La Revue des Ressources

Les Filous 

lundi 18 mars 2013, par D.A.F. de Sade

Il y a eu de tous les temps à Paris une classe d’hommes répandue dans le monde, dont l’unique métier est de vivre aux dépens des autres : rien de plus adroit que les manœuvres multipliées de ces intrigants, il n’est rien qu’ils n’inventent, rien qu’ils n’imaginent pour amener soit d’une façon, soit d’une autre, la victime en leurs maudits filets ; pendant que le corps d’armée travaille dans la ville, des détachements voltigent sur les ailes, s’éparpillent dans les campagnes et voyagent principalement dans les voitures publiques ; cette triste exposition solidement établie, revenons à la jeune novice que nous allons bientôt pleurer de voir en d’aussi mauvaises mains. Rosette de Flarville, fille d’un bon bourgeois de Rouen, à force de sollicitations venait enfin d’obtenir de son père d’aller passer le carnaval à Paris auprès d’un certain M. Mathieu son oncle, riche usurier, rue Quincampoix. Rosette, quoique un peu niaise, avait pourtant dix-huit ans faits, une figure charmante, blonde, de jolis yeux bleus, la peau à éblouir, et une gorge sous un peu de gaze annonçant à tout connaisseur que ce que la jeune fille tenait à couvert valait bien au moins ce qu’on apercevait... La séparation ne s’était pas faite sans larmes : c’était le premier soir que le bon papa quittait sa fille ; elle était sage, elle était très en état de se conduire, elle allait chez un bon parent, elle devait revenir à Pâques, tout cela devenait sans doute des motifs de consolation, mais Rosette était bien jolie, Rosette était bien confiante et elle allait dans une ville bien dangereuse pour le beau sexe de province y débarquant avec de l’innocence et beaucoup de vertu. Cependant la belle part, munie de tout ce qu’il lui faut pour briller à Paris dans sa petite sphère, et de plus d’une assez grande quantité de bijoux et de présents pour l’oncle Mathieu et les cousines ses filles ; on recommande Rosette au cocher, le père l’embrasse, le cocher fouette, et chacun pleure de son côté ; mais il s’en faut bien que l’amitié des enfants soit aussi tendre que celle de leurs pères : la nature a permis que les premières trouvassent dans les plaisirs dont ils s’enivrent, des sujets de dissipation faits pour les éloigner involontairement des auteurs de leurs jours et qui refroidissent dans leur cœur les sentiments de tendresse, plus isolés, plus ardents, et bien autrement sincères dans l’âme des pères et des mères touchant à cette fatale indifférence qui les rendant insensibles aux anciens plaisirs de leur jeune âge, fait qu’ils ne tiennent plus pour ainsi dire qu’à ces objets sacrés qui les revivifient.

Rosette éprouva la loi générale, ses larmes furent bientôt séchées, et ne s’occupant plus que du plaisir qu’elle se faisait de voir Paris, elle ne tarda pas à faire connaissance avec des gens qui y allaient et qui semblaient le connaître mieux qu’elle. Sa première question fut de savoir où était la rue Quincampoix.
— C’est mon quartier, mademoiselle, répond un grand drôle bien bâti qui, tant à cause de son espèce d’uniforme, et de la prépondérance de son ton, tenait les dés dans la société cahotante.
— Comment, monsieur, vous êtes de la rue Quincampoix ?
— Il y a plus de vingt ans que je l’habite.
— Oh ! si cela est, dit Rosette, vous connaissez donc bien mon oncle Mathieu.
— Monsieur Mathieu est votre oncle, mademoiselle ?
— Assurément, monsieur, je suis sa nièce ; je vais pour le voir, je vais passer l’hiver avec lui et avec mes deux cousines Adélaïde et Sophie que vous devez bien connaître aussi sans doute.
— Oh ! si je les connais, mademoiselle, et comment ne connaîtrais-je pas et M. Mathieu qui est mon plus proche voisin, et mesdemoiselles ses filles de l’une desquelles par parenthèse, je suis amoureux depuis plus de cinq ans.
— Vous êtes amoureux d’une de mes cousines, je gage que c’est de Sophie.
— Non, vraiment, c’est d’Adélaïde, une figure charmante.
— C’est ce qu’on dit dans tout Rouen, car pour moi je ne les ai jamais vues, c’est pour la première fois de ma vie que je vais dans la capitale.
— Ah ! vous ne connaissez pas vos cousines, mademoiselle, et ni M. Mathieu non plus sans doute.
— Eh mon Dieu non, M. Mathieu quitta Rouen l’année que ma mère accoucha de moi, il n’y est jamais revenu.
— C’est un bien honnête homme assurément et qui sera bien enchanté de vous recevoir.
— Une belle maison, n’est-ce pas ?
— Oui, mais il en loue une partie, il n’occupe que le premier appartement.
— Et le rez-de-chaussée.
— Sans contredit, et même quelque chambre en haut, à ce que je crois.
— Oh ! c’est un homme bien riche, mais je ne lui ferai pas déshonneur : tenez, voyez, voilà cent beaux doubles louis que mon père m’a donnés pour me vêtir à la mode afin de ne pas faire honte à mes cousines, et de jolis présents que je leur porte aussi, tenez, voyez-vous ces boucles d’oreille, elles valent bien cent louis au moins, eh bien, c’est pour Adélaïde, c’est pour votre maîtresse ; et ce collier qui va bien pour le moins au même prix, c’est pour Sophie ; ce n’est pas tout, tenez, voyez cette botte d’or avec le portrait de ma mère, on nous l’estimait encore hier plus de cinquante louis, eh bien, c’est pour mon oncle Mathieu, c’est un présent que mon père lui fait. Oh ! je suis bien sûre qu’en hardes, en argent ou en bijoux, j’ai pour plus de cinq cents louis sur moi.
— Vous n’aviez pas besoin de tout cela pour être bien venue de M. votre oncle, mademoiselle, dit le filou lorgnant la belle et ses louis. Il fera bien sûrement plus de cas du plaisir de vous voir que de toutes ces fadaises.
— Eh n’importe, n’importe, mon père est un homme qui fait bien les choses, et il ne veut pas qu’on nous méprise parce que nous habitons la province.
— En vérité, mademoiselle, on a tant de plaisir dans votre société que je voudrais que vous ne quittassiez plus Paris, et que M. Mathieu vous donnât son fils en mariage.
— Son fils, il n’en a point.
— Son neveu, veux-je dire, ce grand jeune homme...
— Qui, Charles ?
— Justement, Charles, parbleu le meilleur de mes amis.
— Quoi, vous avez aussi connu Charles, monsieur ?
— Si je l’ai connu, mademoiselle, je fais bien plus, je le connais encore, et c’est uniquement pour l’aller voir que je fais le voyage de Paris.
— Vous vous trompez, monsieur, il est mort ; j’étais destinée à lui dès son enfance, je ne le connaissais pas, mais on m’avait dit qu’il était charmant ; la manie du service lui a pris, il a été à la guerre et il y a été tué.
— Bon, bon, mademoiselle, je vois bien que mes désirs se réaliseront ; soyez-en sûre, on veut vous surprendre : Charles n’est point mort, on le croyait, il y a six mois qu’il est revenu, et il m’écrit qu’il va se marier ; d’une autre part on vous envoie à Paris, n’en doutez pas, mademoiselle, c’est une surprise, dans quatre jours vous êtes la femme de Charles, et ce que vous portez ne sont que des présents de noces.
— En vérité, monsieur, vos conjectures sont pleines de vraisemblance ; en réunissant ce que vous me dites à quelques propos de mon père qui me reviennent à présent, je vois qu’il n’y a rien de si possible que ce que vous prévoyez... Quoi, je me marierais à Paris... je serais une dame de Paris, oh, monsieur, quel plaisir ! Mais si cela est, il faut que vous épousiez Adélaïde au moins, je ferai tant que j’y déterminerai ma cousine et nous ferons des parties carrées.

Telles étaient pendant la route les conversations de la douce et bonne Rosette avec le fripon qui la sondait, se promettant bien d’avance de tirer un bon parti de la novice qui se livrait avec tant de candeur : quel coup de filet pour la bande libertine, cinq cents louis et une jolie fille, qu’on dise quel est celui des sens qui n’est pas chatouillé d’une telle trouvaille. Dès qu’on approcha de Pontoise :
— Mademoiselle, dit l’escroc, il me vient une idée, je m’en vais prendre ici des chevaux de poste afin de vous devancer chez M. votre oncle et de vous annoncer à lui ; ils viendront tous au-devant de vous, j’en suis sûr, et vous ne serez pas isolée au moins en arrivant dans cette grande ville.

Le projet s’accepte, le galant monte à cheval et se dépêchant d’aller prévenir les acteurs de sa comédie, quand il les a instruits et prévenus tous, deux fiacres amènent à Saint-Denis la prétendue famille ; on descend à l’auberge, l’escroc se charge des présentations, Rosette trouve là M. Mathieu, le grand Charles arrivant de l’armée et les deux charmantes cousines ; on s’embrasse, la Normande remet ses lettres, le bon M. Mathieu verse des larmes de joie en apprenant que son frère est en bonne santé, on n’attend pas à Paris à distribuer les présents, Rosette trop empressée de faire valoir la magnificence de son père se hâte aussitôt de les prodiguer, nouvelles embrassades, nouveaux remerciements, et tout s’achemine vers le quartier général de nos filous qu’on fait prendre à la belle pour la rue Quincampoix. On débarque dans une maison d’assez belle apparence, Mlle Flarville est installée, on porte sa malle dans une chambre, et l’on ne pense plus qu’à se mettre à table ; là l’on a soin de faire boire la convive jusqu’à lui troubler la cervelle : accoutumée à ne s’abreuver que de cidre, on lui persuade que le vin de Champagne est le jus des pommes de Paris, la facile Rosette fait tout ce qu’on veut, enfin la raison se perd ; une fois hors d’état de défense on la met nue comme la main, et nos filous bien assurés qu’elle n’a plus autre chose sur le corps que les attraits que lui prodigua la nature, ne voulant pas même lui laisser ceux-là sans les flétrir, s’en réjouissent à cœur joie pendant toute la nuit ; contents enfin d’avoir eu de cette pauvre fille tout ce qu’il était possible d’en tirer, satisfaits de lui avoir ravi sa raison, son honneur et son argent, ils la revêtent d’un mauvais haillon, et avant que le jour ne paraisse, ils vont la déposer sur le haut des marches de Saint-Roch. L’infortunée ouvrant les yeux en même temps que le soleil commence à luire, troublée de l’état affreux où elle se voit, se tâte, s’interroge et se demande à elle-même si elle est morte ou si elle est en vie ; les polissons l’entourent, elle est longtemps leur jouet, on la porte enfin à sa demande chez un commissaire où elle raconte sa triste histoire, elle supplie qu’on écrive à son père, et qu’on lui donne en attendant asile quelque part ; le commissaire voit tant de candeur et d’honnêteté dans les réponses de cette malheureuse créature qu’il la reçoit dans sa maison même, le bon bourgeois normand arrive et après bien des larmes versées de part et d’autre ramène sa chère enfant dans sa maison, qui n’eut, dit-ton, de la vie le désir de revoir la capitale policée de la France.

P.-S.

Extrait de Historiettes, Contes et Fabliaux (1788, pub. 1926), numérisation et mise en forme HTML (23 septembre 2000) de T. Selva.

Le logo est un collage de l’artiste Thomas Robson.

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