajaï est un Balkanique bohémien et je ne crois pas qu’il soit allé aux Saintes-Maries uniquement pour prier sainte Sarah !… »
C’est sur cette sombre parole que les jeunes gens se séparèrent.
Trois quarts d’heure plus tard, sur les quais de la gare de Lyon, Rouletabille voyait arriver Jean plus pâle et plus angoissé encore qu’il ne l’avait quitté. Il tenait une lettre dans sa main :
« Ah ! mon cher, lis ! tout se précipite ! »
C’étaient quelques mots d’Odette :
« Venez vite, Jean, venez vite !… J’ai peur pour vous !… J’ai peur pour moi ! Si c’était vrai que vous ne m’aimiez pas !… Que vous en aimez une autre !… Ah ! cet Hubert me fait peur !… Et papa aussi a peur ! Ah ! venez !… Je ne peux pas vous en dire davantage !… »
– Le misérable ! grondait Jean qui avait peine à se contenir… il n’y a pas de doute ! il lui a parlé de Callista ! »
Rouletabille poussa son ami dans le compartiment. Il ferma la portière. Ils étaient seuls :
« Il faut que tu me dises tout ce que tu sais d’Hubert !… »
Jean lui répondit, les sourcils froncés, l’œil mauvais :
« Tu l’as vu un après-midi, dans son cadre, tu en sais aussi long que moi ! Tu as vu une brute !
– C’est sommaire, fit Rouletabille.
– C’est comme lui !… répliqua Jean…
– Oh ! pardon ! releva le reporter… je le crois un peu plus compliqué que tu viens de le dépeindre !…
– Pour les moyens d’arriver à son but, peut-être !… mais je te jure que lorsqu’on a vu ce grand garçon, à cheval, parmi les bouviers et brandissant son trident derrière les troupeaux épouvantés, on emporte non seulement de lui une image physique, on a touché encore le fond de sa psychologie !… Et puis, c’est peut-être, lui aussi, un artiste « dans son genre »…
Et Santierne fit entendre un rire douloureux. Rouletabille ne s’y trompa point. Il avait en face de lui un homme jaloux… jaloux à en pleurer. Et c’est tout juste, en effet, si Jean, derrière son rire, parvenait à retenir ses larmes car c’était un tendre, celui-là… tout le contraire d’Hubert… et, sous son apparent snobisme, fleurissait une âme délicate d’une sensibilité presque maladive. Riche, ayant fréquenté les Hautes études politiques par désœuvrement, pratiqué tous les sports pour se plier au goût du jour, passé dans « la carrière » parce qu’un homme de la naissance, de l’éducation et de la grâce de Santierne se doit à lui-même d’avoir été plus ou moins attaché d’ambassade, la véritable personnalité de Jean se révélait quand il abordait la question de l’art et surtout la musique, à laquelle il s’était adonné comme à un délicieux poison.
C’était Mozart et Beethoven qui avaient fiancé Jean et Odette de Lavardens, mais Santierne n’ignorait pas qu’avant qu’il connût cette charmante fleur de la Camargue, Odette avait reçu, quand elle était encore enfant, d’autres impressions qui, pour être plus rustiques, n’en étaient peut-être pas moins redoutables. C’était Hubert qui avait appris à Odette à monter à cheval. Et quelle amazone il en avait fait !…
« Comprends-moi, disait Jean à Rouletabille : le vieux Lavardens, dans ce temps-là était, lui aussi, féru d’Hubert… Mais quand ce gentilhomme campagnard (je parle d’Hubert), qui n’avait pour toute fortune que son bastidon et son troupeau, demanda qu’on lui réservât la main d’Odette (il y a quatre ans de cela), Lavardens lui répondit : « Fais d’abord fortune et nous reparlerons de tout cela quand Odette aura l’âge !… » Eh bien ! aujourd’hui, Odette à l’âge, Hubert a fait fortune, mais Odette et moi nous nous aimons !… J’avais espéré un duel, mais il paraît qu’on ne se bat plus en duel !… Le lâche a préféré raconter à Odette mon histoire avec Callista… C’est infâme !
– La pauvre petite ! exprima Rouletabille, je la plains, entre Hubert et Callista !
– Odette t’aime beaucoup ! fit Jean en serrant la main de Rouletabille.
– Et moi j’ai une sincère affection pour elle, puisqu’elle sera ta femme ! »
Ils se turent un instant. Puis Jean dit :
« Écoute : là-bas, moi je fais mon affaire d’Hubert ; toi, tu t’occuperas de Callista !…
– Il vaut mieux que je me charge de tout ! » riposta le reporter…
Et comme Jean faisait un mouvement :
« Ah ! je t’en prie !… tu feras exactement tout ce que je te dirai !… Je t’assure que nous n’avons pas un instant à perdre ! et qu’à la moindre fausse manœuvre nous sommes fichus !…
– Tout de même, éclata Jean, ils ne vont pas me l’assassiner !…
– Non ! mais je crains que les événements ne se précipitent !… »
Ils se précipitèrent si bien, les événements que nous ne pouvons mieux faire pour en établir la rapide succession que de recopier, dans toute leur sécheresse, les notes du carnet du reporter prises dans cette nuit tragique.
CARNET DE ROULETABILLE
« Onze heures quarante, Lyon. Jean agite la question de savoir s’il ne vaut pas mieux descendre là et brûler la route en auto… Gain de temps aléatoire. Je décide de nous en tenir à ma première idée. Jean devient inquiétant d’impatience et gênant. Deux heures cinquante du matin. Avignon-auto. Jean conduit comme un fou ; il va nous casser la figure. J’exige qu’il me cède la place au volant. Quatre heures du matin. Château de Lavardens. Réveillons le jardinier. Tout est calme. M. de Lavardens et sa fille se sont couchés de bonne heure. Quatre heures dix. Je laisse Jean à Lavardens et je lance l’auto sur la route des Saintes-Maries. Quatre heures trente-cinq, coup de feu sur la route. Pneu arrière éclaté. Un homme surgit devant moi, une carabine à la main. Je reconnais Olajaï ! Il est haletant et me regarde avec des yeux de fou : « Que monsieur ne se montre pas en Camargue !… Que monsieur ne quitte pas Lavardens ! » Et il s’enfonce dans les tamaris. En changeant ma roue, je réfléchis à ce que vient de me dire Olajaï. Le conseil est bon ! Je retourne à Lavardens. Six heures. Quelques instants après être rentré au château, je trouve une foule paysanne ameutée autour du cadavre de M. de Lavardens, que l’on vient de découvrir au fond de son parc, près d’une porte mitoyenne communiquant avec la propriété d’Hubert. M. de Lavardens a été frappé horriblement à la tempe. Je n’ai pas eu besoin d’examiner longtemps le corps pour être persuadé que l’on n’arrêtera jamais l’assassin… Sept heures. On arrête Hubert ! Entre-temps, on a découvert que Mlle de Lavardens a été enlevée dans la nuit. Jean est complètement fou. Chère petite Odette je te sauverai !… »
IV
LE MIDI BOUGE ET LA CAMARGUE AUSSI
Les quelques lignes jetées en hâte par Rouletabille sur son carnet ne faisaient que rapporter brutalement un fait tragique que la justice d’un côté et le journalisme de l’autre allaient essayer de reconstituer dans ses moindres détails. Si, ce jour là, Rouletabille avait été sobre de commentaires, c’était sans doute qu’il aurait eu trop à en faire.
Prévoyait-il déjà que cette affaire, apparue tout d’abord comme un sinistre fait divers, allait prendre bientôt les proportions d’un événement d’une portée européenne ? Il est certain qu’obéissant à un instinct sûr servi par une logique coutumière (cette logique, dans son langage imagé il l’appelait « le bon bout de la raison ») le reporter eut tout de suite le pressentiment que sous le drame de Lavardens, remuait un autre drame formidable, dont le premier pouvait bien être la clef.
Voyons-le donc agir pas à pas depuis qu’il a été si étrangement chassé des routes de la Camargue par l’apparition fantomatique d’Olajaï. Il rentre à Lavardens. Ce n’est point à la minute précise de son arrivée que se fait la découverte du drame, mais, comme il le dit dans son carnet, quelques instants plus tard.
Jean l’attendait sur le perron du Viei-Castou-Noù (le vieux château neuf), comme on disait dans le pays pour désigner la vaste demeure de style provençal que les Lavardens s’étaient construite au commencement du siècle précédent sur la route d’Arles, au nord de la Camargue, dans une contrée pleine de fraîcheur et d’ombre, qui, au sortir de la plaine marécageuse, claire comme un étincelant miroir, surprenait comme une Normandie avec ses sentes gazonneuses, ses plaines de froment, ses arbres feuillus aux troncs puissants et moussus. Là était le toit de la bonne hospitalité. Là, le voyageur, ou le simple guardian qui allait retrouver ses troupeaux, était toujours accueilli par de bonnes paroles et un bon vin de choix « vif comme le pinson ».
Rouletabille vit tout de suite que Jean avait une mine des plus rassurantes. Quant à lui, encore sous le coup du singulier incident de la route, il était loin d’être aussi tranquille que son ami. Il se laissa conduire dans une petite salle où un domestique, le vieil Alari qui servait les Lavardens depuis trente ans, avait dressé un premier déjeuner.
« Nous sommes fous, disait Jean… Tout repose encore dans la maison. J’ai questionné Alari, Hubert fait bien des extravagances et je comprends qu’Odette se soit émue…
– Tout de même, fit entendre Alari quand il eut fini de verser le café, moi, à votre place, monsieur Jean, j’aurais l’œil… Il y a des jours où ce garçon est tau qu’un bregand dans lou fourest (tel qu’un brigand dans la forêt). »
Et le vieux domestique quitta la salle en hochant la tête et en répétant :
« Tau qu’un bregand dans lou fourest !… »
Jean reprit, quand il fut parti :
« Autre chose… Je sais maintenant pourquoi Callista est venue aux Saintes-Maries…
– Parle, mon ami, parle ! faisait Rouletabille qui pensait toujours à Olajaï.
– Mais c’est très simple : tu sais combien Callista, sous ses dehors parisiens, est restée bohémienne avec tous les préjugés et toutes les superstitions de sa race !
– Trop bohémienne !… beaucoup trop, mon cher Jean, pour notre repos à tous…
– Nous ne nous comprenons pas…
– C’est-à-dire que tu ne me comprends pas, ce qui n’est pas la même chose…
– Mais écoute-moi donc, je t’en prie ! Tu t’écoutes toujours, toi, et tu n’écoutes jamais personne !…
– Tu t’imagines cela, Jean !… Mais, moi, pour t’écouter, fit Rouletabille, je n’ai même pas besoin que tu parles !…
– Ah ! tu as bien dit cela ! avec l’assent !… Enfin, tu plaisantes… nos affaires vont mieux.
– Non ! elles ne vont pas mieux !… Alors tu me disais que Callista…
– Est superstitieuse, reprit Jean un peu décontenancé… Tu sais la dévotion qu’elle a pour sainte Sarah…
– Dame ! c’est leur patronne à ces gens-là…
– Oui, mais chez Callista, tu ne sais pas jusqu’où ça allait… elle avait fait incruster une icône dans le bois de son lit et plus d’une fois je l’ai surprise en prière devant cette horrible petite image…
– Après ?
– Après, tu sais que tous les ans le 24 mai, les bohémiens fêtent la sainte Sarah aux Saintes-Maries, dans la crypte de l’église qui a été élevée à l’endroit même où débarquèrent, d’après la légende, les saintes Maries et Lazare et leur suivante Sarah…
– Après ? après ?
– Je t’énerve ?
– Non, tu me fais perdre du temps avec ton cours d’histoire ! Je sais tout cela aussi bien que toi… Où veux-tu en venir ?
– À ceci… Alari vient de me dire que jamais la Camargue, à pareille époque, n’a été aussi infestée de gitanes, de zingaras, de gypsies… Il en est venu de partout, du Nord et du Midi, d’Italie, d’Espagne et de plus loin encore ! Le bruit court dans le pays que le 24 mai, cette année, correspond à une prophétie d’où toute la race attendrait de grandes choses. Cela posé, tu comprendras que pour une fanatique de sainte Sarah, comme Callista… »
Mais Rouletabille semblait ne plus l’écouter. Il avait repoussé sa tasse et s’en était allé rêveur à la fenêtre, en bourrant sa pipe.
Un merveilleux matin de Provence dorait déjà la campagne (l’auba cargat sa bella rauba pèr saluda lou Dièu dou jour) [1] ; un vent léger apportait la senteur des lavandes et des myrtes mais quoique le reporter fût aussi bien que quiconque propre à goûter les joies simples que verse la nature, Rouletabille, en ce moment, ne voyait pas la campagne ni ne paraissait apte à apprécier les parfums… Sans doute était-il occupé à s’écouter, comme disait Jean, lequel, de plus en plus tranquille, continuait son léger repas, tout en suivant son idée :
« Alari me disait qu’on n’avait pas vu ça depuis la fameuse année où fut sacrée la Reine du Sabbat… »
Sans se retourner, Rouletabille dit de cette voix lointaine qu’il avait quelquefois comme s’il parlait du fond d’une autre pièce, d’une pièce dans laquelle il avait le droit de pénétrer et où il semblait s’être réfugié en y traînant avec lui toute sa pensée prisonnière :
« J’ai fait, il y a quelques semaines, un article à propos du procès des romanichels, cette curieuse association de voleurs « au rendez-moi », article dans lequel je parlais de la singulière destinée de cette race et je le terminais en annonçant que le peuple de la Route, en effet, n’avait pas perdu toute espérance…
– Et où a-t-il paru cet article ?… Comment se fait-il que je ne l’ai pas lu ?
– Il a paru dans la Revue de la langue d’oc et en provençal : j’avais jugé le sujet opportun !… » continua le reporter toujours de sa voix lointaine, de sa voix de l’autre pièce !…
Soudain il se retourna et revint droit à Jean.
« Je disais encore dans cet article que sainte Sarah avait promis à son peuple – et cela paraît-il, en termes formels – ne souris pas !… qu’il retrouverait à une date prochaine son antique prospérité. Je n’ai pas, du reste, à te cacher que je tenais tous ces précieux détails d’Olajaï lui-même.
– Eh bien, mon cher ! c’est pour faire ses dévotions à sainte Sarah que Callista est venue en Camargue !… Nous avons donc eu tort de nous affoler !…
– Mon domestique aussi est venu aux Saintes-Maries pour faire ses dévotions, mon cher Jean, et tu ne m’en vois pas plus tranquille pour cela !… À propos de mon domestique… je viens de le rencontrer !…
– Olajaï ?…
– Oui ! Olajaï ! Il m’a crevé un pneu d’un coup de carabine pour avoir l’occasion de me conseiller de rentrer ici au plus tôt et de ne plus quitter Lavardens !…
– Qu’est-ce que cela veut dire ? s’exclama Jean en se levant de table.
Rouletabille haussa les épaules :
– Eh ! qu’est-ce que cela voudrait dire si cela ne signifiait point que Lavardens est menacé !…
– Menacé de quoi ?… Lavardens n’a rien à faire avec les bohémiens !…
– Non ! mais Callista a peut-être à faire avec les Lavardens, et peut-être Olajaï en sait-il quelque chose !…
– Callista s’était donc entendue avec Olajaï ?
– Je ne crois pas Olajaï animé de mauvaises intentions à mon égard ; cependant, certains points obscurs de sa conduite ne laissent point de m’inquiéter… Je lui ai quelque peu sauvé la vie, là-bas, dans les Balkans… mais s’il n’y a pas entente… il y a peut-être pire !… Il y a une coïncidence qui, de quelque côté que je me retourne, m’effraie…
– Et toi, tu m’épouvantes ! s’écria Jean… Partons ! partons vite !… partons tous ! en laissant loin derrière nous et les bohémiens et Callista !… et Olajaï !… et ce brigand d’Hubert !…
– Partez donc !… et le plus tôt sera le mieux ! fit Rouletabille…
– Et toi ?…
– Moi, je reste !… »
V
LOU CABANOU
Jean regarda Rouletabille avec étonnement :
« Pourrait-on savoir ce qui te retiendra ici quand nous n’y serons plus ? » demanda-t-il.
Sans doute Rouletabille n’avait-il point hâte de répondre, car il interpella tout de suite le vieil Alari qui entrait :
« Que se passe-t-il donc aux Saintes-Maries ?…
– Ah ! messies ! Dieu seul le sait !… Mais ce n’est pas pour rien qu’on appelle leur messe la messe du diable !
– Sache, mon ami, que les bohémiens sont de bons catholiques.
– Eh ! quès aco ?… N’empêche qu’ils disent la messe à rebours, dans la crypte !…
– Comment cela ?
– Eh bien ! leur vicaire leur fait face au lieu de leur tourner le dos, et l’autel lui aussi est retourné… Mais cela n’est rien, je vous dis… c’est ce qui se passe après !… Ah ! il ne faudrait pas qu’un roumi leur passe par les mains à ce moment-là !…
– Ils le mangeraient ?
– Non, mais il n’y a pas de bonne fête dans le fond de la crypte, s’il n’y a pas de sang !
– Qu’est-ce qui t’a dit ça ?
– Tout le monde sait ça en Camargue… »
Jean haussa les épaules.
« Eh ! monsieur, reprit Alari, j’ai abordé l’un de ces maudits, pas plus tard qu’hier… et je lui ai demandé : « Ounte vas toun grand coutère ? » (Où vas-tu avec ton grand couteau ?) Il m’a répondu en me regardant de travers : « Coupa di testo : sien bourrère ! » (Couper des têtes : suis bourreau !)
– Et en attendant, qu’est-ce qu’il coupait ?
– Des osiers pour tresser ses corbeilles.
– Tu vois, mon brave Alari… Tu es un peu simple d’esprit, tu sais !… »
Dans le même moment, on entendit des voix dans le vestibule et Alari s’en fut voir ce qui se passait. Il revint, l’air tout ahuri et tenant une gaze bleuâtre qu’il montra aux jeunes gens en disant :
« C’est le père Tavan qui a trouvé l’écharpe de mademoiselle dans le clos de M. Hubert !… »
Jean devint affreusement pâle. Rouletabille bondit hors de la pièce… Dans le vestibule, il se heurta à Estève, la femme de chambre, une Arlésienne qui n’était point depuis longtemps en service au Castou-Noù, et lui demanda d’une voix sèche si Mlle Odette était dans sa chambre.
« Eh ! je crois bien qu’elle est dans sa chambre ! Je descends lui chercher son petit déjeuner !… » répliqua cette fille, un peu étourdie des façons du reporter.
Celui-ci lui demanda encore :
« Mlle Odette est allée hier chez M. Hubert ? »
Estève, qui paraissait de plus en plus offusquée par ce brutal interrogatoire, se prit à rougir et tout à coup éclata :
« Eh ! est-ce que je sais, moi, si mademoiselle est allée chez M. Hubert ? Est terrible ! Est-ce que je suis là pour veiller sur mademoiselle ?… Laissez-moi passer !… Quès aco ?… »
À ce moment, Jean parut dans le vestibule, suivi d’Alari et dit à Estève :
« Tu porteras à ta maîtresse son écharpe que cet homme vient de trouver dans le jardin de M. Hubert…
– Dans soun jardin ?… répéta la servante, visiblement troublée.
– Oui, dans son jardin ! redit le père Tavan, un journalier qui travaillait en supplément quelquefois chez les Lavardens, mais le plus souvent chez Hubert.
– Et tu travaillais ce matin chez M. Hubert ? questionna Rouletabille.
– Oui… j’arrivais pour le travail, répondit l’autre… J’ai vu l’écharpe par terre, dans la petite allée. Je l’ai reconnue tout de suite. La demoiselle l’avait encore hier sur les épaules. Je suis allé frapper à la porte de M. Hubert, mais personne ne m’a répondu !… Alors j’ai rapporté lou fichu ici !
– Eh ! Tavan, fit Alari, où as-tu vu que mademoiselle avait hier lou fichu sur ses épaules ? Pas chez M. Hubert, apparemment !…
– Non ! mais quand elle est passée sur la route avec lou padre, à la promenade de cinq heures…
– Alors, fit Rouletabille, elle aura perdu cette écharpe pendant la promenade. M. Hubert l’aura trouvée, ramassée… et il l’aura lui-même perdue en rentrant chez lui !…
– À moins, fit Alari, que M. Hubert, rencontrant monsieur et mademoiselle à la promenade ait dérobé lou fichu en manière de plaisanterie…
– Drôle de plaisanterie ! ricana Jean… Mais M. Hubert nous renseignera là-dessus… Merci toujours, Tavan, et que Dieu te garde !… »
Pendant ce temps, Rouletabille ne perdait pas une ligne du jeu des physionomies autour de lui ; Estève s’était éclipsée, descendant aux cuisines ; Tavan avait une de ces figures de vieux paysan roublard qui affectent de cacher une sûre astuce sous une niaiserie problématique…
« Je m’en vais avec Tavan, fit le reporter… Il me montrera l’endroit où il a trouvé cette écharpe… »
Alors Jean les suivit dans le plus fâcheux état d’esprit. Alari fermait la marche.
Ils descendirent la route jusqu’à la porte de la petite propriété d’Hubert, une modeste bastide accotée au parc des Lavardens et qu’Alari ne désignait jamais autrement que par ces mots méprisants : « Lou Cabanou », bien qu’Hubert eût fait tous les frais nécessaires pour lui donner un aspect moderne et la meubler avec une certaine élégance.
Quand ils eurent pénétré dans l’enclos, Tavan désigna l’endroit où il avait trouvé l’écharpe… Rouletabille était déjà à quatre pattes… déjà il avait quitté l’allée pour suivre une piste fraîchement empreinte dans la terre molle du jardin et qui le conduisait jusque sur les derrières du bastidon.
Alari, qui regardait agir Rouletabille avec admiration, murmurait entre ses dents une vieille galéjade :
« Un jour qui sera nuit, les hommes auront une queue qui portera un œil – qui pirouettera de mille façons – et qui, à dix pas, verra les veines d’une puce ! »
Le mur qui bordait l’enclos de Hubert était assez bas à cet endroit. Soudain, en deux bonds, Rouletabille le franchit et retomba dans un chemin creux qui venait finir là en cul-de-sac. Les autres voulaient le suivre, mais il réapparut tout de suite, le front soucieux, un mot sur les lèvres :
« Auto !
– Eh bien, lui demanda Jean, que se passe-t-il ?
– Éloignez-vous un peu, commanda le reporter à Alari et à Tavan… j’ai à parler à M. de Santierne. »
Et quand les autres eurent fait quelques pas :
« Eh bien ! répéta Jean.
– Eh bien, Odette est venue ici !…
– Odette est venue chez Hubert ?
– Oui.
– Seule ?
– Mon Dieu, oui, seule… Mais ce qui m’effraye, vois-tu, ce n’est pas qu’elle soit venue, c’est que je ne vois pas comment elle en est ressortie !
– Tu rêves !… Où as-tu vu les pas d’Odette ? Montre-les-moi, je veux les voir ! »
Rouletabille le conduisit à l’endroit que l’homme avait désigné comme étant celui où il avait trouvé l’écharpe… Là, en effet, il y avait l’empreinte légère d’un petit soulier pointu… empreinte qui disparaissait tout d’un coup… Cette empreinte se dirigeait vers la maison d’Hubert !… et puis plus rien !…
« Plus rien ! répétait sourdement Rouletabille… Cette empreinte s’en vient et ne s’en retourne pas… Et elle est rencontrée là par des pas d’homme… des pas d’homme qui conduisent au mur… Et tu ne sais pas ce qu’il y avait derrière le mur ?… Il y avait, dissimulée dans le chemin creux, une auto qui attendait !… Ah ! si, à cette heure, Odette n’était pas dans sa chambre, on pourrait supposer le pire !
– Le pire que l’on puisse supposer, râlait Jean qui souffrait le martyre, c’est qu’Odette soit venue ici toute seule ! Le reste n’existe pas !… On ne l’a ni enlevée ni tenté de l’enlever !… sans quoi elle se serait plainte n’est-ce pas ? Enfin, tu la connais…
– Oui ! fit Rouletabille d’une voix grave, je la connais !
– Et tu vois Odette, toi, venant la nuit chez Hubert !… Mais tu as juré de me faire devenir fou !…
– Du calme, Jean, du calme… Odette est un ange et tu es un poète… Laisse-moi faire mon métier qui est de regarder la trace que laissent en passant les gens et les choses sur la terre… »
VI
UN MORCEAU D’ÉTOFFE COULEUR TANGO
« Qu’est-ce que tout cela prouve ? gronda Jean la tête basse, le front mauvais, pourquoi voudrais-tu qu’il n’y eût pas dans ce jardin des pas de femme ?… Est-ce que nous savons qui est venu hier chez Hubert ?… Et pourquoi veux-tu que cette empreinte soit justement celle du soulier d’Odette ?
– Pour trois raisons, répliqua Rouletabille en s’essuyant le front… d’abord parce que je la trouve à côté de l’écharpe, ensuite parce qu’elle correspond à la pointure d’Odette… enfin parce qu’elle vient de là ! »
Et le reporter désignait du doigt une petite porte dans un mur assez bas qui séparait la propriété d’Hubert du vieux château.
« Par la porte mitoyenne ! ricana Jean… Je la croyais condamnée depuis longtemps, la porte mitoyenne !…
– Eh bien, vois !… » fit Rouletabille.
Et il n’eut qu’à la pousser pour qu’elle s’ouvrît !…
« Oh ! gémit Jean, j’étouffe !… »
Et, se retournant, il fit quelques pas menaçants vers la maison d’Hubert, mais Rouletabille l’arrêta… Il lui montra Tavan qui, d’un œil sournois, observait à quelques pas de là tout ce qui se passait :
« Je t’en supplie contiens-toi !…
– Cet Hubert ! grinça Jean, frémissant, je le tuerai !… »
Rouletabille haussa les épaules et, d’un signe, appela Alari près de lui. Il n’eut qu’à lui montrer la porte pour que le vieux domestique comprît.
« Je puis affirmer à monsieur qu’hier soir encore elle était fermée à clef et que les verrous en étaient poussés… Et ça n’est pas la rouille qui leur manque !… On ne les a pas tirés depuis des années… c’est bien simple… depuis la mort du père de M. Hubert…
– Et la clef de cette porte, où était-elle ?…
– Ah çà, monsieur, je ne sais pas ; il faudrait le demander à monsieur ou à mademoiselle…
– C’est bien, Alari… Tu vas rentrer au château et je te connais assez pour être sûr que tu ne diras pas un mot de tout ceci !…
– Certes ! monsieur… mais c’est lou père Tavan !…
– Lou père Tavan… J’en fais mon affaire. »
Il poussa le vieil Alari dans le parc et y passa lui-même suivi de Jean… De ce côté, il trouva la clef sur la serrure… Il constatait en même temps qu’il avait fallu se livrer à de gros efforts pour faire jouer les verrous… Jean, anéanti par cette idée qu’Odette était venue la nuit précédente, de son plein gré, chez Hubert, le regardait faire, d’un air stupide, hébété…
Soudain des cris sinistres retentirent parmi lesquels on reconnaissait la voix d’Alari.
Rouletabille et Jean se précipitèrent en tournant le coin d’une épaisse futaie, découvrirent tout un groupe autour d’Alari que l’on apercevait à genoux. Ces gens qui apportaient leurs fournitures quotidiennes au Viei-Castou-Noù, faisaient entendre des lamentations, des « Boun Dieu ! » et des « péchère » qui annonçaient un gros malheur.
De fait, les jeunes gens, ayant écarté cette petite troupe affolée, se trouvèrent devant un cadavre à la figure couverte de sang. Jean poussa un grand cri :
« M. de Lavardens assassiné ! »
Alari pleurait. Le père Tavan, qui était accouru, lui aussi, déclarait que « le pôvre » était déjà froid !…
Rouletabille l’écarta en défendant de toucher au corps. Lui seul en avait le droit. Il constatait rapidement une horrible blessure à la tempe qui semblait avoir été faite avec un instrument tranchant. En même temps, il relevait sur la victime des traces d’une lutte qui avait dû être acharnée… Les vêtements étaient en désordre, le col de la chemise était arraché, et dans sa main crispée M. de Lavardens tenait un morceau d’étoffe couleur tango… Aussitôt qu’il eut aperçu ce morceau d’étoffe Alari s’écria :
« Mais c’est la cravate de M. Hubert !… »
Et d’autres autour de lui répétèrent :
« Mais oui ! mais oui ! c’est la cravate de M. Hubert !…
– Vous en êtes sûrs ? questionna Jean d’une voix rauque.
– Ah ! si j’en suis sûr ! répéta Alari en se relevant… Et le père Tavan lui aussi en est sûr !… Pourquoi ne dis-tu rien, Tavan ?
– Parce que ça commence à être des choses qui ne me regardent pas !
– Qu’est-ce donc qui te regarde ? lui demanda brusquement Rouletabille…
– « Mon jardin » ! répliqua l’autre, sûrement ce matin j’aurais mieux fait de rester dans « moun jardin » !
– Ça n’aurait pas empêché ton maître d’être un assassin ! » s’écria Jean.
Tout le monde se ruait déjà derrière Jean dans la propriété d’Hubert ; on entendait par-dessus tous le vieil Alari qui répétait :
« Je l’avais bien dit ! Je l’avais bien dit ! Tai qu’un bregand dans la fourest ! »
Quant à Rouletabille, il n’avait point suivi cette troupe. Bien au contraire, après avoir examiné rapidement toutes choses autour du cadavre, il se prit à courir du côté opposé, c’est-à-dire du côté de Castou-Noù.
Dans le vestibule, il retrouvait Estève, la femme de chambre, qui montait des cuisines, portant le déjeuner de sa maîtresse sur un plateau ; car tout ce que nous venons de raconter n’avait pas duré un quart d’heure.
Estève, en revoyant le reporter, ne put dissimuler un mouvement d’inquiétude :
« Quoi de nouveau encore, monsieur, que vous voilà, le visage tout à l’envers ?
– Monte ! je te suis ! »
Elle haussa les épaules, agacée, et gravit l’escalier.
« Tu vas dire à ta maîtresse qu’il faut que je lui parle, tout de suite !… »
Elle voulut répondre quelque chose, mais Rouletabille la regarda d’un air qui lui ferma la bouche. Alors elle frappa à la porte de la chambre et entra. Elle en ressortit presque aussitôt toute pâle, mais essayant de dominer une émotion trop visible, et faisant des efforts pour affermir sa voix :
« Mademoiselle vous verra bientôt ! Mademoiselle ne peut pas vous recevoir tout de suite ! »
Rouletabille la bousculait, ouvrait la porte d’autorité et se trouvait dans la chambre d’Odette.
La chambre était vide… Le lit n’avait pas été défait…
Le reporter se retourna d’un bond vers Estève, qui voulut fuir ; mais il l’avait saisie au poignet et, refermant la porte, il lui dit :
« À nous deux maintenant ! »
VII
ESTÈVE
« Qu’est-ce que j’ai fait ?… Qu’est-ce que j’ai fait ?… s’écria l’Arlésienne au comble de l’épouvante…
– Je te jure que tu vas me le dire !… lui jeta Rouletabille dans la figure… D’abord, tu savais que ta maîtresse n’était pas dans sa chambre ! Ne mens pas ! tu nous as trompés !
– Je te jure, moun Dieu, que je croyais mademoiselle dans sa chambre ! Ô segnour ! bias-me la pas ! (Ô seigneur, donnez-moi la paix), je jure moun Dieu ! je jure moun Dieu ! »
Elle levait vers lui de grands yeux qui l’imploraient.
Rouletabille y plongea les siens, puis la lâcha, apparemment radouci. Il essayait de se calmer lui-même, et pour la calmer, elle, il lui parla le langage de son terroir…
« Tout à l’ouro… de quei que t’avié troubalado ! [2]
– Le sais-je ? fit-elle… vos yeux me faisaient peur !
– Tu mens, Estève, tu sais quelque chose que tu ne veux pas me dire, mais apprends que l’on a enlevé ta maîtresse, cette nuit, que l’on est allé chercher le juge et que tu vas être arrêtée comme complice !
– Enlevée ! Enlevée ! s’écria la pauvre fille et elle s’écroula avec des larmes au pied du lit de Mlle de Lavardens ! Ah ! soupira-t-elle, perquêté sies envoulado ? (pourquoi t’es-tu envolée ?)
– Estève, je te crois une honnête fille, reprit Rouletabille, mais tu peux avoir commis quelque imprudence qui te sera pardonnée si tu parles avec sincérité… N’es-tu pas entrée hier en conversation avec des personnes qu’on n’a point l’habitude de voir au Viei-Castou-Noù ou dans les environs ?
– Non, monsieur !… Non, monsieur !… Avec personne !… Ah ! attendez ! attendez !… Hier matin, la grille était ouverte, je faisais la chambre de mademoiselle et j’ai aperçu devant la grille un homme de mauvaise mine… Justement mademoiselle passait et j’ai vu que ce vaurien était assez osé pour appeler mademoiselle.
– Et mademoiselle, qu’est-ce qu’elle a fait ?…
– Elle est allée à lui et lui a parlé pendant quelque temps, bien gentiment, ma foi !… Mademoiselle est trop bonne avec les gens de la route… surtout quand ils sont faits comme celui-là qui avait l’air d’un vrai brigand et qui regardait mademoiselle avec ses yeux du diable…
– Quand mademoiselle est rentrée, elle ne t’a rien dit ?
– Non !… mais moi, je l’ai questionnée. J’étais curieuse de savoir ce que voulait cet homme. Elle m’a répondu : « C’est un tondeur de chiens ! Il m’a demandé si je n’avais pas un chien à tondre !… » C’est tout ce que mademoiselle m’a dit… Alors moi, je suis retournée à la fenêtre, mais l’homme était parti… N’importe, sa figure ne me revenait pas ! C’est sûrement lui qui a fait le coup !… Ah ! pauvre mademoiselle, se reprit à gémir Estève, elle si confiante… si bonne avec tout le monde !… »
À ce moment, Jean arrivait en trombe… On l’entendait bondir dans l’escalier et crier :
« Odette ! Odette ! »
Rouletabille enferma d’un tour de clef Estève dans un petit cabinet voisin en lui jetant :
« Tu es ma prisonnière ! Nous sommes loin d’en avoir fini tous les deux ! »
Puis il ouvrit la porte de la chambre à son ami à qui il n’eut qu’à montrer le lit non défait pour lui apprendre le nouveau malheur qui le frappait et qu’il redoutait par-dessus tout !…
Jean poussa un rugissement :
« Ah ! le misérable !
– De qui parles-tu ? lui demanda froidement Rouletabille.
– Tu me demandes de qui je parle ? s’écria Jean, mais de l’assassin de M. de Lavardens et du ravisseur d’Odette… Ah ! Rouletabille, Rouletabille !… Tu sais qu’on a enlevé Odette et tu n’es pas déjà sur ses traces !…
– Qui te dit que je ne suis pas sur ses traces ! releva le reporter avec impatience… qui te dit que je ne cours pas après elle plus vite dans cette chambre que dans une auto qui brûlerait la route ! Malheureux ! ajouta-t-il en se rapprochant de lui, tu cours après Hubert !… Autant de pas qui t’éloignent d’Odette !…
– Tu défends Hubert ! râla Jean… Eh bien ! tiens ! lis !… voilà ce que j’ai trouvé chez Hubert, dans une pièce ravagée par le drame qui s’est déroulé cette nuit !… Lis ! mais lis donc !… »
Rouletabille lisait une lettre brutalement froissée :
« Mademoiselle, l’accueil que j’ai reçu chez vous, au mépris de la parole donnée, l’attitude de votre père et la vôtre, hélas ! à mon égard, tout cela m’indigne ! Il faut que je vous voie, je vous attendrai ce soir même à dix heures dans le jardin, près de la porte mitoyenne. Si vous ne venez pas, je ne réponds plus de moi-même ! Votre désespéré Hubert de Lauriac. »
« Comprends-tu maintenant ? haletait Jean… Je te jure qu’il n’y a pas besoin de se mettre à quatre pattes pour comprendre. Odette reçoit une lettre, elle veut éviter un malheur. Elle se rend dans le jardin… Le misérable l’entraîne chez lui. La pauvre petite crie. Son père l’entend, décroche un fouet à chien que voici – et Jean mettait sous le nez du reporter le fouet à chien de M. de Lavardens qu’il venait également de ramasser chez Hubert – et il se précipite chez ce misérable !… Scène terrible… il veut ramener sa fille !… La scène se poursuit jusque dans le jardin, jusque dans le parc et il ne recule pas devant le crime pour pouvoir emporter Odette !… Et maintenant où est-elle, mon Dieu !… où courir pour la sauver ?… »
Rouletabille s’était mordu les lèvres jusqu’au sang pour ne point interrompre Jean. Il savait que son ami, doux à l’ordinaire comme une petite fille, mais impulsif comme un artiste et entêté comme un poète, n’écoutait dans le premier moment de ses « emballements » que le mouvement de son cœur… Il fallait qu’il eût jeté son premier feu pour que le froid langage de la raison pût ensuite faire quelque impression sur lui… Rouletabille lui prit amicalement ses deux mains qui brûlaient et lui dit :
« Mon cher Jean, je t’en supplie, ne perdons pas notre temps avec des divagations de ce genre… Comprends que ce n’est pas Odette qui est allée la première chez Hubert… c’est M. de Lavardens !… Et la lettre que je viens de lire me le prouve et vient corroborer tout ce que, dès maintenant, je puis imaginer du drame !…
– Mais tu oublies que ce n’est pas à M. de Lavardens qu’est adressée cette lettre, mais à Odette !…
– Tu vas me forcer à te dire que je connais Odette mieux que toi ! répliqua Rouletabille avec un triste sourire… Je suis sûr, tu entends, je suis sûr qu’aussitôt qu’elle a reçu cette lettre, Odette est allée la porter à son père !… Comprends-tu maintenant pourquoi M. de Lavardens est allé le premier chez Hubert… et pourquoi Odette, effrayée de ne pas le voir revenir, est allée le rejoindre ?…
– Qu’est-ce que tu veux que tout cela me fasse ? repartit Jean égaré… Il n’en reste pas moins que c’est Hubert qui a fait le coup !… Ah ! je le rejoindrai et je lui crèverai la peau, je te le jure ! »
Rouletabille voulut le retenir :
« Jean, ce n’est pas Hubert qui a fait le coup !
– Rouletabille, tu n’es plus mon ami !… »
Et il s’arracha des mains du reporter pour courir comme un insensé au-devant des magistrats qui arrivaient…
VIII
OÙ L’ON VOIT RÉAPPARAÎTRE LE SIGNAL FATAL
Alors le reporter alla retrouver Estève, la ramena dans la chambre d’Odette et lui dit :
« Mlle de Lavardens a reçu hier une lettre de M. Hubert, c’est toi qui la lui as apportée !
– Je jure que je n’ai pas donné de lettre à Mlle Odette !
– Je ne te dis point que tu lui aies donné la lettre, je dis que c’est toi qui l’as apportée !…
– Je n’ai rien apporté du tout ! Je n’ai rien apporté du tout ! » et elle se tordait les mains dans un désespoir non simulé mais qui lui venait peut-être du remords de son mensonge. Rouletabille ne s’y trompa point. Il résolut de frapper un grand coup : il lui montra par la fenêtre les magistrats qui commençaient leur enquête :
« Vois, lui dit-il… Voici les juges qui viennent pour arrêter M. Hubert, car c’est lui qui est accusé d’avoir enlevé Mlle Odette et d’avoir assassiné M. de Lavardens !… »
Estève se dressa, galvanisée : « M. de Lavardens assassiné !… » et elle chancela… Rouletabille la retint, car elle serait tombée.
« Oui ! assassiné ! et malheur à ceux ou à celles qui ne disent pas toute la vérité !
– Eh bien, je vais vous la dire !… je vais vous la dire !… râla la malheureuse… j’ai eu tort de recevoir de l’argent de M. Hubert… si j’avais su ! Ah ! mon Dieu ! si j’avais su !…
– Pourquoi te donnait-il de l’argent ?
– Pour lui dire ce que faisait Mlle Odette… si elle recevait des lettres de M. Jean… et même de vous, Monsieur Rouletabille !… enfin tout !… J’ai eu tort ! Moun Dieu ! si j’avais su !… À la fin, il a bien fallu que je lui obéisse… Hier, je passais dans le sentier, quand il a sauté de son mur et qu’il m’a remis une lettre pour Mlle Odette… Moi, je ne voulais pas !… mais il a dit : « Tu n’as qu’à déposer cette lettre dans sa chambre… Elle ne pourra pas savoir qui l’a apportée là… » Et il m’a donné encore de l’argent… Enfin, j’ai fait ce qu’il a voulu… et j’ai mis la lettre là, sur ce chiffonnier !… »
La malheureuse s’arrêta un instant, étouffée par les sanglots.
« Allons ! allons !… pressa Rouletabille… que s’est-il passé après ?…
– Après, je me demandais ce qui allait arriver quand mademoiselle aurait vu cette lettre… Moun Dieu ! Elle l’a vue le soir en rentrant dans sa chambrette… Moi, je la guettais en haut de l’escalier… Elle est allée trouver tout de suite monsieur dans sa chambre… (Parbleu ! grommela Rouletabille) Et moi, je m’attendais à être appelée… J’étais morte de peur… Mais mademoiselle est rentrée quelques instants plus tard dans sa chambre… et je n’ai plus rien entendu !… Alors je suis montée me coucher… mais je n’ai pas dormi de la nuit…
– Quelle heure était-il ?
– Il pouvait être neuf heures et demie…
– Puisque tu ne dormais pas, n’as-tu rien entendu cette nuit ?
– Si ! avoua Estève en frissonnant, j’ai entendu un cri et j’ai cru reconnaître la voix de mademoiselle !
– Et alors ?…
– Et alors j’ai enfoncé ma tête dans mon oreiller !… Plus tard je me suis dit que j’avais rêvé… Je ne pouvais pas penser que mademoiselle quitterait sa chambre bien sûr !… Tout de même, tout de même si j’étais si troublée ce matin, c’est qu’il se faisait tard et que mademoiselle ne me sonnait pas pour son déjeuner… Alors je suis descendue la chercher, car j’étais au fond pleine de craintes… à cause du cri de la nuit !… Ah ! quand j’ai vu l’écharpe, mon sang s’est glacé dans mes veines et je suis descendue aux cuisines !… Mais j’avais les jambes cassées !… Je n’avais plus de force pour remonter… Enfin je me suis raisonnée et je vous ai revu, et je me suis dit qu’on allait tout savoir ! Ah ! quand j’ai vu la chambre vide !… Comment ai-je eu le courage de ressortir et de vous mentir !… Mais il le fallait bien, n’est-ce pas ?… Je voulais avertir en secret M. de Lavardens !…
– M. de Lavardens est mort assassiné à cause de cette lettre, prononça Rouletabille de sa voix la plus lugubre… Sans compter qu’à cette heure Mlle Odette est peut-être morte, elle aussi !
– Moun Dieu, tu me fai mouri [3] !
– La plus grande coupable de ces deux crimes, c’est toi ! Souviens-toi, Estève, que di grand crime lou sang seco pa (des grands crimes le sang ne sèche pas !) »
Estève le considéra avec des yeux hagards et lui demanda, dans un souffle :
« On va me mettre en prison ?
– Non ! fit Rouletabille, si tu continues à me dire toujours la vérité quand je t’interrogerai… car tu n’as pas fini de dire la vérité !…
– Mais, à messieurs les juges, hoqueta la malheureuse… à messieurs les juges, qu’est-ce que je dirai ?…
– Ah ! à messieurs les juges, tu ne leur diras rien du tout ! car tu penses bien qu’ils te mettraient tout de suite en prison, tu peux en être sûre !… Mais à moi, Estève, à moi qui ne te ferai pas mettre en prison… si tu me dis la vérité… tu vas me dire… tu vas me dire… »
Et il s’était penché sur elle, la brûlant de son regard :
« Tu vas me dire d’où vient ce bijou-là !… »
En même temps, il lui faisait danser devant les yeux un singulier joyau que sa main était allée chercher dans le tiroir entrouvert d’un chiffonnier où on l’avait jeté là, parmi les rubans et les sachets… Son attention toujours en éveil, même quand il paraissait entièrement pris par un interrogatoire aussi serré que celui qu’il faisait subir à cette femme de chambre, avait été attirée par le romantisme bizarre d’une ferronnière orientale qui représentait le signal fatal des Romané, le croissant et la croix en forme de poignard qu’il avait vus un certain soir à certain anneau d’esclavage…
« Oui, d’où vient-il ? » répéta-t-il en agitant le collier qui, trouvé dans la chambre d’Odette, venait corroborer tous ses soupçons et confirmait si bien son enquête qu’il pouvait maintenant sûrement se dire : « Callista a passé par là !… »
« C’est un cadeau que l’on a fait à Mlle Odette ! répondit Estève…
– Et qui a fait ce cadeau à Mlle Odette ?
– Monsieur Hubert !… »
Rouletabille sursauta. Il n’avait pu cacher l’effarement où le jetait cette réponse.
À cette même date, nous trouvons les lignes suivantes sur son carnet : « Estève ne m’a pas menti !… Elle ne peut plus me mentir… Mais sa réponse touchant Hubert jette tout mon échafaudage par terre… Je n’y comprends plus rien… à moins que… à moins que… Mais alors, où allons-nous ? Attention à la Pieuvre !… »
IX
HUBERT DE LAURIAC
Un heureux hasard avait voulu que les magistrats qui se rendaient pour une enquête aux Saintes-Maries, passassent à proximité du Viei-Castou-Noù, dans le moment que le crime venait d’être découvert. Ils en furent les premiers instruits et rebroussèrent immédiatement chemin.
Quand Rouletabille redescendit dans le parc, il se trouva en face de gens dont la religion était déjà faite. Comme on dit dans le pays : les vêpres étaient chantées. Le jeune Santierne avait renforcé la conviction de chacun en annonçant le rapt d’Odette. Le juge qui avait dirigé la rapide enquête et fait les premières constatations avait en main l’écharpe de Mlle de Lavardens.
« Ainsi donc, disait-il, ni M. de Lauriac (Hubert), ni Mlle Odette n’ont couché cette nuit dans leur chambre… Cette écharpe dans le jardin même de M. de Lauriac atteste que Mlle Odette et lui se sont rencontrés… Tout prouve que M. de Lauriac s’est rendu coupable du rapt de Mlle Odette comme tout prouve qu’il est l’assassin de M. de Lavardens. Nous n’avons plus qu’à nous mettre en mesure d’arrêter M. de Lauriac : qu’en pensez-vous, Monsieur Rouletabille ? termina le juge, heureux d’émettre une conclusion aussi claire, basée sur des arguments aussi solides, devant le célèbre reporter que tout le monde connaissait à Arles et aux Saintes-Maries.
– M. Rouletabille pense, répliqua le reporter, que vous arrêterez peut-être M. Hubert de Lauriac, mais que vous n’arrêterez jamais l’assassin !…
– Comment ! nous n’arrêterons jamais l’assassin ?…
– Non, vous ne l’arrêterez point, parce que vous ne le découvrirez point !
– D’après vous, ce n’est donc pas M. Hubert ?
– Vous dites que tout le prouve !… moi, je dis que rien ne le prouve ! Le morceau de cravate dans les mains crispées de la victime ne prouve pas plus que M. de Lauriac soit l’assassin que cette écharpe trouvée dans son jardin ne prouve qu’il a enlevé Mlle de Lavardens…
– Rouletabille est fou ! s’écria Jean… mais enfin qu’as-tu à défendre ce misérable que tout le monde accuse !…
– C’est justement parce que tous semble l’accuser… »
Mais Jean exaspéré :
« Tu ne veux jamais être de l’avis de personne ! Cela t’a réussi quelquefois, mais aujourd’hui l’orgueil te perd et tu te fais le défenseur d’un assassin !
– Et toi, Jean, l’amour et la jalousie t’aveuglent…
– Mais enfin, expliquez-vous ! éclata le juge… M. de Santierne a raison… expliquez-vous !… expliquez-vous !…
– Des explications, répondit le reporter… il faut en demander à l’homme que voilà !… À moi, mes amis !… à moi !…
Et il se mit à bondir du côté de la porte mitoyenne. Derrière lui, tous coururent et pénétrèrent dans le jardin d’Hubert… Ils arrivèrent pour voir Rouletabille rejoindre brutalement Lauriac dans le moment que celui-ci, fait comme un voleur, les vêtements en désordre, sans col et sans cravate, pénétrait subrepticement chez lui en sautant le mur à cet endroit que Rouletabille, quelques instants auparavant, avait sauté lui-même pour suivre la piste qui aboutissait au petit chemin creux derrière le bastidon.
Jean qui arrivait le premier derrière Rouletabille put entendre celui-ci dire d’une voix sourde à Hubert :
« On vient d’assassiner M. de Lavardens ! Vous n’avez qu’une façon de vous sauver de là, c’est de dire toute la vérité ! »
En même temps, le reporter fut le premier à lui mettre la main au collet. Jean se précipita ensuite et, malgré Rouletabille, prenait Hubert à la gorge. Les gendarmes accourus eurent peine à le séparer de sa proie.
Il lui crachait dans la figure :
« Misérable ! où est Odette ?… Qu’as-tu fait d’Odette ?… Où l’as-tu cachée ?… »
Mais les magistrats faisaient écarter tout le monde et se disposaient à procéder à un premier interrogatoire… Rouletabille essayait encore de calmer Jean qui, après ce premier contact avec son ennemi, pleurait amèrement dans une détente passagère.
« Pourquoi, disait-il au reporter, le fais-tu arrêter ? Pourquoi l’arrêtes-tu toi-même si tu le crois innocent ?…
– Pour qu’il se justifie ! » répondit Rouletabille.
Le juge était déjà aux prises avec Hubert.
« Pour que vous soyez revenu ici, monsieur, dans cet état, alors que vous étiez en droit de redouter que le cadavre de M. de Lavardens ne fût déjà découvert, il faut que vous ayez été poussé par de bien puissantes raisons… Je ne vous les demande pas… Nous les connaissons déjà… Ce sont les preuves de votre crime que, dans un premier égarement, vous aviez laissées derrière vous et que vous reveniez chercher ; ce fouet qui appartient à M. de Lavardens et cette lettre adressée à Mlle Odette !… Nous avons aussi l’écharpe de Mlle Odette… Tout cela a été trouvé chez vous, monsieur, avec d’autres preuves de votre crime… Avouez !… la passion vous avait rendu fou, n’est-ce pas ?… »
Le prisonnier, qui montrait alors une tête effrayante de bête réduite aux abois, balbutia ces quelques mots :
« On a enlevé Odette ?…
– Vous n’en savez rien ?… releva le juge en haussant les épaules… Vous ne saviez peut-être pas non plus que M. de Lavardens avait été assassiné ?…
– C’est monsieur qui me l’a appris !… râla Hubert en désignant d’un mouvement de tête Rouletabille qui le dévorait du regard…
– Enfin, vous niez tout !…
– Ah ! oui alors, je nie tout ! s’écria-t-il, littéralement écumant…
– Qu’on le confronte avec le cadavre de sa victime ! commanda le juge…
– Monsieur le juge ! monsieur le juge ! s’écria Jean… je vous en supplie… occupez-vous d’abord d’Odette !… Où le misérable l’a-t-il conduite ?… Voilà ce qui presse !… »
L’homme tourna vers Jean un regard fulgurant de haine :
« Je ne sais pas où elle est ! déclara-t-il d’une voix rauque, mais où qu’elle soit je suis heureux qu’elle ne soit pas près de toi !… et si je dois être condamné pour un crime que je n’ai pas commis, puisse-t-on ne la retrouver jamais !… »
Une telle invective était bien dans le caractère d’Hubert, tel que Jean l’avait défini dans toute sa rudesse sauvage en deux phrases qui en faisaient moralement et physiquement le type même du guardian, ne prenant plaisir qu’à son cheval, armé de son trident, galopant derrière les troupeaux, ou, quand venaient les jours de fête, héros de la ferrade… Les Lauriac, gentilshommes ruinés, étaient venus se réfugier depuis longtemps en Camargue où ils avaient vécu de l’élevage des chevaux et des taureaux, qui fournissaient chaque dimanche, jusqu’aux confins du Languedoc, les courses provençales. Le père d’Hubert avait fini par amasser un petit bien et s’était retiré non loin d’Arles, à Lavardens, dans lou Cabanou, comme disait le vieil Alari, laissant à son fils la direction du « mas » qui dressait tout là-bas à l’extrémité des terres et des marécages, ses murs blancs que l’on apercevait de très loin comme une image irréelle, comme un trompeur mirage dans la transparence de l’air.
Les Lauriac et les Lavardens avaient alors voisiné : le châtelain était grand chasseur et grand pêcheur et il avait pris tout de suite en amitié le jeune Hubert, qui venait toujours le chercher quand se présentait une bonne occasion…
La petite Odette, élevée assez librement (Mme de Lavardens étant morte quand son enfant était encore en bas âge) avait, elle aussi, subi l’influence rustique de ce grand garçon qui lui avait donné ses premières leçons de cheval ; le dimanche, dans la saison des courses, elle applaudissait avec frénésie quand Hubert, ses poings terribles aux cornes du taureau, retournait la bête, et, d’un effort surhumain, lui faisait mordre la poussière…
Or, Hubert s’était mis tout de suite à adorer cette petite. Il n’y avait rien de semblable à Odette en Camargue… 0 ! n’ero qu’un enfant, e n’ero que mai bella ! (ce n’était qu’une enfant, mais elle n’en était que plus belle). Elle paraissait d’une fragilité extrême et il n’y en avait pas de plus intrépide. Cette contradiction se répétait partout chez elle et dans ses façons d’être. Tantôt elle avait la hauteur et la fierté d’une petite reine, tantôt elle était familière et ne semblait se plaire qu’avec les petites paysannes dont elle dirigeait les jeux… Elle était blonde comme le froment avec des yeux couleur de mer que l’on ne connaissait qu’à elle dans le pays, sans compter que ses paupières, quand elle souriait ou « clignait », s’étiraient singulièrement et lui donnaient tout à coup un air de poupée d’Orient… Mai l’enfant venié filho, e chasque an, chasque jour, la fasié pu grando e pu gento… (Mais l’enfant devenait jeune fille, et chaque an, chaque journée la faisait plus grande et plus gentille.) Hubert n’y tint plus et, comme son père venait de mourir, il demanda carrément à M. de Lavardens la main de sa fille…
M. de Lavardens était si loin de s’attendre à une pareille proposition qu’il ne sut d’abord que répondre. Il se prit à rire en parlant du jeune âge d’Odette (elle venait d’avoir quatorze ans).
« Oh ! fit l’autre, vous me diriez de l’attendre dix ans que je l’attendrais dix ans et même davantage. Le tout est que je sache qu’elle est à moi !
– Voilà qui est brutal, mon garçon ! Mais je serai aussi brutal que toi… Je ne pense pas que tu conviennes à Odette et je ne crois pas qu’Odette pense jamais à toi !
– Consultez-la ! » répliqua Hubert.
M. de Lavardens le quitta en haussant les épaules et en grommelant :
« Il serait tout au plus bon pour être son domestique ! »
Mais il déchanta quand il eut parlé de cette étrange histoire à Odette. Celle-ci lui répondit sans s’émouvoir :
« Il faut bien se marier un jour, et Hubert est le plus brave de la Camargue ; il n’y a pas un guardian pour lui tenir tête dans les ferrades ni un taureau pour lui résister. »
Quand il revit Hubert, M. de Lavardens lui dit :
« Tu n’as rien fait pour mériter Odette… et tu es pauvre !…
– Faut-il devenir riche ? répliqua Hubert.
– Tu ne feras point fortune en Camargue, dit M. de Lavardens… Après ce qui vient d’être dit entre nous, il vaudrait mieux que tu ailles la tenter ailleurs !…
– Et si je reviens riche, vous me donnerez Odette ?
– Si tu reviens riche et qu’Odette y consente, tu seras le mari d’Odette…
– C’est bon !… je n’en demande pas davantage… Vous me permettez de dire adieu à Odette ?
– Oui mon garçon ! »
Le jour de son départ, il les laissa même seuls un instant. Odette pleurait. L’autre lui demanda sa parole. « Papa m’a fait jurer sur les Saintes de ne pas vous la donner, Hubert ; mais voyez mes larmes… Il faut attendre le retour. »
Hubert partit le cœur en liesse, décidé à faire fortune le plus rapidement possible et par tous les moyens. Or Odette n’aimait pas, ne pouvait pas aimer Hubert. Tout le côté délicat qui était en elle, son étrange petite âme qu’Hubert n’avait même pas soupçonnée, commencèrent d’apparaître avec la jeune fille, c’est-à-dire après le départ d’Hubert ; et ce fut dans ce moment-là que Jean de Santierne parut dans les Camargues.
Appartenant à une vieille famille provençale, il venait d’hériter de vastes espaces sur les bords du petit Rhône et aux environs des Saintes-Maries, où dès lors il revint souvent, attiré par le charme d’Odette. Rouletabille était dans sa confidence et lui aussi devint assez souvent le commensal de M. de Lavardens. Celui-ci voyait avec plaisir le tendre sentiment qui commençait à naître entre Jean et sa fille.
Artiste et poète, Jean eut tôt fait de révéler Odette à elle-même. Celle-ci en fut transportée. Hubert ne lui avait fait connaître que des gestes, Jean lui apporta le souffle qui transforme un être et lui fait découvrir un monde par-delà les choses visibles. Et puis, il lui parlait comme à une nouvelle Mireille en la regardant si tendrement : « Le gai soleil l’avait éclose, son visage à fleur de joues avait deux fossettes et son regard était une rosée qui dissipait toute douleur – et folâtre et sémillante – et sauvage quelque peu – ah ! dans un verre d’eau, en voyant cette grâce, toute à la fois vous l’eussiez bue ! »…
Toute la douleur fut pour Hubert quand il revint, riche. Ce fut un coup de foudre pour le père de Lavardens qui, connaissant le caractère du garçon, pouvait s’attendre au pire. Quant à Odette, elle n’en fut nullement émue. Elle l’avait à peu près oublié depuis quatre ans, et puis elle adorait Jean, à qui elle venait d’être fiancée. M. de Lavardens supplia les jeunes gens de garder momentanément le secret sur ces fiançailles… mais tout le pays déjà avait renseigné Hubert. Lui aussi eut recours à la dissimulation ; il fit des visites correctes, reprit sans arrière-pensée apparente la vie d’autrefois, invita même à son mas les jeunes gens et Rouletabille.
Ce ne fut que lorsque Santierne et le reporter furent retournés à Paris qu’il commença son attaque. Elle fut brutale comme toujours. La fortune ne semblait pas l’avoir changé. Autant il s’était montré sournois pendant le séjour de Jean, autant il se découvrit après son départ. Hubert s’était renseigné sur Jean. Il en parla à Odette avec mépris comme d’un garçon de mœurs faciles qui vivait à Paris avec une danseuse nommée Callista. Odette le quitta, affolée. Elle dit à son père que la vue d’Hubert lui était devenue insupportable et elle le supplia de la laisser partir avec sa vieille servante chez une de ses tantes, dans l’Aveyron. M. de Lavardens accueillit avec joie cette proposition et Odette prenait le train le soir même. Elle revenait le surlendemain, au grand étonnement de son père, s’accusant d’avoir agi comme une sotte. Elle avait réfléchi, expliquait-elle. Elle ne voulait pas qu’Hubert pût croire qu’elle avait peur de lui… Le soir même, après une conversation que M. de Lavardens eut avec la vieille servante qui avait accompagné Odette, la domestique était congédiée et retournait aux Baux, dans son pays. C’était si inattendu que personne au Viei-Castou-Noù ne s’expliqua ce départ et qu’un troublant mystère commença de planer sur ce singulier voyage.
Quelques jours plus tard, Hubert se livrait à des extravagances. Il s’était mis à boire et au milieu d’une troupe de guardians qu’il régalait à l’auberge des Saintes, il avait déclaré qu’Odette de Lavardens serait sa femme ou qu’avant peu, on verrait du nouveau en Camargue !… Ces propos étaient venus à l’oreille d’Odette, d’où ses lettres, ses dépêches affolées à Jean… Décidé à tout brusquer, l’avant-veille du crime, Hubert se rendait chez M. de Lavardens, mais ici nous rentrons en plein dans le drame et nous laisserons la parole à l’inculpé…
Disons tout de suite que la confrontation d’Hubert avec le cadavre de M. de Lavardens n’avait en aucune façon modifié la façon d’être du jeune homme… Il avait regardé d’un œil sec et même hostile ce corps ensanglanté, avait reconnu sans difficulté sa cravate dans le morceau d’étoffe tango, mais avait déclaré qu’il était innocent…
« Je vais vous dire, fit-il, ce qui s’est passé à ma connaissance ; quand j’aurai fini, vous en saurez aussi long que moi, mais pas ici ! Je pourrais rester mille ans devant ce cadavre que je ne vous dirais pas que c’est moi qui ai fait le coup ! Je vous répète que je suis innocent ! que cela soit entendu une fois pour toutes !… »
Quelques instants plus tard, il faisait le récit suivant au juge dans une pièce du château où on l’avait transféré :
« Avant-hier, je suis venu au Viei-Castou-Noù ; j’y ai trouvé M. de Lavardens et Mlle Odette. Mlle Odette voulait se retirer. Je l’ai priée de rester, parce que j’apportais quelque chose pour elle… et je lui demandai de bien vouloir accepter un souvenir de mes voyages… C’était un bijou assez rare, un collier qui supportait un motif oriental que M. de Lavardens et sa fille admirèrent. Mais je n’étais pas venu pour cette bagatelle…
« Il y a quatre ans, dis-je à M. de Lavardens, lorsque je vous ai demandé la main de Mlle Odette, vous m’avez dit qu’elle était trop jeune et que j’étais trop pauvre, mais après l’avoir consultée, vous avez fini par me répondre que si, dans quatre ans, je devenais riche et que Mlle Odette voulût toujours de moi, elle serait ma femme !… Les quatre ans sont passés ; je suis revenu riche… Je suis prêt à faire la preuve de cette fortune, et j’aime Mlle Odette plus que jamais !
« En m’entendant parler avec cette franchise, Mlle de Lavardens n’attendit même point un signe de son père pour se lever et s’éclipser, mais elle avait entendu ce que je voulais qu’elle entendît, c’était le principal et je restai donc seul avec le père qui prenait des faux-fuyants : « Votre brusque mise en demeure nous surprend ! Vous comprenez qu’il faille le temps de la réflexion ! » et autres balançoires… Ce n’était pas la première que l’on me servait depuis mon retour ; je n’étais pas content non plus de la façon dont Mlle de Lavardens nous avait quittés, vu ce qui avait été entendu autrefois entre nous… Moi, je n’ai pas l’habitude de mâcher mes paroles… je vous avouerai que ma patience était à bout… Je dis au vieux, carrément : « Je me suis expatrié… j’ai fait fortune !… je réclame mon dû !… » Là-dessus, le père s’est levé la figure mauvaise et m’a déclaré : « Rien ne vous a été promis… je dois vous apprendre que ma fille est fiancée à M. de Santierne !… »
« J’ai reçu le coup dans l’estomac… C’était dur, bien que je m’y attendais depuis quelque temps ! J’ai salué et j’ai fichu le camp ! Je ne vous dirai pas les heures que j’ai passées depuis… qu’il vous suffise de savoir que je n’étais pas décidé à rester là-dessus… c’est alors que j’ai envoyé la lettre que vous savez à Mlle Odette… J’étais fou de penser qu’elle viendrait à mon rendez-vous !… Je l’ai attendue quelque temps et puis je suis rentré chez moi. Tout à coup j’entends du bruit dans le jardin… La porte est secouée… je l’ouvre et je me trouve en face d’une vrai bête sauvage !…
« M. de Lavardens, continua Hubert, avait ma lettre à la main. Il me la jeta à la figure et me dit, littéralement écumant :
« – Vous avez osé écrire cela à ma fille ! Pour qui prenez-vous Odette ? »
« Et il accompagna cette question des plus ignobles injures !… Le voyant dans cet état, je fis tout mon possible pour conserver mon sang-froid, et je lui répondis aussitôt :
« – J’ai eu tort, en effet, de lui demander un rendez-vous ! Mais il faut pardonner à un garçon que vous avez exaspéré, qui adore votre fille et à qui vous avez manqué de parole ! »
« Il me répliqua que j’aurais dû comprendre dès le premier jour qu’il ne me donnerait jamais Odette, que j’en étais indigne, que je n’étais qu’un palefrenier, etc. Bref, il alla si loin dans ce genre de compliments que je ne pus me contenir plus longtemps et que je portai la main sur lui pour le pousser hors de chez moi. Il était venu avec un fouet à chien dont il voulut me frapper ; aussitôt nous fûmes aux prises de la façon la plus sauvage. C’est dans ce moment qu’il a dû m’arracher ma cravate. Enfin, j’en eus raison et le rejetai dans le jardin avec d’autant plus de violence qu’il s’était accroché à moi avec plus de fureur…
« Puis je refermai ma porte… Je l’entendis qui s’éloignait en continuant ses injures ; quant à moi, j’étais accablé, anéanti, moins par la brutalité de cette scène que par la certitude que j’avais d’avoir perdu Odette pour toujours et je restai un long temps sans faire un mouvement. Quand je sortis de cette sorte de léthargie, qui dura peut-être des heures, je me précipitai hors de chez moi comme un fou et me mis à courir dans la campagne. Combien de chemin ai-je fait ? Où suis-je allé ? Par où suis-je passé ? Il me serait impossible de vous le dire ! Ce n’est qu’à l’aurore que je commençai à recouvrer ma raison, à me rendre compte de l’état lamentable dans lequel je me trouvais, si bien que je me cachai de tous ceux que je rencontrais pour n’avoir pas d’explication à leur fournir, et c’est ainsi que j’essayai de rentrer chez moi sans être vu pour me changer et réfléchir aux résolutions que j’avais à prendre. Mais alors vous m’avez arrêté et ainsi j’ai appris qu’on avait assassiné M. de Lavardens et enlevé Odette ! »
Ayant fait cette confession, il se tut, et ce jour-là, le juge ne put en tirer un mot de plus. En vain voulut-on le mettre en contradiction avec lui-même, lui faire entendre que, malgré l’habileté de son récit, les faits le démentaient de la façon la plus éclatante : par exemple, si, après cette orageuse explication, M. de Lavardens était rentré simplement au Vieux-Château-Neuf, il n’aurait point manqué de fermer la porte du parc derrière lui ; or la clef était encore sur la serrure, d’où cette conclusion que M. de Lavardens avait été frappé chez Hubert et s’était traîné hâtivement chez lui pour y chercher du secours… En chemin, il succombait à sa blessure pendant qu’Hubert emportait Mlle de Lavardens sans doute évanouie, en tout cas réduite à l’impuissance ! et peut-être frappée, elle aussi, ajouta le juge…
« Car, enfin, puisque vous ne voulez pas nous dire où elle se trouve, nous sommes bien forcés d’imaginer le pire !… Avez-vous emporté Mlle de Lavardens morte ou vivante ?… »
À cette dernière question que lui posa obstinément le juge, Hubert ne répondit qu’en haussant les épaules et en lui jetant un regard diabolique.
Le soir même, il fut conduit à la prison par des chemins détournés, car on voulait éviter le populaire qui était fort en émoi et très excité contre lui. Hubert avait laissé en Camargue beaucoup d’ennemis qui, depuis son retour, avaient fait courir sur lui et sur l’origine de sa nouvelle fortune les bruits les plus malveillants.
La vérité était que l’on ignorait tout de ce garçon depuis quatre ans ; lui-même parlait vaguement d’un commerce de cabotage en Extrême-Orient et détournait la conversation dès qu’on essayait de le mettre sur ce sujet. Il se bornait à dire que les premiers temps avaient été très durs et qu’il avait beaucoup souffert.
Quand il se vit enfermé dans un cachot et que c’était là l’aboutissement de tant d’efforts, il secoua sauvagement les épaules comme s’il eût voulu se débarrasser du poids de son infortune et, dans sa gorge rauque, il eut un grondement de bête traquée. Il ne toucha point à la nourriture qu’on lui apporta, mais, d’un trait il vida une cruche d’eau. Et puis, il s’assit sur son escabeau, les coudes aux genoux, la tête dans les mains.
Soudain, son attention fut éveillée par un bruit continu qui venait de dehors, une sourde rumeur glissant au pied des murs qui le retenaient prisonnier… Certains mots même, d’une consonance étrangère, frappèrent son oreille… Il se souleva, dressa la tête ; au-dessus de lui, tout là-haut, le carreau blafard d’une étroite fenêtre lui envoyait un reflet de la nuit blême. Il mit l’escabeau sur sa couchette et se hissa ainsi jusqu’à cette ouverture que barrait une croix de fer.
Le carreau n’était que poussé ; il l’ouvrit ; alors les voix du dehors se firent plus distinctes. Parmi le claquement de fouets et le remuement des sandales, des bouts de phrases arrivaient jusqu’à lui qui n’étaient certes point du provençal, mais du pur romané de Valachie… Ainsi la voix d’un enfant geignait haut, à plusieurs reprises : « Mec naxim tegalitsia ! » (Je n’ai pas mangé !), et sa raya (sa mère) l’envoyait au Beka, c’est-à-dire au diable. Puis passèrent des chants, une douce invocation à debla (au soleil) et puis des injures parmi lesquelles revenait une voix irritée : Ushela ! ushela ! (chienne ! chienne !). Et tous ces mots, Hubert les comprenait… En même temps, son regard allait se poser au loin sur la route, blanche de lune, tachetée des ombres de la caravane qui remontait vers le nord avec son peuple dépenaillé, ses roulottes grinçantes, ses chevaux étiques et jamais fatigués, qui ont usé leurs sabots à tous les chemins du vaste monde… Plus proches, de sombres silhouettes se tournaient une dernière fois vers les Saintes-Maries où elles étaient venues, poussées par un rêve peut-être réalisé… si proches étaient-elles qu’on voyait briller leurs regards noirs dans leurs yeux de jade… et il semblait à Hubert que tous ces visages ne lui étaient pas inconnus…
Un nom répété avec allégresse le rejeta dans le gouffre noir de sa prison :
« Sever-Turn ! »
Alors, sur le mur opaque qu’il avait dressé, de toute sa volonté obstinée, entre le passé et l’avenir, des traits coururent, des traits de soufre qui commencèrent de dessiner des images de malheur, de ruine et de dévastation, où se traînait une damnée ombre qui ressemblait à Hubert comme un frère… Dans le fond les tours croulantes d’une cité maudite, ravagée par des catastrophes séculaires : invasions, peste, choléra… Sever-Turn ! Sever-Turn !… Après la ruine de Babylone, le peuple gypsie (c’était son nom égyptien), le plus vieux du monde, accouru de la préhistorique Atlantide et retournant vers l’Occident d’où il était venu, avait trouvé un refuge à Sever-Turn, mais depuis le premier désastre qui avait passé sur la ville au temps de l’Hégire, et d’où les gypsies s’étaient enfuis épouvantés, ceux-ci n’avaient plus trouvé un toit pour les abriter sur la terre, et les autres pays appelaient ce peuple le peuple bohémien comme par dérision, car il n’avait jamais habité la Bohême.
Si les bohémiens, chassés de frontière en frontière ne savaient, vivants, où reposer leurs têtes, on pouvait se demander également où reposaient leurs morts, car jamais on ne vit tombe de bohémien, si bien que la légende raconte qu’ils détournent le lit des ruisseaux pour y enfouir les corps qu’ils veulent sauver de la profanation des roumis…
Au cours des siècles, les ancêtres avaient prétendu que tant de malheurs étaient le châtiment de leur lâcheté… Ils n’auraient pas dû abandonner la ville sacrée ; là seulement, là encore était le salut ! Certaines familles, du reste, étaient restées à l’ombre du temple, dans ce pays si désolé et si malsain qu’on ne songeait point à le leur disputer… D’autres, sur la foi des prédictions, y revinrent, et c’est ainsi que l’on vit se reconstituer au commencement du siècle ce patriarcat de Transbalkanie qui, ne se trouvant sur aucune grande route du monde et enfermé dans les montagnes abruptes, a conservé jusqu’à notre époque des lois et des coutumes dont l’antiquité est au moins comparable à celles de la mystérieuse Albanie, première patrie des Pelasges…
Que faisait cette damnée ombre d’Hubert se traînant dans ce pays ravagé une fois de plus par la peste… si lamentable lui-même, cachant un corps dévoré de fièvre sous un habit bohémien, pour échapper à un peuple qui, dans son malheur, accuse l’étranger ? Voyons-le comme il se voit à deux ans de distance, trouvant encore la force de se hisser sur un cheval volé et fuyant ce pays de la mort. Mais tout à coup un bras se dresse sur le chemin… un bras qui l’appelle… Un vieillard, richement vêtu comme le sont les prêtres qui officient dans les temples orthodoxes ou byzantins, est là qui agonise, frappé par le fléau. Il lui tend dans sa gaine de cuir un objet qu’il tenait serré sur sa poitrine… Il rassemble son dernier souffle pour lui dire :
« Tu es de la Race, descends et prends !… C’est le Livre des Ancêtres !… »
Conformément à un usage ancien, un vieillard désigné apportait le livre chez les tribus voisines pour lutter contre la contagion par les plus ferventes prières… Et le vieillard, avant d’expirer, expliquait à Hubert :
« Le mal m’a frappé… Il s’agit de porter le livre à quatre verstes d’ici, au chef du village prochain… »
Hubert prit ce qu’on lui tendait. Quand il avait sorti le livre de sa gaine, il s’était vu en possession d’un véritable trésor. Tout ce que l’art des moines du mont Athos avait pu ajouter à un missel ou à une icône – toute la science et toute la richesse byzantines, transmises aux joailliers de Sever-Turn, s’était rencontré pour faire de ce livre une pure merveille. Les bijoux qui l’ornaient étaient des plus précieux. Désormais Hubert était riche ou plutôt il avait de quoi le devenir. Il s’empressa de quitter avec son trésor un pays qui était comme une plaie sur le monde.
Comment y était-il venu ? Il avait entendu dire autrefois à son père que les Lavardens n’avaient pas toujours été aussi riches, que le vieux Lavardens avait fait maints voyages dans sa jeunesse avant de rencontrer la fortune et que le bruit courait qu’il avait établi la base de celle-ci sur l’acquisition de certains terrains pétrolifères limitrophes du patriarcat de Transbalkanie. Un jour même le père d’Hubert avait questionné le père d’Odette et celui-ci avait vaguement répondu qu’il n’avait fait que traverser le pays, que celui-ci était en effet des plus riches en pétrole mais que l’isolement de cette contrée, les difficultés de transport et l’hostilité des habitants en rendaient l’exploitation quasi impossible… Hubert qui, à peu près à bout de ressources, venait de traverser la Hongrie et à qui rien n’avait réussi avait fait un détour pour s’assurer de ce qu’il y avait de fondé sur tous ces bruits qui représentaient cette sauvage contrée comme suintant le naphte à ras du sol… Mais, pour pénétrer dans la zone défendue, il lui avait fallu vivre des mois et des mois dans le pays, se conformer aux coutumes des antiques cigains [4] de la montagne, apprendre leur langage… finalement il avait dû renoncer à son entreprise à cause de la peste et quitter, comme nous l’avons vu, cette terre maudite… Mais il en avait rapporté le Livre des Ancêtres !
Dans quel état était-il maintenant ce livre, odieusement dépouillé de son ancienne splendeur ? Dans les ténèbres de sa prison, Hubert le voyait rayonner, tel qu’il l’avait reçu jadis, comme un livre de feu ! Les améthystes, les topazes, les béryls, les chrysobéryls, les émeraudes, les rubis dont il était semé comme autant de gouttes de sang, flamboyaient à lui brûler la peau ! Mais ce qui l’aveuglait le plus dans cette fantasmagorie évocatrice, ce n’était point cette magnificence dont le texte sacré était revêtu mais bien les premières lignes qu’il avait trouvées sous la couverture :
Quiconque respectera ce livre,
Le sauvera s’il est en danger,
Le rapportera s’il est égaré,
Sera l’objet d’une désirable récompense…
Quiconque le volera
Ou le détruira
Sera châtié et puni de mort !…
Superstitieux, comme tout bon guardian qui se respecte, Hubert n’était jamais parvenu à oublier ce texte ! Quelquefois au moment où il s’y attendait le moins, ces lignes lui revenaient du fond de sa mémoire trop fidèle. Tantôt une force surnaturelle semblait les projeter hors de lui-même pour qu’il les vît avec plus d’éclat et elles se mettaient à danser, comme ce soir, devant ses yeux éblouis… et sa face épouvantée… car, ce soir, il avait entendu le nom de la cité maudite, il avait revu ceux de Sever-Turn, leurs faces noires, leurs yeux de jade, leurs gestes de malédiction et, ce soir, est-ce que la prophétie n’était pas en train de s’accomplir ?… Est-ce qu’il n’était pas sur le chemin du châtiment au bout duquel il y avait la mort ?…
En vérité, en vérité ces gens avaient fait un pacte avec le diable… avec leur debla !… Tout ce qui lui était arrivé depuis n’était rien de moins que naturel… pas naturel du tout, en vérité… D’abord, on lui avait changé « son Odette » ! Il ne l’avait plus reconnue… Elle était une chose à lui quand il était parti, « sa chose » !… Par quel maléfice ne l’avait-elle plus regardé à son retour ? Et tout ce qui s’était passé depuis ! Tout s’était tourné étrangement contre lui !… Et cette nuit de damnation, où au lieu d’Odette, il avait vu apparaître le père ! le père retrouvé le lendemain assassiné !… Par qui ?… par qui ?… par qui ?… Par lui… par lui peut-être !… Il n’en savait rien !… Il niait de toutes les forces de son être, il niait de tout son désir de n’avoir point tué ! mais nullement de toute sa conviction !… Il n’en savait rien !…
Lui, si malin, si rusé, et qui en avait mis plus d’un dans le pétrin, à force de ruse soumise et tranquille, il avait été soudain comme possédé. Il avait vu rouge ! c’est-à-dire qu’il n’avait plus rien vu du tout !… Comment avait-il oublié que c’était la dernière chose à faire que de lever la main sur le père d’Odette, en dépit de tout ! Et il avait vu rouge ! et il avait frappé, et il avait peut-être tué ! – Quand l’autre avait pris son fouet, peut-être, lui, avait-il pris sur son bureau un certain poignard qui devait servir, en principe, à couper les pages de ses livres… Mais Hubert ne lisait jamais… Ce poignard était tout au plus un ornement ridicule mais assurément il pouvait donner la mort dans son poing… Qu’avait-il fait avec ce poignard ? Il n’en savait rien ! Sa mémoire était comme séparée de tout… À partir d’un certain moment, il glissait dans un grand trou noir et, quand il en sortait, c’était pour se retrouver errant comme un fou dans la campagne, au jour naissant. Qu’était devenu le petit objet de bazar, cet insignifiant poignard coupe-papier ! Qu’en avait-il fait ? Néant !… néant et maléfice !… Mai chauriko (mais prête l’oreille). Ah ! venjanço ! (Ah ! vengeance !) Orro enjanço ! Orro enjanço ! (Horrible race ! horrible race !…)
Ainsi dans son prodigieux désarroi, Hubert mêlait-il à ses catastrophes présentes le « mauvais sort » dont disposait le peuple de la route pour se venger d’un roumi qui avait porté une main criminelle sur le Livre des Ancêtres ! Dans sa rusticité, tantôt audacieuse et tantôt craintive, il avait toujours nourri cette pensée qu’après avoir été le point de départ de sa fortune, ce livre fatal se retournerait contre lui et apporterait les plus grands maux. Ceux dont il souffrait à cette heure étaient de taille ! Devant les autres, il avait pu tenir le coup comme un monsieur qui méprise une indigne accusation, mais devant lui-même et devant le Livre des Ancêtres, il n’était plus qu’une bête traquée par le farouche destin. Être accusé d’un crime et ne pas savoir si on l’a commis, voilà un tourment de l’enfer !
Quant à Odette !… quant à Odette !… Eh bien, cette idée qu’on ne la retrouverait pas faisait soudain bondir son cœur sous un rire sauvage…
X
ATTENTION À « LA PIEUVRE » !
Pendant ce temps, que faisait Rouletabille ? C’est la première question que se posa Jean dès que l’on eut emmené Hubert en prison ! Tant qu’Hubert avait été là, il avait été impossible à Jean de quitter le Viei-Castou-Noù. Il attendait un mot qui trahirait son rival, peut-être un aveu, en tout cas quelque indication qui pourrait le jeter sur la trace d’Odette… Hubert parti, Jean s’aperçut que Rouletabille n’était plus là depuis bien des heures ! Après sa rapide enquête à Lavardens, le reporter avait sauté dans l’auto qui avait amené les jeunes gens d’Avignon et il avait pris le chemin des Saintes-Maries. Ayant appris cela, Jean monta dans la petite torpédo du château et s’en fut à tout hasard à la rencontre de Rouletabille.
Cependant sa course n’était point rapide ; à chaque instant, il s’arrêtait pour questionner les paysans, pour interroger d’un regard circulaire l’immense horizon de la Camargue. Où était Odette ? Où était Odette ?
Si Hubert ne l’avait pas tuée comme il avait tué le père, où l’avait-il cachée ?… Dans quelle cabane gardée par les marécages avait-il transporté la pauvre enfant ?… Ah ! Hubert connaissait tous les coins de la Camargue ; si belle mais si traîtresse par instants, elle avait dû être la complice de ce misérable ! Hubert en avait compté tous les tourbillons, derrière les aubes à hautes tiges et aux troncs lisses… il en avait arpenté tous les ségonaux, du côté du Rhône semé d’îles… Hélas ! de quel côté chercher ?
Rarement fin de journée avait été aussi belle entre Arles et la côte. Les eaux reflétaient la douceur du soir qui descendait sur la terre en l’enveloppant d’une vapeur dorée… Au loin, les cloches des Saintes-Maries tintaient sur la campagne apaisée après ce grand jour de fête… Plus près, les rousserolles s’enfuyaient à tire-d’aile en poussant leurs cris joyeux… Debout sur sa voiture arrêtée à un carrefour où se posait une fois de plus le problème de son cœur, Jean tendit vers l’horizon des bras désespérés ; il appela : « Odette ! Odette ! » et puis il retomba et se mit à pleurer…
Et puis Jean a honte de sa faiblesse. Ce n’est point avec des larmes qu’il retrouvera ou vengera Odette, et il lance sa voiture à toute vitesse sur la route des Saintes-Maries.
Bientôt la vieille basilique sort de la lagune, dresse ses tours noires au bord de la mer, découpe sur l’horizon ses mâchicoulis et son chemin de ronde, tel un château fort ; son abside est un véritable donjon qui, jadis, a pu repousser l’assaut des Sarrasins… Maintenant, il couvre de son ombre la tourbe mouvante des bohémiens.
Et soudain, sur la route, Jean voit venir à lui le commencement de la caravane… Ce sont les ziganner venus d’Allemagne et les cigains venus des Portes de Fer, qui retournent les premiers dans leur lointain pays. Les mystères ont été vite accomplis cette année… Il y a des années comme celle-ci où les romanichels quittent le pays avant que commencent les fêtes provençales, des années où ils ne veulent se mêler en rien aux roumis, où, en sortant de la crypte, après leurs dévotions bizarres à sainte Sarah, ils s’enfuient comme s’ils avaient commis un crime…
Mais ceux-ci sont moins farouches que joyeux. On chante dans toutes les roulottes ; des jeunes femmes aux yeux de cigales et de vieilles figures de sorcières saluent avec des gestes pleins d’allégresse. Jean pense : « Voilà d’où Callista est sortie, voilà où j’aurais dû la laisser ! Qu’est-elle revenue faire au milieu de cette horde ? Rouletabille a peut-être raison de s’en préoccuper ! » Mais comme cette pensée l’éloignait d’Odette, suivant un raisonnement qui ramenait tout à Hubert, Jean ne songea bientôt plus à Callista…
Il arriva aux Saintes-Maries comme on commençait à danser au son des guitares et des accordéons. La grand-rue, étroite à ne pas laisser passer de front deux chars, était illuminée de lampions. Des toiles à voile tendues d’un toit à l’autre et qui, tout le jour, avaient répandu leur ombre sur ce corridor, pesaient maintenant immobiles sur une atmosphère lourde où montaient les relents du vin que les servantes versaient à toutes les tables sorties sur les trottoirs.
Une gaieté, une bonne humeur parfaite régnaient partout. Beaucoup de bruit, pas de querelles. Des éclats de rire, des propos farces lancés en passant, de la musique et, de temps en temps, l’éclat tonitruant des pétards que les gamins jettent sournoisement dans les jambes des consommateurs.
Peu de bohémiens dans cette rue ; ceux qui ne sont pas encore partis restent campés aux alentours, sur la dune et jusque sur la grève ; mais parmi le peuple des matelots, des guardians et des boutiquiers, quelques belles demoiselles passent, portant le noble costume des Artésiennes. Devant elles, tous s’effacent avec des saluts, car on connaît leurs vertus domestiques et leur intrépidité à cheval.
Au fond des auberges, des groupes s’entretiennent à voix basse du cruel événement du jour. Les sinistres nouvelles venues du Viei-Castou-Noù ont rembruni plus d’un front. On ne comprend rien à la disparition d’Odette. L’affaire est si singulière qu’on ose à peine émettre quelques commentaires. Et puis Hubert, s’il n’a pas beaucoup d’amis, est redouté de tous.
Quand Jean, après avoir laissé sa voiture sur la place, pénètre dans la rue, chacun se découvre devant lui et ne dit mot. On le plaint. On s’écarte pour le laisser pénétrer dans la salle de l’hôtel des Saintes-Maries. Le patron, un vieux loup de mer devenu aubergiste, l’accueille avec tristesse, mais se garde de lui poser la moindre question. Jean lui demande :
« Vous avez vu Rouletabille ?
– Oui, monsieur, il est venu ici le tantôt.
– Où pourrais-je le trouver ?
– Ma foi, monsieur, je n’en sais rien !… Mon idée est qu’il doit être reparti maintenant !…
– Qu’est-ce qui vous fait croire cela ?…
– Eh bien, voilà !… En arrivant, il m’a demandé si une dame ne l’attendait pas… Je vous dis ça à vous parce que je sais que vous êtes ensemble comme les deux doigts de la main… Je lui ai répondu qu’il n’était venu personne… Là-dessus, il est sorti… et puis il est revenu un peu plus tard… Il avait l’air très préoccupé ; il m’a encore demandé si la dame n’était pas là… Je lui ai répondu que non !… Alors il s’est mis à écrire un petit mot, l’a glissé dans une enveloppe et m’a dit : « Je ne crois pas qu’elle vienne maintenant, mais si elle arrivait, vous lui remettriez ceci !… » Là-dessus il est parti et je ne l’ai plus revu ; et c’est ce qui me fait vous dire qu’il a dû quitter les Saintes-Maries…
– Et la dame n’est pas venue ? interrogea Jean.
– Oui monsieur, elle est arrivée, il n’y a pas bien longtemps et je lui ai remis le mot… elle a paru bien contrariée que M. Rouletabille ne l’eût pas attendue !… »
Jean pensait : il a voulu avoir une entrevue avec Callista ! Au fond, lui aussi n’aurait pas été fâché de la rencontrer, n’eût-ce été que pour dissiper tout malentendu de ce côté. Après sa dernière entrevue avec son amie où celle-ci s’était montrée si parfaitement résignée avec cette nuance de fatalisme propre à celles de sa race, il ne pouvait lui entrer dans l’idée qu’elle se serait rendue coupable d’un attentat aussi odieux que celui dont Rouletabille la soupçonnait. Elle ne pouvait avoir oublié tout ce que Jean avait fait pour elle et, en somme, après un dernier cadeau qui assurait son avenir, et qu’elle avait accepté, elle n’avait rien à lui reprocher. Callista était venue aux Saintes-Maries sans s’en cacher, ayant annoncé le but de son voyage à ses domestiques… Tout ce qu’avait imaginé Rouletabille était un pur roman… Jean fit une description de Callista à l’aubergiste qui, à son grand étonnement, lui répondit que ce signalement ne s’appliquait en rien à la visiteuse. D’abord la dame dont il lui parlait était brune et celle qui était venue était blonde.
Jean, étonné, se recueillit un instant, puis, soudain, une pensée lui traversa l’esprit comme un éclair.
« Est-ce que cette dame n’a pas des cheveux coupés court sur le front ?
– Oui monsieur, c’est bien cela, cette fois… »
Jean se rapprocha de l’aubergiste.
« Il devait y avoir une adresse sur la lettre ? » fit-il.
Mais comme l’autre prenait un air discret, Jean lui dit tout de go :
« Cette lettre n’était-elle point adressée à Mme de Meyrens ? »
Et l’aubergiste fit signe qu’il en était ainsi.
À la suite de quoi Jean sortit, l’esprit de plus en plus troublé.
« Il ne peut plus se passer de cette terrible femme ! se disait-il. Que peut-il en attendre dans un moment pareil ? Et comment songe-t-il à lui donner des rendez-vous s’il ne l’aime plus comme il le prétend ? »
Laissant ensuite cette affaire, il se mit à la recherche des guardians qui étaient l’ordinaire compagnie d’Hubert, car il avait son idée, mais comme il sortait de la grande clarté de la rue et qu’il se trouvait tout à coup dans la demi-obscurité de la dune, son attention fut tout de suite attirée par deux silhouettes qui passaient non loin de là et qui ne semblaient point lui être inconnues.
Un homme et une femme se glissaient le long des murs, puis traversaient soudain un espace désert rayé d’ombre et réapparaissaient dans la clarté dansante d’un feu qui brûlait devant une roulotte.
Tout le long de la grève il y avait beaucoup de ces feux qui formaient comme un demi-cercle autour des Saintes-Maries ; ils avaient été allumés par les tribus de bohémiens venus de Béziers et de Pézenas qui restaient aux Saintes plus longtemps que les autres, car en somme ces cigains étaient dans leur pays et n’avaient point grand chemin à faire pour retrouver les routes le long desquelles ils étaient accoutumés à vivre…
La plupart de ces sortes de bivouacs étaient déserts ; les jeunes étaient allés danser et le souper cuisait sous la surveillance de quelques vieilles à mine de sabbat…
Jean ne put retenir une sourde exclamation en reconnaissant dans les deux ombres qu’il suivait Olajaï et la Pieuvre !
Les deux personnages s’étaient assis à côté d’une vieille qui s’était dressée à leur approche et qui dévisageait la Pieuvre avec une certaine défiance.
Mais Olajaï parla, la vieille hocha la tête et il fut visible qu’elle faisait maintenant le meilleur accueil à la nouvelle venue.
Ils s’étaient rapprochés tous les trois et la conversation qu’ils tenaient à voix basse les intéressait tellement que Jean put avancer de quelques pas sans éveiller leur attention.
Il aurait bien voulu entendre ce qui se disait, mais cela lui fut impossible.
Après cette roulotte, Olajaï et la Pieuvre en visitèrent d’autres et puis, tout à coup, ils disparurent comme par enchantement et Jean ne parvint plus à les retrouver.
Il rentra tout pensif et très ému de l’aventure dans la lumière de la grand-rue et là il fut averti que les guardians venaient de se réunir à l’auberge du Petit-Rhône.
Quand il pénétra, le groupe, qui paraissait avoir une conversation des plus animées, se tut soudain.
Le regard de Jean fit le tour de ces figures rudes au front serré, à l’œil hostile, et il leur dit :
« Vous savez ce qui est arrivé. Croyez-vous que ce soit Hubert qui ait fait le coup ?
– Ça, non ! répondirent-ils avec unanimité… nous ne le croyons pas !…
– Il est cependant en prison pour cela… si quelqu’un de vous l’a vu la nuit dernière… ça peut le servir !… Il faut le dire… »
Tous gardèrent le silence.
« Je ne vois pas ici lou Rousso Fiamo (la Rousse Flamme), laissa tomber Jean… il pourrait peut-être nous donner quelques renseignements… »
Lou Rousso, un rouquin aux cheveux de feu, avait été autrefois le chef des guardians de Lauriac… Il était bien connu pour sa force, sa brutalité et son dévouement aveugle au jeune homme.
Une voix répondit :
« Lou Rousso Fiamo est parti avant-hier avec quatre taureaux pour la ferrade de Beaucaire…
– C’est bien la première fois que lou Rousso Fiamo ne se trouve pas à la fête des Saintes !… Il en fera certainement une maladie ! » fit remarquer Jean.
Et il sortit, n’insistant pas, sachant qu’ils se tenaient tous et qu’il ne pourrait rien tirer d’eux. Cependant son voyage aux Saintes n’avait pas été inutile, loin de là ! et il avait hâte de revoir Rouletabille.
Une heure et demie plus tard, il le retrouvait à Lavardens.
« Eh bien ? questionna-t-il.
– Eh bien, répondit Rouletabille, malgré les avertissements d’Olajaï, j’ai voulu aller aux Saintes, mais je n’y étais pas plutôt arrivé qu’Olajaï me rejoignait dans un coin de rue et me faisait entendre à nouveau que la Camargue était très malsaine pour moi ! J’ai voulu avoir une explication. Il m’a quitté hâtivement en me disant : « J’ai déjà trop bavardé ! »
– Et tu es revenu ?
– Mon Dieu, oui ! d’autant que j’avais encore beaucoup à faire ici !…
– Et puis, reprit Jean avec une intention qui n’échappa point au reporter… tu n’avais pas trouvé là-bas celle que tu attendais !…
– Je vois que l’on t’a bien renseigné, répliqua Rouletabille le sourcil froncé…
– En tout cas, je sais une chose, fit Jean d’une voix sourde, c’est que pendant qu’Olajaï réussissait à te faire quitter les Saintes-Maries, il y restait, lui, avec la Pieuvre que tu étais venu voir et que tu n’as pas vue ! Mais je les ai vus, moi, tous les deux travaillant à l’on ne sait quelle besogne obscure qui ne doit être ni de ton goût ni du mien, puisqu’ils s’arrangent pour nous la cacher !…
– Ne crains rien, Jean ! dit Rouletabille de plus en plus sombre… Je te demande encore vingt-quatre heures et ce n’est ni Olajaï ni la Pieuvre qui m’empêcheront de sauver Odette !…
– Je rapporte de là-bas quelque chose qui pourrait nous servir, dit Jean en arrêtant le reporter, qui avait fait un mouvement pour le quitter… Si c’est Hubert qui a fait le coup, comme je le crois plus que jamais, il a certainement eu des complices, au moins un complice… Eh bien, je viens d’apprendre que lou Rousso Fiamo, son âme damnée, est absent des Saintes depuis quarante-huit heures.
– Je le savais ! » dit Rouletabille.
Et il s’éloigna rapidement de Jean, lui brûlant, comme on dit, la politesse. Santierne n’insista pas ; il se remit au volant et lança sa torpédo sur la route de Beaucaire… Il voulait savoir exactement à quoi s’en tenir sur cette absence de lou Rousso Fiamo…
CARNET DE ROULETABILLE à cette date
« Olajaï : la Pieuvre… Jean pourrait bien avoir raison. Je ne me suis pas assez méfié de la Pieuvre. Elle ne peut plus me servir… Elle ne peut que me nuire… maintenant que je sais par elle que la police n’est pour rien dans mon cambriolage et après ce qui s’est passé aux Saintes-Maries, je devrais rompre entièrement avec elle. Ce n’est pas la première fois que l’idée m’en vient, mais je crois qu’il n’est que temps de la réaliser. En ce qui concerne Olajaï, il y a des moments où je suis sur le bord de son secret et puis, au moment où je crois le pénétrer, je retombe dans le noir. Les dangers qu’il m’annonce et dont, soi-disant, il veut me sauver, coïncident trop avec mon cambriolage à Paris pour qu’il n’y ait pas entre ceux-là et celui-ci un lien étroit. C’est ce lien qui m’échappe tout à fait. Qu’est-on venu faire chez moi ? Voilà le trou. Je suis sûr qu’Olajaï, d’un mot, pourrait le combler. Mais, dit-il, il a déjà trop bavardé !… et il me conseille de fuir, comme il me conseillait de ne pas quitter Lavardens. Tout cela se tient et cependant reste incompréhensible en ce qui me concerne. Une seule chose est certaine, c’est qu’il y a autour de moi quelque chose de très menaçant. Je suis surveillé, je le sens, à chaque pas que je fais à Lavardens et hors de Lavardens… et je n’échappe à cette surveillance occulte qu’avec les plus grandes difficultés et en déployant une astuce incroyable. Quoi qu’il en soit, j’ai réussi à relever la piste de Callista, depuis son arrivée aux Saintes-Maries, presque pas à pas, et je sais tout ce qu’elle a fait jusqu’au moment où elle disparaît non loin du Viei-Castou-Noù…
« Descendue comme nous, mais vingt-quatre heures plus tôt, à Avignon, elle s’est fait conduire comme nous à Arles, en auto… Mais là, elle a quitté l’auto, a traversé la ville à pied, est allée prendre le premier train à la petite gare d’Arles-Trinquet et est descendue aux Saintes-Maries à neuf heures cinquante. Elle était vêtue simplement, mais fort élégamment d’une robe en velours tête-de-nègre ornée de castor et d’un chapeau rond agrémenté de poils de singe, toilette de sa dernière sortie avec Jean et avec moi quelques jours avant la rupture. Certes, elle ne se cachait pas ! Elle s’est rendue tout de suite à l’église et a commencé ses dévotions. Elle s’est rendue ensuite chez le curé et lui a demandé une carte pour la cérémonie de l’après-midi ; la descente des reliques. Puis, elle a fait un tour de ville, sans but apparent, s’intéressant aux différents spectacles que lui offraient les campements des bohémiens. À un moment, elle s’approcha d’un groupe qui tout d’abord ne lui accorda pas plus d’attention qu’aux autres passants. Un enfant vint lui demander la charité. Elle lui parla. Aussitôt un homme qui était assis devant elle, lui tournant le dos, lui jeta un regard par-dessus l’épaule, puis, en un instant, fut debout devant elle. Cet homme la dévisagea, considéra sa toilette et fit entendre sourdement, dans sa langue, entre ses dents serrées, les pires injures.
« Elle ne broncha pas, laissa tomber quelques mots dans la même langue et s’éloigna. Quand elle fut partie, l’homme et tous ceux qui étaient là crachèrent par terre. Callista, sans émotion apparente, avait laissé derrière elle les Saintes et tout le grouillement bohémien qui faisait au village comme une ceinture sordide. Elle gagnait la grève dans son endroit le plus désert et pénétrait dans les débris d’une hutte d’où elle sortait bientôt quasi nue, prête pour le bain. Après le bain elle s’étendit sur le sable du rivage comme une bête lasse.
« Tout à coup il y eut un bondissement près d’elle : c’était l’homme ! Elle l’attendait malgré ses injures. Elle se mit à rire en le regardant. Il la fit taire en lui collant sur les lèvres un baiser sauvage. Cet homme, c’était Andréa, celui qui l’avait poursuivie deux ans auparavant et dont Jean, pour son malheur, l’avait délivrée. Si c’étaient les oripeaux de femme roumi dont Callista était tout à l’heure revêtue qui avaient été l’occasion du furieux accueil d’Andréa, celui-ci, certes, en regardant Callista, n’avait plus rien qui pût blesser sa vue. Tout cela était fort bien calculé. Elle avait trouvé son homme. Il voulut la prendre. Elle le repoussa, mais que ne dut-elle point lui promettre ? Tout de suite, il se montra soumis. Elle s’en fut s’habiller et ils se quittèrent les meilleurs amis du monde.
« Callista n’assista point à la cérémonie de l’après-midi, elle quitta subrepticement le village dans une carriole conduite par un bohémien qui la laissa non loin de Lavardens et j’y ai perdu sa trace. Andréa aussi disparut des Saintes. J’ai perdu sa trace à lui à Maguelonne-le-Sauveur, mais il ne fait point de doute que je la retrouve dans celle du tondeur de chiens dont m’a parlé Estève.
« À Maguelonne-le-Sauveur, Andréa était à pied. À signaler que ni l’un ni l’autre n’ont pris le train dans lequel ils auraient été certainement remarqués par les employés, car le train de retour pour Arles à cette heure était vide. Jean vient de me quitter, sans doute parti pour Beaucaire à la recherche de lou Rousso Fiamo. Après tout, son voyage ne sera peut-être pas inutile. Il faut s’attendre à tout depuis que j’ai découvert le signe des bohémiens chez Odette, cadeau offert par Hubert… Et maintenant je vais cuisiner Estève. Encore beaucoup à apprendre de ce côté. J’ai demandé à Jean vingt-quatre heures pour sauver Odette… s’il en est encore temps !… »