Pourquoi le cinéma
On est dimanche à la fin d’août. Il pleut c’est le vent d’ouest c’est lui qui amène la pluie. Traverser les halles : courir. Les gens s’abritent. Terrasses délaissées. Fin de l’été. Il est quinze heures. Alors on va au cinéma. Déjà les halles c’est les entrailles de Paris. Encore et toujours aujourd’hui en 2010. C’est le cœur de la France. L’envers de place de l’Étoile. Ici la vie est enfouie. Et toutes les lignes souterraines fond nœud. Du métro. Du train. De l’avion presque aussi. La grande transhumance meurt. Les morts. Les martyrs. Du charnier du Moyen Âge. Et la faune nocturne. Les chiens les drogués. Les gens de nulle part. Et le dimanche envers des samedis de folie. Maintenant c’est fermé. Les gens ne marchent pas ils courent traversent vissés en deux en serrant bien fort leurs dents. On gèle là comme l’arbre déjà. Les travailleurs sont loin de la reprise. Il n’y a rien. Alors on va au cinéma. On traverse les halles. On monte ou pas on attend le flot des voitures interrompues. On court. Tous. Puis vint ce lieu comme une trêve. On dit déjà l’hiver. Il est quinze heures rue Rambuteau les passants disparaissent. Et je demande aussi mon billet de départ. L’arrêt dans la vie de ce jour ce sera là ce film : Nathalie Granger.
Les gens en général ne font pas ça au hasard aller au cinéma. En général on choisit son spectacle on choisit sa séance souvent le soir et à la fin de la semaine et souvent bien accompagné. On mange aussi ou l’on prend une glace. On veut se changer les idées. Entre le train fantôme et le voyage intersidéral. La salle dit cela. Architecturalement. Toutes les salles presque. Peu de variantes. La trame tient d’abord de son ancêtre : la cage théâtrale. Ou le cirque de foire. On est dans le coton saignant. À Rambuteau il faut descendre en profondeurs. C’est vieux c’est comme le métro. Mais là seul un film défile. Et donc au cœur du cœur du cœur je suis ici dans le blotti. Je vais entrer dans la maison. Le ciel aussi faisait cocon. Reproduire la nuit. En plein milieu du jour. Seule. Je ne suis pas un spectateur. Et pourquoi là dans cette histoire ? L’heure. Je ne sais pas Duras. Mais aussi bien le cinéma c’est l’aventure. Il faut avoir sa mise de départ. Ça n’est plus populaire. C’est très bourgeois. C’est une activité de classe encore classée selon le répertoire joué. On se sélectionne. Il faut pouvoir payer. Se laisser embarquer aussi. Comprendre une certaine perception de l’image en ce lieu. Agrandie. Exacerbée. Plus lente ou plus violente. Une expérience intensifiée. Ça n’est pas la télé. Noir. C’est l’aventure au noir. Je ne suis pas un spectateur. Mais cinéma d’art et d’essai c’est un peu en terrain connu. Petit espace écran médiocre. Une vingtaine d’autres en connaisseurs. Qui ont sélectionné. Eux savent eux choisissent. Ils vont en groupe à deux. Plutôt des femmes. On a la place. On prend toute la salle bien isolés les uns des autres. On voudrait pouvoir s’oublier. Vieux film aussi. On vient pour de la nostalgie. Ou se tuer le temps. Moi j’inaugure eux plongent dans l’histoire du noir et blanc format 1,66 son mono restauré. Voilà pourquoi Duras. Noir. Le silence se fait. Quelques-uns sortiront de suite. Ils ne veulent pas de la maison. Ils ne veulent pas du foyer. Il faut pouvoir être éprouvé. Arriver libre. Conquis. Conquis de se donner le temps. Hors et dedans la ville. À ce film issu du néant.
Entrer dans la fiction
Noir. Silence. Les gens ici sont très bien élevés. Il n’y a pas de bande annonce. On est un peu comme à la messe. On touche à du sacré. On attend l’esthétique. On veut de l’art. Et puis Duras c’est la limite au cinéma. Ça n’est pas fait pour avoir du sens. C’est conçu pour détruire. Ça on le sait de suite. Ça ne prend pas par la main ce film. Duras nous assassine. Des gens partent des gens refusent après seulement trois minutes. Ils ne vont pas jouer. Nous sommes embarqués restant. Là j’essaie d’expliquer.
Il faut la remontée du se ressouvenir. Le cinéma c’est l’éphémère. Le cinéma c’est une fois ça ne revient jamais ça n’est pas domestique ça n’est pas de la vidéo ça reste un instant dans la vie et en cela aussi il rejoint bien le rêve. Mais un rêve de loin, l’altérité, un mouvement en inverse un phantasme imposé à l’inconscient du dehors. À l’être. Et nous participons contractuellement – ensemble – à l’expérimentation intérieure. Ensemble séparés. Le cinéma mime le rêve ayant pris vie dans le monde concret. Rêve. Ou de la vie restaurée. Mais aussi bien pour le public il faut souhaiter comme un ensommeillement de la raison. Je ne veux pas tricher. Je ne veux pas me rappeler. Accepter la séparation faire deuil. Le cinéma est un événement. Écrire appelle. Essaie de reconfigurer. On glisse doucement. On fait du lacunaire sur des sables mouvants – maintenant le film est en ruine.
Restent :
Chronologiquement l’institutrice. Par elle on entre dans le film. C’est la première image. La femme n’est pas de front et devant un bureau. Elle s’adresse à ce qu’on devine la mère c’est la parole de l’autorité elle dit que Nathalie est trop violente anormale qu’elle ne peut plus pour les autres élèves. Elle ne nous voit pas. Son dialogue est coupé. N’existe pas pour nous son interlocuteur. L’image est fixe. En plan moyen. Refus d’intimité. Distance déférente. Des notes de musique qui répondent. La voix se perd entre les vues d’un jardin à l’état sauvage. Entrelacement de la parole du piano des lieux et des personnages : c’est l’onirisation – on est d’emblée dans la fiction. Le générique de début en surimpression le dit également. Nous sommes embarqués. Avant de basculer dans l’étendue de la durée. Une table au midi. Un homme après manger qui part. Restent deux femmes et les deux filles qui disparaissent probablement à l’école. Restent les mères dans la maison.
Et la radio aussi que l’on commente un peu. La radio c’est l’ouvert. C’est là le lien social. Un drame doit se préparer : des tueurs sont dans la forêt. Il y a tous les policiers. « – C’est très près Dreux. » Alors on attend tout l’après-midi. Où l’on soupçonne chasse à l’homme là de l’autre côté des murs que l’on ne verra pas. Que l’on entend – radio. Ponctuellement l’information revient. Pendant que les deux femmes créent le temps sur le temps mort de l’attente des autres. La maison est à celle que joue Jeanne Moreau que l’on identifie de suite. Rien qu’elle seule irréalise encore le récit. Mais la figure de la vedette est presque déformée. Elle fait de la vaisselle, reprise, le feu dans le jardin de branches mortes. Elle nettoiera plus tard après l’école avec sa fille à elle le pourri de l’étang. On est dans la vie nue. Rien ne se passe. Rien ne se passe tout advient. C’est la micro-histoire. Celle des gestes invisibles, du quotidien des femmes, de toutes les femmes, séculaires. La caméra Duras réussit le prodige : reproduire le réel à son degré zéro. L’actrice joue le jeu de la banalité. Ou refus du joli. De l’enjolivement. On veut toucher à la vie autrement. Le simulacre alors mais qui se signe sur le mode mineur : la ritournelle très fragile lancinante, silhouette inquiétante d’Isabelle Granger, et les miroirs aussi comme des citations de l’acte de filmer ou la fenêtre. Pas de gros plan. Pas de spectaculaire. Pas d’effet. On se tient à distance. La caméra immobile le plus souvent. Refus de séduction le réalisateur ne nous drague pas. C’est le réel plat à peine mis en scène. Adéquation des moyens au motif au milieu : filmer éthique. L’humilité de prélever le quotidien de l’intime secret. Et l’assourdissement de l’art vient souligner à peine la majesté de la présence comme si l’œil de la machine impliquait malgré tout la transfiguration minimale, l’aura. La caméra se fait un témoignage de la performance filmée plus qu’elle ne performe elle-même le récit. Les corps évoluent libres dans le cadre comme ils se meuvent aussi dans la maison. La pellicule accueille. Et garde trace. Déconstruction alors de l’atavisme narratif : l’action reste au dehors. Aveugle dans la coulisse. Ici on vit seulement. C’est cela vivre. Il n’y a pas d’intrigue. Aussi pour le public c’est davantage en ethnographe qu’il faut savoir regarder. Ce qui se fait ce qui là se révèle est l’expérience de durée habitée. Un faire. Le téléphone aussi. La seule rupture de cadence en passe par le bruit. Aussi le bruit des voitures de la rue. Bruits du dehors. Le son permet la sortie par l’imaginaire de ce trou noir d’enlisement de la maison. Alors on regarde par la fenêtre. Ou on ouvre la porte. Comme on appelle au téléphone ou bien le transistor. Il ne se passe rien. La seule fiction permise c’est Dreux la forêt les deux petits meurtriers qui se cachent. Mais personne n’écoute bien. Ça fait seulement passer le temps. Nous tous nous restons là dedans. L’action a lieu ailleurs. Et ce n’est pas non plus la socialisation ratée de Nathalie Granger qui sera le moteur. Elle a déjà renoncé. Au landau au piano. À tout. Elle a renoncé à parler. La figure mutique emmurée. Qui dormira comme le chat en toute fin avant que nous ne retournions à notre air de la capitale. Elle dort. Nous nous éveillerons. Après la leçon de musique. Et puis d’autres spectres.
Sortir
Mais là je mens. Je suis dans le détour. Il n’y a rien il y a tout ici dans ce film. Si la fiction (j’emploie cela comme réel recréé), si donc la représentation filmique plutôt alors, évacue tous les procédés du genre pour ne garder que l’os de ce qui fait la cinématographie – survenue dans l’image libérée dynamique soit une image comme champ d’apparaître ou bien le cinéma comme enregistrement du mouvement de la surface du monde – elle, l’imitation, reproduit seulement ici les conditions nécessaires à la survenue. Le procédé technique capte et restituant dévoile. En retournant notre attention. En mettant sur la table/écran en agrandissement les sons les gens les choses. Prélèvement-déplacement-redimensionnement : voilà pourquoi jamais le cinéma n’est la vie vraie. Même un documentaire. Le pourquoi de l’aura. Pourquoi le cinéma est le réel révélé – le cinéma de Duras. J’explique. On reste dans un inventé. Et pourtant on n’est pas dans la fiction. On rejoint la vie autrement. Très très près. Pas dans la mimèsis mais par la dénudation que le film permet. Alors ce que nous regardons est une zone grise. Un no man’s land entre les genres de la représentation. L’inclassable. Il n’y a rien à voir. Il n’y a rien à dire. Il n’y a que du littéral. Mais je cherche exactement à ce point là du texte à retrouver le trou la faille qui soudain s’ouvrit là soudain devant mes yeux et mes oreilles. Il y a une porte qui est l’écran de projection – fermée, que je regarde calmement, puis il y a soudain le trou dans la serrure qui me prend par où la vérité revient et le phantasme s’abolit et je meurs et je ressuscite.
Le trou dans la serrure ici pour moi c’est Gérard Depardieu. Lui non plus n’a pas un état civil. Son personnage est un « voyageur de commerce ». Il entre par la porte bien réelle invisible encore ça nous l’entendrons seulement. D’abord il y a eu de faux représentants que l’amie la maîtresse de maison a chassés toujours en la voix hors-champ. Deuxième entrée de suite. C’est bien lui cette fois. Les femmes ne se dérangeront pas. La caméra est fixe sur elles trônant. C’est le milieu d’après-midi déjà le thé est pris on en est au milieu du film. Un homme en noir grand maigre hagard est là soudain c’est lui. Il tient un cartable à deux mains bien appuyé sur la poitrine. Il a le vent dans les cheveux il a le vent dans les yeux c’est un des êtres de la peur « un homme pour rire » dira Duras. On croit soudain que c’est lui l’assassin. Il entre sans frapper. Puis il est là déjà dans la salle à manger tout comme une phalène. Nous l’accueillons aussi. Maintenant à cette heure au cœur aussi bien du récit la maison est un peu chez nous prolongement de notre espace du cinéma à ce foyer domestique. Les femmes font front. À cette distance elles voient comme nous nous voyons. Il entre dans leur territoire. Les plans alternent fixes. Lui. Elles. Je vois comme lui voit. Puis je vois comme elles. L’échange dure dure et il n’en finit pas. La caméra ne suit pas le rythme de la parole. Elle a son mouvement propre. Elle produit sa respiration. Rappelle les parties en présence la progression de l’expression. Quinze minutes à peu près. Dans la séquence le temps du film est homogène au temps filmé comme au temps de notre vécu. Il n’y a pas d’ellipse. Le voyageur reste serré dans lui dans son manteau sur sa sacoche sur la chaise. Son corps va s’écrouler. Terrain d’hostilité c’est sa chair qui le sent sans le comprendre qu’il est dans l’étranger qu’il est dans la menace du lieu de la mort de ce lieu de la femme de violence rentrée. Après la voix dessert. Une voix de fausset la voix dit le mal être dès les premières syllabes l’échange devient anéanti. L’apocalypse : « – Que voulez-vous ? – Rien… Si… Excusez-moi c’était… ouvert…je… » Il vient vanter les bienfaits de la machine à laver la Vedetta 008. Encombrement minimum. Lavage à inversion automatique. Quatre vitesses. Et des couleurs. « C’est vrai cela pourquoi le blanc, toujours le blanc, le blanc, partout ? » C’est son métier. Voyageur de commerce. Il ne voulait plus de patron. Alors c’est la récitation. Face aux yeux des méduses le monsieur perd le fil il traîne le regard s’échappe, le buste est droit, dur, les mains n’arrêtent pas de torturer, lèvres mordues toujours entre tous les essoufflements. Jeanne Moreau en attendant elle fume. « – Vous n’êtes pas voyageur de commerce. Non. » Et Lucia Bosé d’appuyer. À un moment l’homme seul entend vraiment : « – Quoi ?... Comment ? Mais… Si… Mais… Si… Madame… J’ai ma carte de la préfecture. » Je passe sur ce que fait Duras des papiers dans le film. Il peine à retrouver la preuve. « – Non. Non. » : les femmes sont le chœur antique. Elles se font Dieu aussi seules à même de juger de la validité de la présentation. Et le discours s’effondre. La parole apprise envolée. Ça ne va pas. Voilà pourquoi le drame : 1) Parce qu’il y a séparation entre l’être du voyageur et son discours. Il n’est pas ce qu’il dit – il est ce qui se manifeste ce qui se montre en lui sur son corps et sur son visage. Et la parole c’est une aliénée et dont il a la charge car tel est son métier. Soit le divorce entre l’être et son émanation la plus caractéristique son dire. Et là seul le cinéma est à même de révéler l’ampleur de la crise qui se joue dans une conscience. Ce que ne montre pas la littérature : la voix voilée la chair déformée de torture de devoir se parer de la langue des autres. Le représentant de commerce a renoncé à sa personne. Ce pourquoi Duras en fait le parangon de la condition la plus miséreuse de la société. Il a vendu son âme. 2) Ce délitement de la parole, ce déchirement entre l’être et puis l’apparaître ne peut donc avoir lieu qu’ici – au cinéma – qui seul sait phénoménaliser la voix, son émission issue d’un corps dont le visage démesuré agrandi crie en silence autre chose entre les mots et derrière le discours. Aussi les femmes ont-elles raison de dénier le lien entre le dit et son sujet. L’expression de soi est coupée. Comme le garçon de café le voyageur de commerce n’est pas ce qu’il a appris à dire qu’il est. Et là dans la maison dans ce trou hors du monde, l’espace vierge, seulement là l’homme peut donc se dépouiller de son identité sociale. Il n’y a plus de papier. Alors on revient à un en-deçà. La représentation de soi ne fonctionne pas. Et tous les signes ici lisibles de l’interaction échouent à établir l’échange. Les femmes refusent de se plier au contrat falsifié du dialogue. Puis le lieu en lui-même est un espace d’anarchie – au sens littéral. Le père est parti. Il n’y a plus la Loi. Il n’y a plus qu’un savoir vivre ensemble plus loin et plus profond de l’instinct bien peut-être. Alors on se parle autrement. Par d’autres biais que la logique. On sort du phallogocentrisme. On se refait la vie autrement. 3) Mais aussi bien le voyageur de commerce c’est nous. Parce que comme lui nous entrons tous en visiteurs dans une grotte ou la matrice, celle pour une renaissance. Et Depardieu le sent à tel point qu’il ne peut plus que revenir à la fin au soir bel et bien mort au monde : « Je veux arrêter. » Alors seulement l’échange avec les femmes se fera. Mais une fuite aussi finalement la maison restant pour lui définitivement l’inaccueillable. Et nous aussi nous opérons la purification. Nous remettons par là, par le premier échange, notre œil et notre oreille à nu. Parce qu’en assistant à la cérémonie de mise à mort du représentant nous faisons partie du spectacle. Le cinéma aller au cinéma est éminemment du social. La femme au foyer ne sait pas. Il faut maîtriser des codes. Puis nous entrons également dans cet ailleurs. Nous notre porte c’était le générique. Nous découvrons aussi muets sans pouvoir réagir avons le souffle coupé. Attendre. Conscience filmique construite en palimpseste de toutes nos expériences de spectateurs passées. Et nous parlons sans voir. Et nous parlons sans regarder. Dans la vie nous parlons pressés. Nous sommes dissociés. Le retournement de G. D. est le nôtre en partage. Bien que comme femme comme spectateur femme je reste mieux des deux côtés j’appartiens aux deux modes proposés d’existence – un homme percevrait différemment l’enjeu de la domus et la confrontation. Mais d’abord parce que 5) le retournement est réel. Depardieu n’est pas voyageur de commerce. Depardieu est l’acteur qui doit mimer qu’il est un commerçant qui doit mimer le discours du marché. Il mime donc il n’est pas quelqu’un qui n’est pas ce qu’il dit être. Et d’où parle Jeanne Moreau ? De dans son rôle à elle ? De son être de femme ? De son identité réelle d’actrice qui dit au collabo qu’on arrête ce cinéma ? De ne plus faire semblant ? C’est parce qu’ici très très précisément la représentation s’opère à la puissance deux qu’alors dénoncée trahie elle-même par ce qu’elle manifeste, parce que le personnage l’acteur ne sont plus rien seulement des formes sonores sur la fenêtre blanche, que cette séquence est un point à la lisière du septième art en sa déflagration. Gérard Depardieu n’est pas voyageur de commerce ni un homme imitant un voyageur. Il n’est plus qu’une silhouette et le dialogue erre dans les limbes car la situation d’énonciation n’est pas déterminée (qui parle ? qui dit je ? qui est le vous ? la femme ? où sont les personnages et où sont les acteurs ?). « – Vous n’êtes pas voyageur de commerce. » : par cette seule phrase ressassée en incantation Jeanne Moreau dans un unique geste déconstruit à la fois la narration, la scène/le jeu du social, le film, nous. Et ce que le drame de parler ici quintessencie c’est le divorce donc entre les profondeurs de l’être et l’apparaître fugitif ce dernier phénoménalisant le geste vocalisé. Mais Duras ça n’est pas la philosophie. Platon. Ici il y a résolution du conflit. Donc un drame vraiment pas une tragédie. Ce pourquoi est le cinéma – l’image pleine, écrite, l’univers saturé de signes. Un pansémiotisme.
Parler = [une voix + un discours] issus d’un être de chair. Soit une expression.
Là chez le voyageur le discours a beau être emprunté, le corps reste l’individu, il symptomatise l’être entier, et la conscience déchirée et la voix dans son flux, son débit, rythme, et la tonalité, reste l’écho du vécu torturé. Elle dénonce aussi son étranger. Elle dit par d’autres canaux que ce qui est dit là n’est pas ce qui se dit qu’il y a un ailleurs un autre un appel à l’aide. À la fois la parole trahit et travestit. Il faut pour voir derrière les mots derrière la langue du discours : un autre lieu propre à une autre écoute, un cadre – l’amitié ? – propre à la vraie conversation, une attention déportée – sur le mode mineur, la singularité. La maison Neauphle est ce lieu là. Comme l’est tout le cinéma, technique de prélèvement/restitution et lieu reclus loin du chaos du monde. Voilà pourquoi le trou dans la serrure. Au cœur du film. Au cœur de la maison au creux de deux après-midi qui se croisent et d’un fauteuil dans Paris à l’abri de la pluie.
Ce qui demeure
Alors oui suivant un mot de J.-B. Pontalis « le sujet parlant est tout le sujet ». Mais si tant est qu’il soit bien là présent que la parole ait bien un corps et sa musique. Voilà pourquoi absolument le cinéma. Voilà pourquoi nous touchons au réel près très près tout près de l’humain – le cinéma de Duras. Juste ce film. Les autres je sais pas. Avènement toujours trop singulier sur l’écran d’une pensée spatialisée, d’une raison esthétique auditive visuelle charnelle où la synesthésie recrée l’unité du corps percevant aussi du spectateur, un corps réunifié et qui se loge entre au milieu entre le son et puis l’image et trouve plus profond le sens et dans leur disjonction entre le rêve et le concret et le fantasme et la trivialité, se divertir, penser. Partir. Percevoir. Revenir autre de l’expérience de déraciné. Parce que le film contextualise autrement. En cadrant par la coupe il retourne les choses. Le mot du voyageur de commerce était un mot concret. Ni un objet sonore ni l’image de chose. Il montrait un état de l’être vivant acteur – et nous – au bord du gouffre. Car nous aussi entrions. Phénoménalisée la voix au cinéma se fait contre-littérature, toujours appropriée incarnée toujours en situation singularisée. Faisant alors appel à la saisie du sens intuitive au récepteur (double comme au théâtre : l’intradiégétique et le public) le cinéma enregistre et restitue emphatiquement le détail de vivre la vie l’insaisissable, écume, en grand. C’est la mathématique. Un reste que les livres ne peuvent qu’abandonner dans l’autre métamorphose bichrome. Le cinéma : un négatif de la littérature dans le creusement d’elle concrétisant un peu de ce qui part des pages où seule la lettre résonne du vide, en pierre, informe, sans substrat. Mais qui pourtant demeure.
Nathalie Granger, de Marguerite Duras, France, 1972. 83 min, noir et blanc, mono, 1.66, 35mm. Avec Jeanne Moreau, Lucia Bosé, Gérard Depardieu, Valérie Mascolo, Nathalie Bourgeois...