Imaginons la perplexité d’un anthropologue martien devant les productions culturelles de l’humanité. Il se trouverait devant une grande confusion pour ce qui regarde la littérature de l’imaginaire et sans doute désemparé devant la multitude des éléments. Il remarquerait une capacité d’invention sans limite et, en même temps, il prendrait la mesure de la difficulté insurmontable à rendre compte de façon claire des œuvres qui en relèvent. Comment distinguerait-il les mythes ou les contes ? Comment saurait-il s’il s’agit d’items normaux de monstres ou de merveilles ? Chaque peuple, chaque culture, chaque langue invente ses versions de la réalité, en nourrit l’imaginaire, et puise dans « l’Océan des contes » dont parle la littérature indienne. Des mythologies s’imposent, les idéologies qu’elles recouvrent mettent en travail des figures, des images, des concepts même, et présentent leurs conceptions de la réalité comme le reflet de la nature des choses.
Or le seul élément culturel présent dans toutes les cultures humaines, dans l’espace et dans le temps, est la capacité à inventer des récits qui font appel, sans les distinguer de leur connaissance de la nature, aux merveilleux et aux surnaturels [1]. De plus les formes de ces merveilleux sont totalement différentes les unes des autres, car comme le soutient Propp, leurs racines s’inscrivent dans l’Histoire [2]. Mais l’Histoire est loin d’être un espace géographique et temporel homogène. Les formes des mondes représentés, les types de relations entre les éléments humains avec ceux de la Nature et de la Surnature les plus insensés, ceux qui semblent monstrueux aux yeux d’une culture sont acceptés et même révérés ailleurs. Comme l’écrit Levi-Strauss : « tout peut arriver dans un mythe ». Ajoutons que ce sont les anthropologues occidentaux qui décrivent comme mythe ce qui est considéré par les autochtones selon d’autres statuts.
En littérature les notions les plus banales d’une culture sont parfois intraduisibles dans d’autres, sans oublier que ce sont les cultures dominantes qui imposent ces notions. Autres exemples, on a du mal à traduire le syntagme "science-fiction" en arabe, et le terme "fantastique" n’existe pas en tant que tel en chinois. Dans le seul cadre du monde occidental existent aussi des différences notables. Là où les critiques français ou espagnols opposent les textes fantastiques et de science-fiction par des vocables différents, l’Italie propose "fantascienza". Et cette coalescence des termes de "fantastique" et de "science" pour désigner ce que nous nommons "science-fiction" se retrouve en polonais et en russe. Ajoutons que le terme même de "fantastique" est interprété de manière très différente par la critique anglo-saxonne et en France. Tout ceci expliquerait la perplexité de notre anthropologue martien devant les formes délirantes de l’imaginaire humain en général, et comment il se débattrait devant les rapports qu’entretiennent les mondes imaginaires de l’Orient et de l’Occident, leurs monstres et leurs merveilles.
Imaginaires d’Orient
Longtemps, l’imaginaire asiatique, qu’il soit arabo-persan ou sino-japonais n’a été perçu que par le regard mirabilisant d’un Marco Polo, par les contes arabes, ou plus récemment par l’imagination des colonisateurs et leurs productions imaginaires ont souvent été décrétées "monstrueuses".
Se penchant sur nos futures archives, notre anthropologue s’émerveillerait des richesses de l’imaginaire oriental. Les Mille et une nuits ont joué un rôle important pour enrichir l’imaginaire occidental, si l’on se réfère à la production des contes français qui a suivi leur traduction par Galland en 1710. Aux pâles décors des châteaux et des forêts hantées par les loups se sont adjoints les îles exotiques avec les monstrueux oiseaux Roc et les voyages de Sindbad dans des lieux mystérieux et sans nom. Cet univers mêle joyeusement des strates et des figures de Surnature provenant de différentes civilisations et de diverses époques. Mais l’imaginaire oriental présente des textes antérieurs aux Mille et une nuits et touchant aux merveilleux [3]. On le voit dans des encyclopédies comme Les Merveilles des choses créées et les curiosités des choses existantes d’Al Quazimi (1290, Bagdad). Ces textes traitent de personnes extraordinaires, de populations étranges et de monstres anthropomorphes. On y trouve des djinns ou mauvais anges, dont l’origine remonte au combat narré dans le Coran entre Dieu et Iblis et d’autres encore comme les Ghuls. Dans d’autres récits, des déités d’origine indienne issues des Avesta - les daeva bienfaisants - sont transformées en des diw, démons d’essence spirituelle mais représentés sous une apparence bestiale : hybrides d’homme et d’animal dont ils possèdent les griffes, les poils et les cornes. Certaines figures originales n’ont pas d’équivalent en Occident, comme l’oiseau fabuleux du Simurg [4] issu de l’imaginaire iranien pré-islamique. Ou encore cette île d’origine chinoise, mais retrouvée dans l’imaginaire arabe, île plantée d’arbres qui produisent des fruits à visage humain poussant le cri « waq-waq ». Ce sont des femmes retenues par leurs longs cheveux et qui, à maturité, tombent sur le sol et puent atrocement. Indépendamment de ces monstres, l’Inde nous propose une image de la mer très différente de celles qu’affronte Sinbad dans ses voyages. En effet la mer, dans l’imaginaire de la culture indienne, est perçue comme mauvaise avec les fameuses "kali pani "- les eaux néfastes. On trouve cependant, dans le Râmâyana, l’île de Lanka où le démon Râvana a entraîné Sitâ pour se venger de Râma. Hanumân, le général de l’armée des singes saute dans l’île d’un bond prodigieux et l’armée de Râma se rend dans l’île grâce à un pont construit par tous les animaux alliés aux singes et sauve Sitâ. Et quels monstres admirerait notre anthropologue en Extrême-Orient ?
Imaginaires d’Extrême-Orient
Il saisirait peut-être, comme signe de l’incompréhension culturelle entre l’Occident et l’Extrême-Orient, la vocation des îles. Les îles occidentales sont naturellement situées dans la mer, mais les immortels taoïstes vivent dans des îles situées sur les cinq monts sacrés (wushenshan) - si l’on se réfère à l’ouvrage source du taoïsme [5]. On trouve aussi des îles normales comme l’île Hsuang, située au nord de la mer de Chine, et dont fait mention Shuo Tung-Fang (1er siècle av. JC) [6]. Il s’agit d’un pays où vivent des saints et des fées, les plantes sont faites d’or et de jade, on y confectionne un encens spécial qui permet de ressusciter les morts, sorte d’ersatz d’immortalité. C’est un lieu qui ressemble aux "îles fortunées" du Syrien Jambule (IIIe siècle av. JC). Mais on trouve aussi dans l’imaginaire chinois de nombreux dragons. Ils vivent dans les mers, les fleuves et les lacs et se mêlent aux humains, comme le montre le récit « Le Bodhisattva et la fille du roi dragon ». Bien que le roi dragon de la mer Orientale lui ait interdit d’aller à terre, sa fille, attirée par la fête des lanternes, s’y rend en cachette sous sa forme de jeune fille. Mais, oubliant qu’elle ne peut garder longtemps cette forme sans se ressourcer dans l’océan, elle se retrouve transformée en poisson, au risque d’être débitée en tranches au marché. Un moine bouddhiste la sauve [7].
On le voit, les parents dragons ont les mêmes soucis que les humains, ils sont soumis aux caprices de leur hiérarchie, et on ne les décrit presque jamais, à la différence des dragons médiévaux monstrueux, cracheurs de feu, kidnappeurs de vierges et que les preux chevaliers doivent combattre.
Ces dragons sont des figures caractéristiques de l’imaginaire chinois. Ils vivent dans un monde semblable au monde historique de la Chine d’alors, aussi bien pour les réalités sociales et familiales que pour l’obéissance aux ordres du Fils du Ciel. D’ailleurs l’empereur mythique, fondateur de l’empire chinois, est porté au ciel sur un dragon : « Le dragon était venu pour lui, le chercher pour le conduire dans le ciel [.. ] l’empereur Huangdi montait au ciel. » (Le lac Ding et les lotus dorés) [8]
Parmi les textes japonais qu’il a recueillis, Lafcadio Hearn nous propose « La reconnaissance de l’homme requin ». Un paysan aisé rencontre un « sambito » - un homme requin - avec « le corps assez semblable à celui d’un homme mais noir comme de l’encre », affamé, et qui pour une faute légère a été déchu de son statut d’officier subalterne à la cour des huit rois dragons, puis banni du « merveilleux palais des dragons qui se cache au fond de la mer ». Le paysan lui offre l’hospitalité dans un étang qu’il possède. Tombé amoureux d’une très jolie jeune fille, le paysan ne peut payer la dot réclamée de dix mille rubis, et il se meurt d’amour. Devant le triste sort de son bienfaiteur, le sambito se met à pleurer des larmes de rubis, qui serviront à payer la dot, avant d’être amnistié et de retourner servir les rois dragons [9].
La Chine connaît aussi les fantômes. Cependant les revenants ne font pas peur, ils ne sont pas différents des gens normaux et se mêlent à eux pour festoyer, et un mort peut rendre certains services. On peut avoir des relations sexuelles avec les fantômes et même épouser une revenante mais cela crée parfois des problèmes de qu’en dira-t-on :
« Maintenant tout le monde sait que je suis une revenante, je ne peux plus rester ici » (La statuette en jade [10])
Les fantômes japonais sont parfois la simple voix d’un mort comme dans Rashomon d’Agutakawa. Ils sont plus tragiques aussi et la description de leurs longs cheveux est minutieuse. Ce sont en général des femmes qu’on a jetées au fond d’un puits et qui en sortent parfois, animées d’un désir de vengeance. Le cinéma japonais a récemment utilisé ce thème, dans Ring où la malédiction se manifeste par la présence d’une cassette qu’il ne faut pas regarder sinon l’on est condamné. Mais Koji Suzuki rénove ce thème des fantômes dans le cadre des mondes urbanisés contemporains, avec une mise en abyme des médias eux mêmes comme ouverture sur les monstres du passé dans des films comme Ring [11]. Koji Suzuki a aussi écrit des romans, comme Dark Water, qui ne s’appuient pas sur la présence effective de fantômes, mais qui font ressentir cette présence et cette pesanteur des lieux hantés par un trop plein de passé ou un manque de sens. La "monstration" du fantôme est ici présente comme "en creux", et n’en est que plus déstabilisante pour le lecteur ou le spectateur.
La Chine connaît aussi des démons, qui ne se distinguent que par leur capacité de nuisance. Ils ont parfois un visage vert et des dents pointues, savent se transformer en agréables jeunes filles pour attirer, séduire et dévorer leurs proies. De même, comme avec les nymphes et les déités du panthéon gréco-latin les chinois proposent des contes où les esprits des plantes, ou des animaux se métamorphosent en jeunes filles et gratifient certains personnages. On trouve ainsi des esprits des plantes qui donnent l’immortalité à un jardinier, ailleurs c’est une jeune fille qui après une nuit d’amour avec un lettré se retransforme en abeille. Prise dans une toile d’araignée et sauvée par son amant, elle inscrit sur le cahier du lettré l’idéogramme "merci" en trempant son corps dans l’encre de l’écritoire. Ailleurs un lettré peut aussi voir son esprit vivre une vie entière de fourmi conquérante, ou encore une vie d’abeille, le temps d’une sieste, et sauver à son réveil un rucher menacé par un énorme serpent .
Mais ce qui caractérise l’univers des merveilleux ou du monstrueux chinois, et dans une certaine mesure japonais, c’est la présence des femmes ou des hommes renards. Ce sont des êtres au statut ambigu, ils sont en général favorables aux humains. Les femmes renards peuvent se marier avec des humains, bien qu’ils se présentent comme "n’étant pas du genre humain" et avoir des enfants qui gardent quelque chose du renard, comme Huan :
« Il était d’une beauté éclatante, mais il avait quelque chose du renard. Quand il se promenait dans les rues de la ville "chacun savait bien qu’il était le fils d’une renarde" » [12].
Renardes qui sont en général des amoureuses et des femmes parfaites, qui d’ailleurs savent se défendre contre les humains trop audacieux. Mais quelle que soit leur forme, les moines taoïstes les repèrent, les chiens les sentent, et parfois leur courent après pour les tuer. Ainsi de Ren qui se promène à cheval sous sa forme humaine mais que les chiens attaquent, l’obligeant à fuir sous sa forme de renarde, parsemant dans sa course la plaine de ses vêtements humains.
Dans l’imaginaire japonais on trouve certes quelques renardes. Dans le Konjaku Monogatari-Shu qui comporte plus de mille récits, les histoires de renardes sont peu nombreuses et un peu différentes comme dans « Le renard qui se gaussait des hommes sous les traits d’une jolie jeune fille » et qui se laisse attraper et reçoit une correction de la part des jeunes gens qu’elle avait excités [13].
Ajoutons que le Japon a innové dans la création de créatures monstrueuses. Après les villes atomisées de Hiroshima et de Nagazaki, suivies de l’occupation étasunienne, l’imaginaire japonais s’est ressourcé dans l’un de ses mythes. Il a pris en compte la forme de l’archipel secoué de tremblements de terre, qui sont figurés dans certaines îles comme des mouvements, dans ses rêves, d’un animal gigantesque endormi. Bien évidemment les bombes atomiques étasuniennes réveillent l’un de ces monstres, et Godzilla apparaît, détruisant tout sur son passage [14]. L’indicible de l’horreur de la Bombe fait ainsi surface sous une forme archaïque et donc acceptable avec cette forme d’animal mi saurien mi humain, figure de l’impensable dont la seule présence suscite l’horreur et permet peut-être la catharsis.
Quelques réflexions
L’anthropologue martien usé par la fatigue remarquerait cependant quelques différences supplémentaires qui subsistent entre les univers imaginaires de l’Occident et de l’Extrême-Orient. Les textes de merveilleux chinois et japonais ont été recueillis plus tôt que les textes occidentaux. Ces contes ne sont pas renvoyés à un "il était une fois" mais prennent date sous telle dynastie ou renvoient à tel personnage au Japon. Il s’agit d’une insertion dans l’Histoire qui laisse entendre un certain degré de vraisemblance. Sont présentés dans les 31 livres du même recueil du Konjaku-Monogatari-Shu (XI°/ XII°siècle) des récits merveilleux comme « Celui qui trouva une fille dans un bambou » qui fait signe à ce que nous nommons le merveilleux, ou « L’homme qui fréquenta son épouse défunte » qui nous fait songer à une situation supposée "fantastique" alors qu’elle voisine avec de l’extraordinaire comme « Le fils unique enterré vif » ou de l’anecdotique avec « Comment le moine pèlerin paya son crime ». Nous sommes alors proches des recueils italiens comme le Decameron de Boccace qui date de la même époque, quand la rupture avec l’univers pré-industriel n’avait pas encore eu lieu. Cette rupture, qui a lieu en Occident mais pas en Chine trace une ligne entre le monde du merveilleux ancien qui fréquentait normalement la Surnature, et le monde industriel "moderne" qui l’exclut, et ne la laisse réapparaître que sous la forme d’effets de fantastique, comme un retour de refoulé. En effet l’opposition entre Nature et Culture, la séparation entre les actions humaines et le mode animal et végétal est loin d’être universelle [15]. Elle ne s’est proposée en Occident qu’à partir de Galilée et Descartes avant de se déployer en littérature à partir de la fin du XVIII° siècle avec les textes romantiques "fantastiques" qui mettent en scène les cadres d’un monde sans Surnature, rationnel, mais qu’une irruption de l’ "impensable mais pourtant là" bouleverse, et qui est en général liée au thème de la folie. Cette irruption de l’impensable induit des effets de fantastique à savoir des sentiments de terreur ou d’horreur chez les personnages et/ou le spectateur/lecteur. Notons que cette terreur ou cette horreur ne provient pas forcément d’un monstre, mais d’une déstabilisation du monde que l’on croyait avoir dompté et qui renvoie le « maître et possesseur de la nature » (cf Descartes) à ses terreurs d’enfant. Par contre l’absence de rupture entre la nature et la surnature s’explique peut-être parce que la pensée extrême-orientale ne raisonne pas dans l’opposition binaire du oui/non, mais par couples d’opposés complémentaires indispensables l’un à l’autre : le vide et le plein ; l’ordre et le désordre ; le mâle et la femelle ; le yin et le yang. Et sans doute le monstre et la merveille. Rien n’existe isolément sans son opposé. L’idée du tiers exclu n’est pas chinoise, pas plus semble-t-il que l’idée de catégories fixes. Descola avance l’idée que le monde de la pensée extrême-orientale est constitué d’une série de singularités et donc difficile à penser et à vivre. Il faut chercher, par analogie, des correspondances entre ces singularités. Les vérités sont donc toujours circonstancielles, liées à des situations, des temps et des lieux définis. Aussi l’idée d’une essence matérielle qui s’opposerait à une spirituelle est refusée au profit d’une complémentarité, et d’une continuité comme la mort et la vie qui se rejoignent dans une sorte d’énergie universelle qui est peut-être le Tao.
Mais déjà le Japon, ouvert aux normes occidentales depuis longtemps, commence à maîtriser les codes des fantastiques et merveilleux occidentaux, et en joue, aussi bien dans les mangas dessinés que dans les films d’animation comme The Ghost in the Shell [16]. Pour le moment, on n’a pas encore traduit en France des textes chinois modernes ni de films à effets de fantastique. Seuls des films de cape et d’épée avec des prouesses en tout genre aussi bien dans les sauts que dans le maniement d’armes blanches, et donc situées dans le passé, sont arrivés jusqu’à nous. Il existe encore une impossibilité de faire coïncider la "modernisation" accélérée des mégalopoles comme Shanghai ou Beijing - où se manifestent les résultats de l’industrialisation à marches forcées - avec une prise en compte littéraire ou cinématographique. Sans doute parce que la Révolution Culturelle a, pour une génération de Chinois au moins, occulté le passé, voulant faire "table rase". Mais le passé meurt-il de n’être pas assumé sous une forme ou sous une autre ? Que gagne-t-on vraiment en laissant, comme le dit Stephen King, « le monstre derrière la porte » ?