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LireTraduireEcrire : Duras en langues "différant" 

vendredi 21 mai 2010, par Alice Delmotte-Halter

Abandonner la « crécelle théorique [1] » : Duras n’a jamais caché ni son rejet ni son mépris du trop de raison. De ce qu’elle fait, elle hésite à parler. Meilleur moyen pour elle d’étouffer l’invention. Et lorsqu’elle publie Écrire [2], c’est de la maison de Neauphle dont il est question, maison-grotte, maison-femme, maison-recueil tout entière portant plume. Refus de formaliser donc, de systématiser, de réduire. Ainsi le lieu de la spéculation est habité d’un trou. Plus qu’une pensée, c’est une expérimentation du fait littéraire qui a lieu, dans l’œuvre comme dans les écrits sur elle. Et si la romancière n’a pas réfléchi non plus rigoureusement l’épreuve de traduction, il n’en reste pas moins que, tantôt traduisant tantôt traduite, elle se trouve confrontée à plusieurs reprises à cet évitement. Dans des déclarations souvent contradictoires dont il faut dégager la cohérence. Des années 1960 aux années 1990 sa posture d’écrivain n’a pas radicalement changé. Pourquoi son discours dessus l’aurait-il fait ?
Car traduire d’abord chez Duras c’est exprimer une analogie. Dans ses interventions les plus anciennes traduire serait écrire [3]. Mais sa position sur ce point évolue. Il s’agit de tenter de dire le passage du matériau linguistique depuis « l’ombre interne » jusqu’à la lumière du livre publié. Approcher par esquisses, comme on cerne un inconscient. Image qu’elle renie ensuite. Pourtant ses écrits font très tôt apparaître une transculturalité, un plurilinguisme, ne serait-ce que par l’onomastique des personnages qu’elle met en scène, les titres, les toponymes, le métissage indochinois également. Penser pourquoi ce recours à l’étranger. Enfin, au sens restreint du terme, transfert interlingual, c’est aussi une activité qu’elle met à profit dans des adaptations théâtrales – tardives – de James ou de Strindberg d’abord [4]. Ainsi, si la spéculation sur la traduction manque chez Marguerite, sa pratique des textes permet d’entrevoir autrement, de faire jouer par différance le dire et le faire, de construire, plus qu’une pensée, une mise en œuvre du traduire par l’écrit même.

L’impossible pensée

Dans l’œuvre de Duras, les premières mentions de traduction prennent place dans le cadre d’une élucidation de l’activité littéraire, de l’acte scriptural. Reprenant une idée déjà mise au jour dans l’entretien de 1967, elle dit encore à Xavière Gauthier :
« Dans mon ombre interne où la fomentation du moi par moi se fait, dans ma région écrite, je lis qu’il s’est passé cela. Si je suis un professionnel, je prends le stylo et la feuille de papier et j’opère la conversion de la conversion. Qu’est-ce que je fais, ce faisant ? Je tente de traduire l’illisible en passant par le véhicule d’un langage indifférencié, égalitaire. Je me prive donc de l’intégrité de l’ombre interne qui, en moi, balance ma vie vécue. […] J’ai l’illusion que je fais de l’ordre alors que je dépeuple, que je fais de la lumière alors que j’efface [5]. »
Risquer d’élaborer sa poétique. La notion d’ombre interne reste le point nodal, à la fois synthèse du vécu – balance de la vie – et, surtout, lieu originaire d’un livre déjà là, sécrété secrètement, malgré elle, mûri naturellement à l’ombre de la conscience, qu’il s’agit de convertir en un dernier recours. Conversion de conversion : transformation du réel. La traduction n’intervient cependant que dans un second temps, après ce que Marguerite Duras assimile à la lecture d’un hypotexte dont elle seule détient le code. Traduire serait alors un peu prostituer, porter au jour, rendre public. Faire naître. Seconde métamorphose : l’illisible, traductible, devient alors accessible, « indifférencié ». L’ombre est ainsi mutilée. Il y a une dette aussi à cette transformation nécessaire. Faire la lumière, c’est effacer, mettre de l’ordre, tuer. De même que traduire vers une langue étrangère implique la perte d’une part non négociable du sens, ne serait-ce que de la matérialité – sonore ou visuelle – du mot.
Cependant, nécessaire à la transmission, la traduction du livre antérieur durassien ne métaphorise l’acte d’écrire qu’à condition que ce dernier soit conçu comme un passage, horizontal, d’un texte A à un texte A’ dont seul le code changerait. Ici l’équivalence est rapidement refusée puisque le « je » « tente » seulement, ne peut faire que cela, alors que le constat de mutilation reste sans appel. Ce manque n’est pourtant pas lié, pour Duras, au fait en soi de traduire. Il n’y a pas de reste. Ce qui est amputé, c’est le secret, l’intime, le privé, que la langue commune trahit nécessairement. Il y a donc bien un traduire réel, originaire, qui intervient après un lire antérieur, d’un texte premier, interne, brouillonné. Changement de code, la traduction comme réécriture permet la diffusion, le passage, comme arcade entre deux piliers formés par deux livres, nocturne, diurne.
C’est alors que, dans ce transfert du langage intérieur au langage commun, se dessine un logocentrisme dont le primat serait la voix non médiatisée, une phonè dont la naturalité assurerait l’authenticité. Relire la définition qu’en donne Derrida :
Phonè : « Productrice du premier signifiant, elle n’est pas un simple signifiant parmi d’autres. Elle signifie l’ “état d’âme” qui lui-même reflète ou réfléchit les choses par ressemblance naturelle [6]. Entre l’être et l’âme, les choses et les affections, il y aurait un rapport de traduction ou de signification naturelle ; entre l’âme et le logos, un rapport de symbolisation conventionnelle [7]. »
Logocentrisme comme un phonocentrisme, et les deux notre ethnocentrisme. Également biface, le procédé d’écriture concrète, « conventionnelle » chez Derrida, s’appuie donc aussi sur un texte antérieur, langage premier, qu’il faudrait convertir. Telle serait la tâche de l’écrivain, écrivain toujours aussi alors traducteur. Et si le changement de code se paie de la perte de la motivation du signe – qui de naturel, divin, devient conventionnel, culturel, humain – il marque également la générosité du poète qui seul accède à cet originaire, qui seul possède le don des langues, qui habite à la fois dans le ciel et la terre.
À noter également que le caractère conventionnel de la langue, parce qu’il marque la différence culturelle, la différenciation des dialectes, c’est l’événement biblique de Babel. Qui rend la traduction possible dans son acception la plus large. Traduction verticale donc, du naturel au conventionnel, qui permet une traduction horizontale entre des idiomes équivalents. Où la langue des dieux, langage de l’affect, permet aussi l’étalon commun à l’humanité. Elle jouerait comme référent ultime du sens.

L’écriture-traduction dont parle Duras dans les années 1970 ressort donc d’un arrière-plan culturel très fort, marqué aussi théologiquement, bien qu’implicite. Il n’est pas sûr qu’il faille la prendre au mot. La langue avant la langue ça n’existe pas. Il n’y a pas de mots sans les mots, pas de pré-langue archaïque. Ou bien se sont des cris. L’homme fut un oiseau. Mauss a démontré la relativité de l’expression des émotions [8]. Même le corps, tout est appris. Aussi lorsque la romancière revient sur sa « région écrite » pour la retravailler comme un « bloc noir », elle met en cause l’analogie première [9]. Écrire ce n’est plus traduire, c’est maintenant décoder. Transformer non plus mutiler.
« Quand on écrit, il y a comme un instinct qui joue. […] Ce n’est pas le passage de l’être en puissance à l’être en acte dont parle Aristote. Ce n’est pas une traduction. Il ne s’agit pas du passage d’un état à un autre. Il s’agit du déchiffrement de ce qui est déjà là et qui déjà a été fait par vous dans le sommeil de votre vie, dans son ressassement organique, à votre insu. Ce n’est pas “transféré”, il ne s’agit pas de ça. L’instinct dont je parle, ce serait de lire déjà avant l’écriture ce qui est encore illisible pour les autres. Je peux le dire autrement, je peux dire : ce serait lire sa propre écriture, ce premier état de votre écrit encore indéchiffrable pour les autres. Ça serait régresser, condescendre vers l’écriture des autres afin que le livre soit lisible par eux. On peut le dire d’une autre façon, employer d’autres mots, ça reviendrait au même. On a devant soi une masse entre vie et mort qui est dans votre dépendance [10]. »
Toujours l’image de la lecture originaire donc, mais cette fois l’étape de traduction est vertement refoulée. Il ne s’agit pas de cela. Pas de passage de la puissance à l’être, comme si, pour elle, la traduction était nécessairement appelée par l’œuvre originale comme son développement nécessaire. Définition « aristotélicienne » qui doit surtout à l’idée d’un langage pré-babélien idéal, qui serait l’infratexte par excellence. Image que reprend à son compte Walter Benjamin lorsqu’il assigne comme tâche au traducteur de révéler la complémentarité des langues en même temps que leur insuffisance, révéler leur visée vers le verbe parfait : le nom propre [11].
Au contraire d’une écriture pensée comme recodage redoublement transfert d’un texte invisible, ici, près de vingt ans plus tard, l’activité scripturale est présentée comme remontée vers l’organique, vision d’un nocturne inorganisé, déchiffrement d’instinct, toujours à compléter, dans un second temps, par une descente, une « condescendance » à la publication, à la lisibilité généralisée. L’instinct de la lecture d’un livre à venir. Pas re-codage mais seulement -. Comme débrouille. Comme déplie. Savoir tirer le fil. Et apprendre la clef. La strate primitive devient beaucoup plus floue, en même temps qu’ouvertement corporelle. Elle réfère à l’inconscient, proche dans son procès du travail du rêve.
Mais l’emploi du doublon déchiffrement/indéchiffrable devrait bien inciter à la prudence. Ne pourrait-il pas s’agir de la conversion-traduction dont il était question en 1967 ? Non. Car du moment où le texte premier, l’original disparaît, si les termes persistent, il ne reste à proprement parler qu’un simulacre du traduire. Ce à quoi Duras consent en employant l’image du chiffre tout en rejetant le modèle d’une traduction pour laquelle le texte cible équivaudrait à l’original. Ce que souligne également l’image du travail du rêve. Comme en psychanalyse, il n’y a pas d’originaire. Le rêve commence par et avec son récit, sa traduction en mots comme autant de symptômes : « tout commence par la reproduction [12] ». Traduction sans original, le rêve, son récit, supplée à l’originaire organique comme son supplément, diffère de cette archi-trace mythique et, différant, produit sa signification.
Pseudo-traduction que l’écriture chez Duras, puisque le rapport entre l’original et son dérivé n’est plus d’équivalence (comme en 1967) ni de naturalité (telle que chez Aristote). Au contraire, la mise en mots, si elle masque le bloc originaire, le barre, en interdit l’accès, permet et produit la supplémentarité d’un sens qui n’existait pas antérieurement. Il y a adjonction non plus soustraction. Au lieu d’une mutilation, penser l’écriture comme perte, un coût, un don de soi, mais nécessaire car permettant le supplément. Au corps antérieur disparu, à l’organique noir, se substitue alors la chair des mots. Reste à l’écrivain à chiffrer autrement, pour les autres, toujours, cette lecture antérieure, lecture par pro-jection, de l’inconscient du texte rêvé.

Métaphores de l’écrire plus que pensées de l’acte de traduction, les pages citées ci-dessus trouvent leur contrepoint dans une communication que Marguerite Duras avait adressée aux Assises de la Traduction Littéraire d’Arles où elle avait été invitée en novembre 1987 [13]. Traduction entendue ici au sens strict de transposition interlinguale d’un texte-source dans une langue-cible. Encore une fois primat de la lecture. Le texte appartient à la langue dans laquelle on le trouve. La traduction est juste une annexion. Un texte traduit dans une langue donnée « devient un texte qui relève de cette langue. Cela, toujours, dans tous les cas. Je crois que dans la traduction d’un texte, il entre des données secrètes d’une nouvelle appartenance du texte [14]. »
Traduction comme adoption, véritable transport – le mot est d’elle. La langue du livre, c’est la langue de la lecture, et celle du lecteur. Mais l’annexion n’est rendue possible que parce qu’antérieurement au livre reste ce bloc, dont l’écriture première ne représente que le premier lapsus. Et si le corps verbal [15] n’est pas transposable dans une autre langue, il ne bénéficie pas non plus d’un statut privilégié dans son accès au sens originaire – puisque lui-même toujours différant d’avec lui-même et s’engendrant de cette différance.
Traduire serait finalement réécrire. À tel point que le désir du livre de l’altérité ne pouvait qu’être, pour elle, un besoin de livre en français : « Je n’ai jamais eu le désir de lire les romans étrangers, surtout ceux que j’aimais beaucoup, dans leur langue d’origine [16]. » Fin du primat du premier. Parce qu’aussi c’est un deuil impossible. Si le sens s’inscrit dans le son, si c’est dans la musicalité du verbe que s’ancre l’énergétique propre au texte littéraire, il va de soi que la perte (la dette ?) est irrémédiable : « […] on ne peut pas juxtaposer les angles des mots, leur longueur, etc., et leur sens [17]. » Si Duras plaide ici pour une appropriation décomplexée, c’est que, fondamentalement, traduire reste impossible : les langues sont sans équivalent. « Un corps verbal ne se laisse pas traduire ou transposer dans une autre langue. Il est cela même que la traduction laisse tomber [18]. » L’origine de sa force propre.
D’où la nécessité chez elle de faire jouer le texte contre le texte, la source et la cible, prôner une traduction « aberrante [19] », musicale, qui, plus que le sens supposé, encyclopédique, de la syntaxe, en reproduirait la musique. Une traduction poétique qui serait transport de la ligne mélodique d’abord. Il n’y a pas de sens littéral. Le « sens respecté » reste de convention alors qu’à l’origine du traduire, il y a toujours un acte de lecture rigoureusement personnelle, une sensibilité éprouvée. C’est cela qu’il s’agit de retrouver, ça devrait être « ineffaçable », car seule une traduction qui serait aussi une interprétation – ou composition pour rester dans le domaine musical – permettrait de respecter la liberté du texte, sa respiration, sa folie. Là est la fidélité la plus grande.

Ainsi, l’appel à une traduction poétique, rythmique et musicale, reste la seule possibilité de coller au texte, de le lécher, le relever. Dans l’idée, la traduction musicale ferait apparaître entre les lignes une lecture personnelle de l’œuvre originale, comme supplément au sens perdu de l’architexte, de sa matière antérieure disparue. En conserver la force reviendrait donc paradoxalement à exercer la violence la plus grande quant à la lettre, l’arrachement d’un des sens possibles, privilégié, différant, comme re-création, élaboration en retour, à partir du recouvrement de ce texte premier par une lecture toujours particulière.

La tâche d’écriture

Il faut maintenant revenir sur le préjugé qui ferait du texte originaire un sacré intouchable. La position ambivalente de Marguerite Duras quant à la traduction en est directement tributaire. En effet, tantôt dépréciée parce qu’appauvrissante, tantôt valorisée comme forme spécifique de lecture, jamais la traduction ne vient remettre en question le primat d’antériorité. Même si le modèle n’est pas ici celui d’une imitation servile de la langue maternelle. Il n’y a pas de langue maternelle du livre. Ou plutôt sa langue natale serait une langue tierce déjà étrangère, étrange, étrangeante. La langue de l’écrivain, la langue d’écriture n’est attestée dans aucun dictionnaire. Et nulle part au monde.
« Les enfants maigres et jaunes » disent l’exil symbolique et réel, réel parce que symbolisé, par l’ingestion de la nourriture d’Indochine [20].
« … C’était pendant qu’elle faisait la sieste qu’on volait les mangues. Pour elle, les mangues, certaines mangues – trop vertes – étaient mortelles : dans le noyau plat, parfois, logeait une bête noire qu’on pouvait avaler et qui, avalée, s’installait et rongeait l’intérieur du ventre [21]. »
« […] On se remplit le ventre d’une autre race que la sienne, elle notre mère. Et ainsi, on devient des Annamites, toi et moi. Elle désespère de nous faire manger du pain. On n’aime que le riz. On parle la langue étrangère. On est pieds nus. Elle, elle est trop vieille, elle ne peut plus entrer dans la langue étrangère. Nous, on ne l’a même pas apprise [22]. »
La langue originaire est une langue hybride, inapprise, ingérée. Elle fait le corps, digérée, comme le fruit et le riz, se confond avec lui. Et la bête noire des noyaux reste la semence première de l’ombre interne, puis du bloc noir, et le germe d’écrire. Et écrire mélangé comme défense aussi contre la démence. Les phrases après font en effet état de l’inadaptation de la mère au pays tropical, l’origine : l’insolation, sa folie. Parler, manger l’étranger, c’est aussi se désinscrire d’une généalogie, inventer un roman familial. Puisqu’alors, aussi physiquement singularisés, les enfants jaunes ne ressemblent plus ni au père mort ni à la mère éloignée.
Dès lors l’écriture serait aussi la reconstruction d’origines impossibles, qui se confond avec la quête d’une langue idéale, pure, inaccessible, contre un français normatif ¬¬– la mère est une institutrice. Pas de fidélité au matrilinéaire, à la langue mère, pas de privilège du texte à la source. Car le langage de l’écrivain reste d’abord de sangs mêlés, singulier, un hapax, à l’échelle de la vie et du monde. Le plurilinguisme dont il est porteur, unifié par le style, sa musica ; niant l’étrange tel, essentiel, le traducteur ne peut que manquer la restitutio du texte.

Mais l’idiolecte intraduisible de l’écrivain ne le conduit-il pas au solipsisme ? Il n’y aurait plus aucune commune mesure entre les mots, un même signifiant revêtant des significations multiples, propres à chacun, nous parlerions tous en langues. Six milliards de Babel. Le Shaga met en scène une telle utopie de l’idiolecte solipsiste [23]. Langue spécifique, spontanément surgie un matin de la bouche de B, le shaga reste proche du cambodgien par ses sonorités. Puis il doit être « doucement rugi », plus que parlé. Connu ni d’elle, B, ni de personne, il n’est pourtant aucunement un obstacle à l’échange. Une autre jeune femme, A, dit d’abord ne pas comprendre. Puis elle reprend rapidement le cours normal de la conversation, sans traduire, sans répéter. Chacun sa langue mais on dialogue au travers de la différence. On comprend en-deçà, ou au-delà, des sons. Sens deviné, à partir aussi de la situation d’énonciation concrètement représentée sur scène (importance du jeu). Le théâtre permet cela.
En revanche, lorsqu’un tiers apparaît, homme, H, la traduction redevient exigée. Il l’exige, lui, s’adresse à B, qui jamais ne dit ne pas comprendre, demande à A de faire intermédiaire, répond, oublie parfois qu’il ne comprend pas, qu’il doit ne pas comprendre, répond directement à ce shaga. Dans son dialogue avec A en revanche, la langue partagée n’empêche pas les contresens qui pullulent. Contamination également, du français par le shaga (étrangeté extrême du « jerrycan »), du shaga par le français (« çava, çava »). Et l’alibi de la folie. On serait dans l’asile. Mais dialogue quand même, alors que la traduction jamais n’intervient de manière pertinente. Présentée entre parenthèses, doit-elle être énoncée ? par B ? par A ? Est-elle seulement destinée au lecteur ? En paraphrase redondante, elle explicite l’évident, ne peut pas éclaircir l’obscur : « Ah ah ah, c’est quand elle rit. » Ou traduction par amplification. À plusieurs reprises, A « récite d’une traite », dans un français élevé, un développement improvisé à partir d’un seul mot prononcé en shaga. Typographiquement cela se code par l’emploi des guillemets. Déformation jusqu’au borborygme aussi : le shaga reste avant tout une sonorité. L’accent.
La représentation théâtrale d’une langue inventée met surtout en avant la dimension fortement extralinguistique du processus langagier. Il existe ainsi une compréhension antérieure à la traduction, celle-ci devenant presque l’accessoire. L’émotif est un instinctif corporel. La conversation, c’est la sous-conversation organique, en deçà de la division des langues. Mais cette strate, ce pré-langage, sans mots, c’est aussi ce qui coûte dans le passage à l’écrit, ce dont le livre est débiteur, le deuil de la présence. C’est ce qui rend la traduction littérale impossible, la restitution d’un sens toujours déjà disparu. Nécessairement.
Ce deuil, c’est – encore – celui de la voix. Ainsi comment faut-il lire le “shaga” ? “chaga” ? “saga” ? Car le shaga c’est le langage des “shagouins”. Mais “shagouins” / “sagouins”. Sens indiscernable du texte parce que le son, déjà, lui, n’est pas stabilisé. Le shaga de Duras, c’est un pur corps verbal : il a « cet avantage de ne mener à rien et de semer la pagaille ». Nouveau schibboleth, qui certes ne menace pas de mort mais signe l’appartenance à la communauté du sens. Dire comme il faut c’est se reconnaître comme appartenant à une loi commune. Disposer du secret de la prononciation du schibboleth c’est pouvoir « passer la frontière des lieux ». Pouvoir « habiter une langue [24] ». Et l’écriture devient cryptage, qui dans la différence issue de la disparition du corps phonique loge le surplus d’un secret qui permet la reconnaissance. Coder/cacher et traduire/trahir. D’où aussi l’importance de l’expérience du lecteur comme réinscription, comme retour du vocal, de la chair du texte, par substitution des vécus.
Le Shaga met alors finalement en scène la situation archétypale d’une conversation, d’un partage, au-delà de la différence. La compréhension ne dépend plus de la maîtrise des codes. La traduction, intralinguistique, interlinguistique, reste souvent incongrue. Le geste appuie le sens de manière plus certaine. En même temps, B ne métaphorise-t-elle pas la condition de l’écrivain, qui comprend la langue d’une communauté qu’il ne peut partager, invente la sienne, absolument singulière, sans équivalent, donnée comme l’esprit aux apôtres, dont le sens n’a pas besoin d’être traduit (appris) pour être compris ? Chacun se l’approprie, comprend à sa façon, paraphrase, cherche à cerner ce schibboleth pour faire partie de l’ensemble sacré. Lire : saisir-créer le corps absent de la langue inventée. À deux.

Un tel phonocentrisme détermine en retour une pratique de la traduction qui s’autorise, nous l’avons dit, de l’expérience d’une lecture subjective. Traduire, c’est prendre le parti du texte, un parti possible, celui qui a résonné dans le traducteur, celui qui l’appelle. Sémantisation du texte chaque fois nouvelle, renouvelée, présentification que Duras elle-même met en œuvre à plusieurs reprises dans ses adaptions théâtrales. Adaptations car il s’agit d’abord de mettre en scène des textes antérieurement parus sous forme de nouvelles. La Bête dans la jungle, Les Papiers d’Aspern sont qualifiés comme tels. Noter aussi que la présentation des auteurs du texte résultant demeure ambivalente : Duras a-t-elle traduit ? Est-elle intervenue partiellement ? A-t-elle réécrit une traduction antérieure ou bien a-t-elle seulement transformé une forme ? Adaptations, coopérations : dans quoi se loge traduire ?
La Mouette semble plus précise sur ce point. D’abord parce que le titre complet c’est La Mouette d’Anton Tchekhov [25]. La page de titre ajoute « Texte français de Marguerite Duras ». Là encore le terme traduction est en défaut. Le catalogue des éditions Gallimard fait quant à lui état d’une adaptation. Attribution indue d’une auctorialité ? Plutôt penser le lacunaire comme trace d’une poétique implicite du passage chez la romancière. L’adaptation de La Mouette a ceci aussi de particulier que l’écrivain expose dans un avant-propos ses positions quant au texte original. C’est un livre raté, Tchekhov ne s’en est jamais caché, « un livre sans existence cernée, épars, et qui échappe, insubordonné [26]. » Foncièrement mutilé il appelle son complément. Des gênes perceptibles à la lecture seront alors corrigées, notamment l’aspect logorrhéique de la parole des quatre figures principales, qui « empêche qu’elle aille à tous les publics ». La pièce aujourd’hui est devenue « inaudible ». Parce que Tchekhov a voulu en faire le porteur d’un message révolutionnaire dépassé.
Mais l’échappement permet ça aussi la reprise. Il faut revenir à « l’égalité des voix ». Alors Duras traduit-adapte-relève-révèle : « J’ai coupé, j’ai réécrit ». Ouvre sur un sens nouveau en partage : « Voici ce que j’ai découvert ». Elle lit alors autrement les agissements des personnages, propose des hypothèses sur leur caractère. Surtout quant à la mise en scène elle ébauche des plans. À la future comédienne qui jouera Arkadina, elle écrit : « Ne te laisse pas faire par l’auteur, n’oublie pas que lui les idées, il en avait horreur. Joue Tchekhov contre Tchekhov, c’est ce qu’il faut faire dans La Mouette, jouer contre lui, cela pour le servir, lui [27]. » Ou de l’incarnation théâtrale comme allégorie du traduire. Infidélité comme fidélité plus forte à l’auteur de l’original. Qui atteste une lecture dans l’affinité.
L’adaptation pour Duras c’est une traduction doublée d’une réélaboration. Un empirisme. On ébauche des interprétations, on met en valeur tel aspect secondaire auparavant du personnage, on voit si ça fonctionne, on modifie encore, on revient, on repart : on joue. Ainsi la Nina de Duras n’est plus la jeune folle insouciante mais d’abord une amoureuse tragique, racinienne. C’est aussi que le texte autorise, il donne prise ou pas. À la métamorphose. Ça révèle en retour. Traduction synthétique des deux auteurs donc rencontre.
Sur un plan stylistique, l’écriture de La Mouette devient un mélange d’aristocratie tchekhovienne et de concision durassienne. L’ouverture de la pièce met en scène Medvedenko et Macha dans un tête-à-tête d’abord un peu trop éloquent (lui en brave amoureux, elle mélancolique) :
« Medvedenko : - Pourquoi portez-vous toujours le noir ?
« Macha : - Je suis en deuil de ma vie. Je suis malheureuse [28]. »
Duras traduit :
« Medvedenko : - Vous êtes toujours en noir.
« Macha : Je porte le deuil [29]. »
Soit le texte gagne en intensité tragique ce qu’il perd en littéralité. Soit double transfert : dans le français, dans l’aujourd’hui.

Traduction comme travail du sens, réincarnation, réinscription, puis synthèse. Comme l’écrit Benjamin, traduire c’est aussi permettre la survie de l’œuvre, la sur-vie du corps de l’original. C’est un prolongement. Telle l’action de traduction « relevante », telle que Derrida en pose la pensée [30]. Et si, pour le tenant de la déconstruction, relever c’est à la fois assaisonner, élever et justifier, une autre valeur peut lui être assignée, à partir de l’étude des adaptations durassiennes. La traduction relevante prendrait alors la relève du texte antérieur, le relaierait, comme une rétribution du plaisir de lire, comme aussi, plus humblement, création en retour, rémunération du jeu entre les langues, défaut. Le traducteur adaptant se fait alors médiateur entre les lieux et les temps, entre lui et les autres, entre lui et l’auteur, échange contre le corps mort de l’écrivain et du monde son corps et celui de l’oreille de sa lecture, pour rendre le texte troué (toujours) toujours moins étranger.

Le jeu de la machine

Le jeu de la machine, comme jeu dans la machine, est à entendre comme ajustement manqué des pièces de l’ensemble textuel. Entre les composants, il y a un vide, infime, mais qui fait boitement, un espacement en claudication. Ça ne marche pas. Car Duras dit tout et son contraire. Traduire est impossible : elle traduit. Valorise l’origine en même temps qu’elle nie le sens définitif. Et le phonocentrisme qui se résout dans une écriture dévaluée mais indépassable, nécessaire, vitale. L’écriture est puis n’est plus traduction. La région intérieure de l’auteur se dilue finalement dans un bloc inorganisé qui travaille malgré soi. Écrire en devient alors seulement une des formulations possibles, la première, chronologiquement, pour elle. Ça pourrait être un film, un tableau, là c’est un livre. Écrire, c’est s’aventurer où il n’y a rien mais pourtant lire déjà, dans l’invisible, la nuit, sans lumière, anticiper peut-être l’autre lecture, la vraie, du texte à venir, l’effet, un livre pré-senti.
Au contraire, le traducteur travaille lui à partir d’un déjà existant, d’un texte de lumière, public, dont le sens a déjà été cerné par l’auteur, et puis déjà reçu, dont un sens a déjà été cerné par lui. Travail second d’appropriation que le comédien réalise également. À propos du jeu des acteurs du Camion, Duras emploie explicitement ce terme [31]. Comme un traducteur au sens strict, l’acteur « ouvre » le livre, en tire un fil : « profération définitive », et qui en tue la « virtualité indéfinie ». Mais profération nécessaire ajoutons. Car le livre n’existe qu’à condition d’être lu.
Dès lors se dessine une éthique de la réception : chercher à rejoindre la région où naît « l’énoncé interne ». Le lecteur doit, en lui, reproduire cette montée, inversée, de l’écriture, dont le médiat reste, pour lui, la profération. Pour Marguerite Duras, seules Delphine Seyrig et Nicole Hiss savaient trouver par la récitation ce lieu premier de l’écrit.
« Elles parlent. Elles forment les mots à l’intérieur de leurs bouches, les font – à l’intérieur – et puis ensuite les laissent sortir d’elles, sans effort. Le mot, sorti d’elles, est comme interdit tout d’abord, privé de signification, seul. Puis il prend vie, d’un seul coup, et il en tremble [32]. »
Dans la profération, le « sens éventuel est encore à venir ». Le mot se déplie, crie. Matière sonore pure, il n’est pas séparable de la bouche encore. Alors seulement, dans un second moment, il est domestiqué par la pensée :
« Pris en faute aussitôt, dans un assagissement douloureux, il se propose à nous. Et alors seulement, le sens arrive et le revêt, l’habille, l’embarque dans la phrase dans laquelle il va s’encastrer, s’immobiliser et mourir [33]. »
Douleur en retour du sens imposé à la douleur originaire du son né par arrachement du ventre de ces femmes. Double coupure, mot deux fois circoncis : perte de l’organisme humain puis perte de l’organe vocal. Leur profération comme traduction réussie car permettant à l’auditeur de sentir la genèse du langage, sa généalogie, en filiation charnelle. Et d’abord du langage écrit.
L’idée du sens différé, la dualité qui marque la création littéraire chez Duras – celle aussi entre le bloc noir et son déchiffrement – n’est pas transposable uniquement dans la représentation théâtrale, qui peut remplacer le corps antérieur par la voix de l’acteur et le reste. Il y a une lecture différante aussi possible, blanche, contre la lecture « de l’histoire rapportée », qui demande temps, travail, attention soutenue. Écoutons-la encore, Duras :
« Je m’étais tenue à la lecture de l’histoire rapportée dans le livre aux dépens d’une lecture profonde et blanche sans narration aucune, celle de la pure écriture de Tolstoï. C’est comme si j’avais perçu ce jour-là et pour toujours qu’un livre était contenu dans deux couches superposées d’écriture, la couche lisible que j’avais lu ce jour de voyage et l’autre à laquelle on n’avait pas accès. Celle-là illisible à toute lecture, on ne pouvait qu’en soupçonner l’existence au cours d’une distraction de la lecture littérale, comme on regarde l’enfance à travers un enfant. Ce serait sans fin de le dire et ce ne serait pas la peine [34]. »
On ne lit pas l’illisible, on l’entrevoit, comme inscrit dans l’intralinéarité. Il faut pour ce faire une faute, un écart quant à l’histoire écrite, la concentration déplacée. Alors la traduction littéraire non littérale devient pensable, à partir de cette lecture dé-narrativisée, en tant qu’attention déplacée vers la langue concrètement perçue. Comme celle de l’écrivain, comme celle du comédien, la lecture du traducteur, qui en permet le travail, est donc issue d’un faux-pas.

Comment dès lors en marquer la différance spécifique ? Existe-t-elle ? Traduire serait-il seulement avoir accès à ce (non)sens et le rendre dans la langue seconde ? Comme l’acteur, le traducteur serait un reproducteur, reproducteur de cette lecture inscrite par l’auteur dans le blanc de la page. Comme si, aussi, le passage ne faisait pas problème – puisque cette stratification se trouve déjà dans la langue origine. C’est déjà contre le caractère redondant de la traduction que s’élève Duras dans La Vie matérielle. Écrire n’est pas traduire parce qu’il y a contre la traduction supplémentarité. Le mot comme ajout quant au noir organique. Or traduire c’est remplacer mot pour mot. Ou phrase après phrase. Visée aussi d’une traduction musicale, qui ne laisserait pas de côté le(s) corps. Mais encore dans une idée d’équivalence, de pratique seconde, dérivée, placée sous dépendance.
Or, dans le texte de 1987, Duras met en scène le processus même qu’elle tente de décrire. Parler du bloc noir, c’est parler depuis lui. Il y a donc lecture blanche et double déchiffrement, dans le langage intérieur puis dans celui commun aux lecteurs. Et le tropisme du ressassement innerve tout le second paragraphe [35] : répétition anaphorique des démonstratifs, des négations ( « Ce n’est pas… Ce n’est pas… Il ne s’agit pas… Il ne s’agit pas… » ) ; reprises sémantiques et dérivations ( « passage », « lecture », « lisible », « état ») ; parastase explicitée (« Je peux le dire autrement, je peux dire… On peut le dire autrement… » ).
La mise en abyme de la redondance, celle-ci a priori aussi au principe du traduire, montre cependant une chose. Duras écrit, Duras dénie. « On peut le dire d’une autre façon, employer d’autres mots, ça reviendrait au même » : non. Car ce texte démontre s’il en est besoin le caractère non pléonastique des procédés de la répétition. Dire le même, le dire différemment, c’est s’approcher de l’architexte. La reprise en est même la clef. Ici le supplément qu’elle permet se traduit concrètement par le passage de l’indicatif au conditionnel qui mime l’enfoncement dans l’incertain et ruine toute tentative de définition définitive.
Davantage proche du procédé de l’épanorthose, l’écriture du bloc noir dérive aussi de cette supplémentarité issue de l’accès barré à la masse originaire. C’est là que naît la langue, là que la répétition, non plus identité, devient même le seul moyen de créer. Alors nous comprenons mieux comment la traduction, une certaine traduction – relevante – est possible. Traduire qui est ajout de sens, qui ne peut être que cela. D’où le terme plus juste d’adaptation chez elle.

Ainsi ce n’est plus l’écrivain qui est analogue au traducteur mais ce dernier qui devient l’analogôn du créateur de textes. Tous deux sont des auteurs du verbe. Et dans l’analogie, les deux termes jouent, également, la différance se loge entre le comparant et le comparé. La copule, le « comme si », en signe l’assimilation en même temps que l’écart.
L’identique aux deux pratiques c’est toujours la lecture blanche, distraite, comme idéal, dans lequel s’ancre le texte à faire, une certaine posture face au livre. C’est aussi l’écriture, le mot pensé comme adjonction de sens quant au fond inarticulé. En fait, c’est surtout la lecture comme articulation entre le voir et l’écrire, l’écrire et le traduire.
Alors nous comprenons la différance. En effet, chez l’écrivain, le déchiffrement opère à partir d’un organique propre, du corps de l’auteur seulement, qui synthétise déjà la vie et le monde. Le traducteur, lui, est d’abord confronté au textuel, au livre, au corps verbal de la musica propre à l’auteur absenté. Comme si pour le traducteur comme lecteur, strictement, le texte était métonymie du corps écrivant disparu. Le style, vocal, mimerait la trace d’une ancienne présence. Son supplément, ce dont il est l’auteur en propre, c’est son corps à lui qui intervient comme filtre ou philtre. Son corps médiatisant sa lecture, dont la traduction doit porter la marque. Sensations, émotions individuelles, l’illisible codé dans le texte original, dont il faut témoigner, faire jouer le texte contre le texte, le faire revivre.
Dans l’écriture, donc : inscription du corps de l’écrivain lecteur de son corps de chair. Dans la traduction : trace du corps du traducteur comme lecteur du corps disparu de l’auteur, par l’intermédiaire du texte, du corps de la langue première. Le livre traduit rassemblerait donc une trinité dont la réalité se trouverait relevée par l’écriture comme marque d’un manque, la chair disparue comme positivité, la parole envolée, le bloc barré. Dialectique aussi de l’intérieur et de l’externalisé, reprise dans l’intériorité du traducteur, qui doit à son tour le transmettre par une langue de lumière.

Si la théorie du traduire, chez Duras, n’a pas été systématisée, si les positions évoluent en fonction toujours de l’écriture, c’est dans la matière même de la parole de la romancière qu’il convient de chercher comment faire et que penser. D’abord paradigme de la tâche de l’écrivain, la traduction est très tôt dévalorisée comme mutilante et répétitive. Elle n’ajouterait rien. Pourtant Duras traduit, adapte serait plus exact. Elle cherche à montrer comment, à l’origine de ces deux modes de l’écrit (originaire et dérivé), il y a toujours la lecture, lecture fondamentale, médiumnique, qui doit orienter entre les lignes, comme dans la confrontation au texte sacré. Où l’on rejoint Babel, telle que définie par Derrida. Babel : « la loi imposée par le nom de Dieu qui du même coup vous prescrit et vous interdit de traduire en vous montrant et en vous dérobant la limite [36]. » Vous prescrivant parce que vous interdisant. La mutilation devient la chance de la différance, une absence enrichissante, la circoncision, l’ouvert.
Et si l’idéal christique se retrouve dans les trois corps disparus inscrits dans le texte traduit, il convient aussi de rectifier l’image d’ontologies pures, de monades qui s’ajouteraient à des monades antérieures comme des perles au fil d’une langue commune, le livre. Plutôt penser le mélange par adjonction, fusion, des couches. Le texte originaire lui-même déjà traduit, relevant primitivement d’un plurilinguisme. Alors la traduction est déjà et toujours à la puissance deux, réécriture de réécriture : il y a permutation des fonctions. La bible hébraïque traduit déjà la parole de Dieu, lui-même traducteur de sa pensée dans le langage humain. Il s’agit donc finalement de trois polarités, plus que de trois entités, lire-écrire-traduire, dont le contenu circule en fonction du moment de la lecture, de son écriture, des métamorphoses. Traduire serait alors inscrire cette coalescence, faire vivre, porter plus loin, juste un certain moment. Une rencontre charnelle.


Notes

[1Dans Marguerite Duras et Xavière Gauthier, Les Parleuses, Paris : Minuit, 1974.

[2Paris : Gallimard, 1993.

[3Entretien avec Jean Schuster, publié dans L’Archibras n°2, « Le Surréalisme en octobre 1967 », Paris : Le Terrain Vague, 1967. Cité par Anne Cousseau, « La chambre noire de l’écriture » dans Duras, Cahiers de l’Herne vol. 86, Paris : L’Herne, 2005, p.110-117. Voir aussi Les Parleuses qui reprend nombre d’idées de ce texte difficilement accessible aujourd’hui.

[4Voir Théâtre III (La Bête dans la jungle et Les Papiers d’Aspern, d’après Henry James, La Danse de mort, d’après August Strindberg), Paris : Gallimard, 1984 ; et Théâtre IV (contient entre autres les adaptations de Home d’après David Storey et de La Mouette d’Anton Tchekhov), Paris : Gallimard, 1999.

[5Les Parleuses, op. cit., p. 50.

[6La « sécrétion » de Duras.

[7Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris : Minuit, 1967, p. 22.

[8Marcel Mauss, « L’expression obligatoire des émotions », Journal de psychologie, 18, 1921.

[9« Le bloc noir », dans La Vie matérielle, Paris : P.O.L, 1987, p.30-34.

[10Ibid., p. 30. Nous soulignons.

[11Voir Walter Benjamin, « Sur le langage en général et sur le langage humain » et « La tâche du traducteur », dans Œuvres I, trad. Rainer Rochlitz et Maurice de Gandillac, Paris : Gallimard, 2000, p.142-165 et 244-262.

[12Jacques Derrida, L’Écriture et la différence, Paris : Seuil, 1979, p. 314.

[13« La Traduction », communication reproduite dans Le Monde extérieur, Paris : P.O.L, 1993, p. 131-132.

[14Ibid., p. 131.

[15J’emprunte la notion à Jacques Derrida qui désigne par là la matérialité irréductible du signe linguistique. Voir L’Écriture et la différence, op. cit., p. 312-313.

[16« La Traduction », op. cit., p. 131.

[17Idem, nous soulignons.

[18Jacques Derrida, L’Écriture et la différence, op. cit., p. 313.

[19« La Traduction », op. cit., p. 132.

[20« Les enfants maigres et jaunes », Outside, Paris : P.O.L, 1984, p. 277-279.

[21Ibid., p. 277.

[22Ibid., p. 278.

[23Créé le 5 janvier 1968, publié dans Théâtre III, Paris : Gallimard, 1968, p. 183-240.

[24Jacques Derrida, Schibboleth, pour Paul Celan, Paris : Galilée, 1986, p. 50.

[25Écrite en 1985, la pièce est publiée dans Théâtre IV, op. cit., p. 393-479.

[26Ibid., p. 395.

[27Ibid., p. 396.

[28Trad. Elsa Triolet, dans Anton Tchekhov, Œuvres I, Paris : Gallimard, 1967, p. 264.

[29Adaptation de Marguerite Duras, dans Marguerite Duras, Théâtre IV, op. cit., p. 402.

[30Jacques Derrida, « Qu’est-ce qu’une traduction relevante ? », intervention dans le cadre des Quinzièmes assises de la traduction littéraire (Arles, 1998), Arles : Actes Sud, 1999, p. 21-48.

[31« La voie du gai désespoir », Outside, op. cit., p. 173.

[32« Seyrig-Hiss », Outside, op. cit., p. 201.

[33Idem.

[34« La lecture dans le train », Le Monde extérieur, op. cit., p. 137-138.

[35Voir ci-dessus texte cité p. 5.

[36Jacques Derrida « Des tours de Babel », dans Psyché : Inventions de l’autre II, Paris : Galilée, 2003.

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