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Le voyage infini 

dimanche 28 février 2010, par Manfred Frank

La littérature des temps modernes connaît plusieurs manières de ne pas parvenir au but et d‘échouer - il me semble même que, dans l‘ensemble, son être peut se caractériser ainsi. À un niveau sémantique - niveau auquel je veux me limiter dans un premier temps - les manières d‘échouer et de manquer le but constituent une réserve tout simplement inépuisable en thèmes et en motifs dont la poésie s‘est inspiré jusqu‘à ce jour, et avec une intensité croissante.

Je vais droit au but et vous fais part de ce à quoi je pense : je pense aux multiples versions et variations de la légende du hollandais volant, des Lusiades de Luis de Camões jusqu‘à l‘Ancient Mariner, au Bateau ivre, au Jäger Gracchus.

Son origine historique n‘est pas difficile à établir : la fantaisie collective d‘un bateau dérivant sans but - « les voiles rouges sang, le mât noir »[1] - renvoie à l‘avènement du tournant vers la modernité [« das Ereignis der neuzeitlichen Epochenwende »]. Depuis lors, « le sinistre pirate / De l‘infini », comme le nomme Victor Hugo, hante les mers de l‘intériorité moderne de son fantôme[2].

La catastrophe (ce qui signifie, littéralement le ren-versement [die Um-wendung]), qui révolutionne la nouvelle vision du monde de la cosmo-théologie du moyen-âge, consiste en l’idée d‘un progrès sans frein. Dans la célébration de la libération des liens au monde créé par Dieu et maintenu par lui dans un ordre tyrannique se mêlent peu à peu (et de manière de plus en plus audible plus la modernité avance) les sons qui articulent les doutes envers la légitimité, voire envers la curiosité par rapport au monde. La parabole de l‘Homme fou de Nietzsche fournit une preuve impressionnante de la conversion qui fit passer de la célébration jubilatoire de Galilée à la négation de la valeur de l‘émancipation :

« Où est Dieu ? » demanda-t-il, « je / vais vous le dire ! Nous l‘avons tué-vous et moi ! Nous sommes tous ses meurtriers ! Mais comment avons-nous fait cela ? [...] que fîmes-nous lorsque nous détachions cette terre du soleil ? Vers où se meut-elle ? Où allons-nous ? Loin de tous les soleils ? Ne tombons-nous pas constamment ? [...] N‘errons-nous pas comme à travers un rien infini ? Le vide ne nous aspire-t-il pas ? N‘est-ce pas devenu plus froid ? Est-ce que la nuit et toujours plus de nuit ne s‘avance pas sur nous ? »[3]

De telles réserves ne sont pas un syndrome spécifique de la modernité et ne proviennent pas d‘une curieuse solidarité du poète avec l‘ordre de valeur du christianisme médiéval (enterré par Copernic et par Galilée). Chaque mythe et chaque conception religieuse du monde - qu‘elle soit chrétienne ou non - protège la conviction ultime qui fonde le consensus de ses membres par un acte de sanctio : par la sanctification, qui opère simultanément comme sanction, comme punition de la violation du tabou. Il est naïf de croire que l‘on puisse transformer la force de cohésion d‘une vision du monde fondée sur des convictions en une société qui soit libérée de ces axiomes. Est-ce un hasard si la route maritime de Gibraltar portait le nom mythique de “colonnes d‘Hercules” étant ainsi investi de l‘index de sanction ?[4] Ce sont les columnae fatales, qui s‘ouvrent seulement à la fin du monde (comme le promet le chant du choeur de Medea de Sénèque) et qui marquent provisoirement les limites de la curiosité[5] : le seuil du monde connu, domaine de validité des anciens dieux. Une nouvelle époque commence lorsqu‘Ulysse les abandonne derrière lui lors de son audacieux voyage. Il y a d‘autres loci fatales, comme par exemple à l’époque chrétienne le cap de bonne espérance (nommé ainsi par euphémisme).

Depuis qu‘il circomnavigue, la fantaisie collective des marins aperçoit le fantôme du hollandais volant sur les mers du nouveau monde : sans but, avec un gouvernail endommagé ou arraché et, parfois même sans équipage vivant, il hante les flots et jette sur ceux qu‘il croise la malédiction de l‘errance et de l‘absence de patrie.

Ce motif diffère essentiellement de ses précurseurs antiques. Afin d‘illustrer le changement dramatique de fonction, je vais tout d‘abord aborder l‘époque moderne à l’aide de deux exemples textuels les plus éloignés possibles l‘un de l‘autre : le récit de Kafka, Der Jäger Gracchus (1916/17) et une pièce de la Divina Commedia de Dante (1307-21). Les deux se distinguent de manière frappante des voyages antiques de l’Odyssée ou de l’Enéide.

Vous connaissez l‘histoire de Kafka, qui nous est transmise dans deux variantes[6]. Le chasseur Gracchus, dont le nom porte d‘une certaine manière la signature de son créateur (‚graculus‘ signifie, comme ‚kavka‘ le choucat), est accidenté lors d‘une chasse aux chamois dans la Forêt Noire. Gai comme la mariée dans son habit de noces, il enfile son suaire et s‘étend sur la civière qui le portera jusqu‘à l‘au-delà - la vraie patrie des hommes. Il est étendu et attend, lorsque « se produisit le malheur » (« dann geschah das Unglück ») : l‘embarcation funéraire - réminiscence mythologique évidente : pensez seulement à la barque de Charon, à l‘embarcation funéraire de Naglfar, le bateau des âmes breton, le bateau de l‘enfer ou la barque du dieu de la mort (égyptien) Sokar - le cercueil flottant suit durant un certain temps le cours conduisant à la patrie céleste pour être cependant détourné ; il manque donc son but (comme le nom l‘indique de manière significative) et doit poursuivre sur les « eaux terrestres », sans repos et sans perspective de salut ou d‘anéantissement, guidé par le vent « qui souffle dans les régions les plus souterraines de la mort » (« der in den untersten Regionen des Todes bläst »).

Je me limite à quelques traits essentiels. Voyez d‘abord avec quelle habileté le récit de Kafka renverse une opposition classique : en général, on utilise l‘expression de “temporalité” dans un sens se rapprochant de “finalité” - les deux concepts étant opposés à “éternité”. Or ce qu‘il y a justement d‘absurde dans la rupture de temporalité dont Kafka fait le récit, c‘est que le temps n‘amène pas de fin. Le chasseur accepte la fin de la vie comme l‘“ordre” des choses. Mais ce qui touche à sa fin dans le récit n‘est rien de moins que le but transcendant/ supra-sensible de l‘existence humaine même. Sa perte ne permet en aucune manière à la réalité humaine de s‘installer dans la patrie de l‘ici-bas : sous un ciel sombre qui ne fait place à aucun espoir, croît une aspiration insatisfaite qui empêche au vaisseau de la vie d‘atteindre la paix.

Le chasseur pose (et cela trois fois) la question mythique du péché originel. Certes, il ne veut pas se l‘attribuer. Il interprète néanmoins la catastrophe du détournement à travers une catégorie religieuse. Il s‘était en réalité préparé (« aufgestellt ») pour se défendre contre les loups de la Forêt Noire - et non pour la chasse aux chamois (animaux qui étaient d‘ailleurs étrangers à la Forêt Noire). ‚Se préparer‘, seul un maître pouvait le faire ; devait-il s‘agir du Seigneur ? La chasse, de surcroît, est, dans l‘oeuvre de Kafka - mais non seulement dans la sienne - un symbole courant de curiosité importune qui cherche à prendre possession de l‘étant (« das Seiende »). Quoi qu‘il en soit, le chasseur soupçonne la connexion entre son agissement et sa souffrance. Comment pourrait-il sinon clamer son innocence tout en exigeant un droit à la patrie céleste ? En dernier ressort, la faute est le complément du salut : seul celui pour qui le schéma religieux a encore un sens peut y aspirer. Ainsi en va-t-il du chasseur : il est clair qu‘il y a culpabilité pour lui, même si c‘est la culpabilité d‘un autre : du capitaine du navire - allusion évidente au « Steuermann Christus », au « pilote du Christ » qui, dans la poésie lyrique du Moyen-âge et encore dans l‘époque baroque, protège le vaisseau du voyage de la vie contre les écueils et l‘échouement et le conduit sous la garde divine. Le capitaine a donc - par mégarde ? par attachement à la patrie aimée qui est naturellement un symbole du monde ici-bas ? - écarté le chasseur du cours conduisant à l‘éternité. Cette éternité est peut-être devenue inexistante depuis le moment où l‘homme moderne a adopté à l‘égard de la nature l‘attitude du chasseur, du chercheur et de l‘explorateur : elle n‘a pourtant de toute évidence pas cessé d‘orienter, telle un focus imaginarius, la compréhension que les hommes ont d‘eux-mêmes.

Je saute une série de traits qui placent clairement le récit de Kafka dans la tradition du hollandais volant et du Bateau ivre (certains traits ont même le caractère de citation) pour me concentrer sur la charpente structurelle du motif qui s‘est maintenu. La tradition métaphorique du voyage de la vie que Kafka évoque avec quelques écarts caractéristiques, fait appel à une économie du salut. J‘emploie le terme « économie » en référence au sens étymologique du terme : trois phases articulent le cours d‘une vie mortelle : quelque chose qui est à l‘origine, la patrie, le point de départ, quelque chose qui est placé comme but - et entre-deux s‘étend un mouvement qui relie un point avec l‘autre. Ce n‘est pas cette économie qui du point de vue de l‘étendue temporelle épuise la vie de l‘homme (car le point de départ est toujours déjà perdu et le but ne sera pas atteint vivant) - qui est ce qui devrait être mais seulement le moyen-terme, la perte de la patrie qui s‘annonce dès le commencement, dans l‘anticipation de son complément compensatoire. Ceci se produit alors que le voyage de la vie corrige son éloignement du lieu natal, du lieu propre - suivant une loi déterminée - et laisse se transformer l‘arrivée au port en retour au point de départ (que ce soit à un niveau supérieur, comme dans le christianisme ou au même niveau). Un tel retardement du but ou du sens du voyage comporte dès le début un danger que le sous-titre des Pilgerreise de John Bunyan rappelle en mémoire : « His [c‘est-à-dire du pèlerin chrétien] Dangerous Journey [...] from this World, to that which is to Come. » C‘est le danger de manquer le but ou - pire - la certitude qu‘il n‘y a pas de lieu d‘appartenance essentiel à l‘homme, pas de « toît transcendantal » (comme le dit Lukács)[7]. J‘ose une terrible simplification et j‘affirme que, entre l‘abîme qui se creuse entre ces deux possibilités, s‘affirme tout la différence entre la métaphorique moderne et antique du chemin de la vie ; qu‘on se rappelle l‘économie du retardement du voyage de retour dans un des plus vieux poèmes de l‘Occident, l‘Odyssée. Dès le début le poème évoque en un parcours syntactique aussi bien la potentialisation du retard que le retour enfin réussi (......) : le détour qui repousse le but dans le lointain ne menace pas vraiment le droit qu‘a l‘homme de déterminer son habitat, le lieu dans lequel son soi est en réalité chez lui. Ulysse atteint - par des détours, son Ithaque. L‘idée du retour garanti de l‘Odyssée errante a également inspiré la métaphorique des grands systèmes de la métaphysique occidentale : jusqu‘à celle de Schelling et de Hegel.

Il en va autrement dans l‘Odyssée racontée par Dante dans la Divina Commedia (1307-21) (Inferno, Canto XXVI). Je considère ce texte comme un texte-clef auquel le changement de fonction du voyage de la vie de l‘antiquité à la modernité se mesure de manière la plus frappante.

Ulysse, ici pour la première fois dans l‘histoire du motif, guide vers la pleine mer et encourage en des termes hardis ses coéquipiers hésitants à franchir les colonnes d‘Hercule pour s‘enquérir de « l‘autre pôle (altro polo [vs. 127]) » du côté de la terre à l‘opposé du soleil (« di retro al sol, del mondo sanza gente » [vs. 117]). La curiositas impie est le moteur de son contrapasso, de son manquement, et la punition suit immédiatement. Alors que l‘équipe aperçoit au loin une gigantesque chaîne de montagnes, le bateau est saisi dans un tourbillon qui exerce son aspiration du pays tant attendu (« del mondo esperto » [vs. 98]) et qui forme sans aucun doute le prototype des « whirlpools » et « Maelströme » avec lesquelles, de Camoês à Coleridge, en passant pas Edgar Allan Poe et T. S. Eliot, est punie la curiosité séculaire, l‘esprit de discovery.

Manfred Frank


[1] Richard Wagner, Der fliegende Holländer, IIe acte, première scène (In : Sämtliche Schriften und Dichtungen [cité ci-après : SSD], Leipzig o. j., I, 271.

[2]Victor Hugo, Les paysans au bord de la mer III, in : La Légende des siècles, éd. par Jacques Truchet, Bibl. de la Pléiade, Paris 1950, 519.

[3]Friedrich Nietzsche, Die fröhliche Wissenschaft, Nr. 125 (Kritische Studienausgabe [zit. : KSA], hg. von Giorgio Colli und Mazzino Montinari,, München 1988, Bd III, 480 f.).

[4] Apollodor II, 5, 10.

[5] Vgl. Pindars dritte Olympie, III, c.

[6]Die erste in : Sämtliche Erzählungen, hg. von Paul Raabe, Frankfurt/M.-Hamburg 1970, 285 - 288, die zweite in : Beschreibung eines Kampfes. Novellen, Skizzen, Aphorismen aus dem Nachlaß, hg. von Max Brod, Frankfurt/M. 1980, 75 - 79.

[7]Georg Lukács, Theorie des Romans, Neuwied-Berlin 1963, 22 ff., 35 ("ein Ausdruck der transzenden­talen Obdachlosigkeit").

[8] Vgl. F. W. J. Schellings sämmtliche Werke, hg. von K. F. A. Schelling, Stuttgart 1856-1861, I/3, 628 : "[...] die Odyssee unseres Geistes [...], der, wunderbar getäuscht, sich selber suchend, sich selber flieht". Hegel vergleicht die Selbstbegründungsarbeit des Geistes mit der Mühsal des Aeneas, Rom zu gründen : "Tantae molis erat se ipsam cognoscere mentem."

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