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Le tunnel 

mardi 2 octobre 2012, par Mouloud Akkouche


Prologue

– On fera ça demain chérie.
Une porte claque puis un silence.


— 1—

LUI

Pas facile la chute. Je commence à me faire vraiment vieux. Faut dire que ça fait des années que je tourne dans ce tunnel, nuit et jour, été comme hiver. Où suis-je tombé cette fois ? Pas l’impression que nous sommes beaucoup. D’habitude, nous sommes un paquet à nous retrouver. Parfois, ça fait du bien de rencontrer les autres… même si ça dure pas longtemps. On répète toujours les mêmes choses mais, au moins, on n’est pas seuls. Je me souviens de ce fêlé qui hurlait : « Nous sommes des larbins ! ». Et ce con, au lieu d’en profiter avec nous, il s’est jeté dans le tunnel. Jamais compris ces types qui préfèrent tout pourrir d’avance que de profiter de l’instant présent. Moi, même une seconde, je la dévore jusqu’au bout et j’en laisse pas une miette au voisin. Je préfère être un collectionneur d’éphémères qu’un naze qui laisse passer sa chance. Pas le temps de me prendre la tête avec des questions nulles, des questions dont t’as pas le temps de trouver les réponses. On n’est pas là pour s’emmerder quand même. Bon, trêve de blabla, je vais visiter un peu mon nouveau pays.

ELLE

On ne voit absolument rien. Depuis combien de temps suis-je arrivée ? Je n’en sais rien. Pendant les haltes, le temps me paraît toujours plus long. Dans le tunnel, je ne le sens pas ; concentrée à avancer dans le noir, impossible de se retourner. Ceux qui tentent de partir à contre courant sont aussitôt broyés par la foule en mouvement permanent. Devant, toujours devant. Vers quelle destination ? Personne ne sait. Quelqu’un l’a-t-il déjà su ? Parfois, comme en ce moment, nous avons la possibilité de souffler un peu. Cela ne dure jamais très longtemps. Le pire est de ne jamais savoir avec qui nous passons ces rares moments de calme. Le hasard est malheureusement notre seule certitude. (Elle soupire).
Vraiment immonde ici ! Je me suis salie. Et, en plus ça sent mauvais. Une vraie horreur cet endroit. Je ne vais pas bouger et attendre.

LUI

Quel bordel ! Rarement vu un paysage de ce genre-là. Mais, moi, j’aime bien quand c’est le bordel. On se marre plus que quand c’est tout plat et qu’y a rien à voir. Bon, je vais monter tout en haut. Putain ! Ca glisse ! Allez mon vieux : un petit effort. Voilà, j’y suis. (Il a du mal à respirer) Super génial le paysage ! J’ai rarement eu l’occasion de voir aussi loin. Ca m’a crevé cette balade. Sûr que j’ai pris un coup de vieux. J’espère pouvoir me reposer encore un peu avant de me replonger dans ce putain de tunnel. Pas envie d’y retourner. Je préférerais rester ici, même tout seul. J’ai pas besoin de grand chose. Juste me balader tranquille jusqu’au déluge. (Il se marre). Mais c’est quoi ça là-bas ? On dirait que ça bouge… Je ne vois pas très bien. Faut que je descende un peu. Qu’est-ce que ça peut bien être ? Putain ! Elle est mignonne c’te gonzesse ! Ca me réveille !

ELLE

Pourquoi me regarde-t-il comme ça ? Quelle vulgarité ! Sans doute un de ces voyous qui pullulent dans le tunnel, ces machos qui profitent de la foule pour vous... Ma mère m’a toujours mise en garde contre ce genre de personnages, du même tunnel mais pas du même milieu. Ne t’occupe surtout pas de lui sinon il va venir t’importuner. Je vais aller m’installer plus loin pour qu’il ne me voie plus.
Enfin tranquille. Je vais essayer de dormir un peu avant de reprendre la ronde sans fin. Comme beaucoup de notre peuple, j’ai peu connu mes parents, eux aussi emportés par le flux. Très vite, nous avons été séparés et j’ai dû me débrouiller entièrement seule. Mais, avant de me quitter, mon père m’avait dit : « Nous sommes la mémoire du monde.  ». Même maintenant, je ne comprends toujours pas cette espèce d’héritage qu’il voulait me transmettre. Il répétait que, sans nous, rien ne pourrait continuer de vivre. (Elle pousse un soupir) Ce n’est pas possible ! Il est encore là, lui ? Pourquoi me fait-il des signes ? Je ne vais sûrement pas le rejoindre. Qu’est-ce qu’il croit ? Je n’ai pas l’intention de parler avec n’importe qui.

Une longue minute passe.

— 2 —

Lui s’approche d’elle.
– Écoute, je…
Elle s’éloigne.
– Je ne vous permets pas de me tutoyer. On ne se connaît pas.
Il éclate de rire.
– Tu perds ton temps avec ce genre de connerie et…
– Ce ne sont pas des bêtises.
– Arrête avec ça. On n’a pas de temps à perdre.
Il laisse passer un instant et ajoute :
– Allons à l’essentiel.
Elle s’éloigne encore plus.
– Je vous vois venir.
Il se marre.
– Venir quoi ?
– Vous savez bien de que quoi je veux parler.
– C’est toi qui avances des trucs.
– Pas du tout !
– Moi, je suis pas contre…
– Ca suffit ! Fichez-moi la paix !
Il soupire.
– Écoute, fais comme tu veux. Moi, je vais profiter de ma pause pour m’éclater.
Il fait le tour d’une masse sombre et grommelle : « Quelle pétasse ! ». Elle le regarde partir, satisfaite. Maman serait très fière de moi, pense-t-elle.
Soudain, elle se précipite derrière lui.
– Attends-moi !
– Coucou !
Elle s’arrête et crie :
– Où êtes… où es-tu ?
– Là !
Elle regarde en l’air.
– Je pourrais jamais y arriver.
– Je vais t’aider.
Tous deux se retrouvent au bord du vide. En contrebas, un filet de lumière.
– Nous sommes les seuls à…
– Ouais.
– Qu’est-ce qu’on va devenir ?
– Pense pas à tout ça ! Profite.
Elle ne cesse de gigoter tandis que lui, intrigué, fixe le filet lumineux. Ils échangent quelques banalités puis se taisent. De petits bruits étouffés ponctuent le silence. Elle tente de relancer la conversation. En vain. Il reste le regard rivé sur la lumière, fasciné. Elle l’observe en coin.
– Te souviens-tu de ce que tu m’as dit tout à l’heure ?
– Non.
– Tu as dit que nous n’avions pas de temps à perdre.
– Ouais c’est vrai.
Elle esquisse un sourire.
– Et si on ne le perdait pas ensemble.
Elle se pelotonne contre lui.
***
Peu après, elle se réveille.
– J’ai dormi longtemps ?
Il la caresse.
– Je sais pas.
Elle soupire.
– Notre temps est compté et comme… Je m’endors alors que…
Il se tourne vers elle.
– Tu en avais besoin.
Elle affiche une moue mécontente.
– J’aurais pas dû !
Il la fouille du regard.
– Ca t’a pas plus ?
– Si, si ! Mais…
– Mais quoi ?
Elle écrase une larme
– Toi et moi… Nous venons à peine de nous rencontrer que nous allons être séparés. C’est inadmissible ! Je ne supporte pas cette existence ou, par faute de temps, nous devons tout faire très vite et… Et bâcler l’essentiel. Nous bâcler !
– Pense pas à ce genre de trucs.
– Je ne pense qu’à ça.
Elle cherche ses mots et ajoute :
– J’aimerais tant que nous restions tous les trois ensembles.
Il pâlit.
– Nous trois ?
Elle sourit.
– Avec le petit et…
A ce moment, le filet de lumière s’agrandit jusqu’à devenir gigantesque, occuper entièrement l’espace. Des pas lourds font tout trembler autour d’eux.
Ils s’accrochent l’un à l’autre.
– Me lâche pas !
Elle murmure :
– Je suis à bout de forces !
Il tente de la retenir.
Accroche-toi, nous…

... sommes que des gouttes d’eau et je voulais te…
Elle virevolte dans le vide puis s’écrase et disparaît avec les autres dans le tunnel. Lui réussit à se planquer, à l’abri du flux qui se déverse. Fou de rage et de douleur, il se penche au risque d’être emporté par le flot. A quoi bon ? Elle a été happée définitivement. Jamais plus ils ne se reverront.
Il se laisse tomber et hurle :
– Je te rejoins !

Épilogue

– T’as entendu le cri dans l’évier ?
– T’as trop picolé.
– Non, je t’assure que…
– Tout ça pour échapper à ton tour de vaisselle.

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