Deux.
Son défunt mari était un jaloux. Il avait des raisons de se méfier, Mathilde en convenait. Elle avait maintes fois remarqué le phénomène, inutile de jouer les ingénues. Ce n’était pas nouveau : les hommes se retournaient sur son passage. Pas depuis toujours évidemment, depuis que des formes avaient un jour poussé dans son corsage et arrondi ses hanches.
Pas tous évidemment, beaucoup n’osaient pas. Ils la suivaient seulement du regard, d’un bord à l’autre de l’œil, presque à en tourner.
Mais un homme digne de ce nom ne tourne pas de l’œil à cause d’une jolie femme. Un homme digne de ce nom se retient, fait le fier, durcit ventre et épaules ; il se tient droit, roule des mécaniques, fait sonner le talon sur le sol. Il trouve un prétexte pour suivre les courbes d’un corps, l’air de rien, le regard appuyé mais poli.
Les autres, les goujats, se retournent ostensiblement. Ils sifflent parfois, avec une grossièreté dans le langage.
Ceux-là, Mathilde n’en voulait pas. Elle préférait les gentlemen, les courtois, les policés, bien mis et bien élevés. Ceux qui venaient avec des roses dans les mains, le parfum sous l’aisselle et la bouche en cœur.
Ce petit désordre de rue irritait ses amoureux, Louis n’avait pas dérogé à la règle. Plus âgé de six ans, il éprouvait la force d’attraction de cette jeune femme jusqu’à vouloir la posséder. Il avait cru que le mariage serait une solution, il avait rapidement déchanté. Le mariage n’enlève rien au charme d’une personne. Alors il avait pris son parti ; il s’y était fait à la longue, tant bien que mal. Plutôt bien en fait, cela le flattait d’être l’époux d’une femme si belle, désirée par les hommes qui la croisaient. En quelques années, huit au plus, il avait appris la fierté du possédant, de celui qui jouit d’un corps comme d’autres d’un bien. Mais avec courtoisie et élégance, Louis ne sombrait jamais dans la vulgarité. Le territoire était convoité ? Qu’à cela ne tienne, il le tenait d’une main de fer dans un gant de velours côtelé ! Il la voulait pour lui, pour lui seul. Jalousie.
C’est qu’il avait le sens de la propriété, Louis. Entre la peur de perdre l’être qu’il aimait et l’autorité de garder sa femme avec lui, il avait choisi l’autorité. Louis préférait repousser doucement ses propres craintes sur Mathilde. Il pratiquait la délégation d’anxiété, pourtant Louis ne déléguait jamais rien de ce qui lui semblait important. Comme si l’attache de l’amour ne lui suffisait pas. Il préférait qu’elle ait peur plutôt que lui. Cette situation lui paraissait beaucoup plus confortable, plus acceptable. Plus conforme aux convenances, aussi. Louis était très sensible aux convenances, il se souciait beaucoup du qu’en dira-t-on. Une femme ne doit pas prendre le dessus sur son homme.
Très vite, ils avaient eu un fils : Samuel. L’attache d’un fils, en voici une qu’une mère ne pouvait rompre impunément.
Mais la mer, si.
Louis espérait que Samuel aurait la passion de l’océan et de l’histoire, à l’image de son père. Comme il n’en était pas certain, il voulait l’aider, son fils, à aimer la mer et l’histoire. Sans se soucier de produire le contraire. Douter de lui-même lui était douloureux, aussi repoussait-il les doutes. Chiendent émotionnel que tout cela ! A Samuel, Louis lui forçait même un peu la main, en vérité. Il l’associait systématiquement à ses escapades, et comme Louis n’appréciait guère qu’on lui dise non, Samuel avait pris le parti de ne rien dire. Et puis, aux dires de son père, il n’avait pas l’âge de savoir ce qu’il voulait. Allons-donc, un enfant !
Un six juin tout avait cessé, à l’occasion d’un drame aux circonstances encore obscures. La mer en compte des centaines comme celui-ci, glissés dans ses profondeurs, enfouis dans ses opacités. Les explications officielles ne coïncident pas toujours avec la réalité des faits.
Il arrive que la passion de l’histoire mène au pire, surtout si l’histoire a pour alliée la mer.