"Il n’y a pas un point où l’on puisse fixer ses propres
limites de manière à dire : jusque-là c’est moi !" (Plotin)
Notre impossible origine (personnelle, familiale, nationale), c’est Eros et Thanatos ! Se pencher sur ce sans-fond c’est en effet tenir les deux à la fois, être tenu par les deux, faire de l’abîme le lieu de notre émergence, de notre potentiel naufrage comme de notre résurgence. Nous ne pouvons échapper à la question de notre identité originelle et nous ne pouvons y répondre exactement car l’origine n’est ni un point ni un territoire ou un terroir bien circonscrit ni une collection de qualités positives dont on pourrait dresser la liste puis l’authentifier d’un sceau personnel, familial, ethnique ou national. L’origine reste béance, déchirure et mystère, un manque avéré et parfois désespéré dont il vaut mieux faire son deuil plutôt que de l’orner d’oripeaux ou de drapeaux empruntés... Elle est le lieu non-lieu de l’équivoque à soutenir comme tel et elle nous fait dire en même temps : "Comprendre c’est filier" et "Ne se connecte que ce qui a été déconnecté", prônant ainsi la recherche entêtée du lien (filial) et celle, non moins têtue, de la distance unitive...
À notre sens toute entreprise littéraire génère un tel équivoque, qu’il s’agisse de littérature personnelle, nationale ou internationale, puisque le seul acte littéraire digne de ce nom (mais qui, de nos jours, se fait le gardien des noms ?) est de délivrer à tous et à chacun un clair indice d’humanité qui permette de progresser libéralement dans la connaissance positive et négative de l’humain. Il est bien question de "com-prendre", en effet, c’est-à-dire de prendre ensemble (de rassembler) un grand nombre d’éléments de la vie comme de la situation humaine et de les composer de manière à tenter de conférer un ordre sensé à ce qui vient souvent à l’aventure ; et cette quête d’ordre et de sens sera d’abord tournée vers les généalogies, intimes, ancestrales, ethniques, nationales, spirituelles et cosmiques. L’appréhension d’une continuité pleine de sens se fait d’abord sous le signe du lien et de la transmission des caractères biologiques, psychologiques et culturels, avec la marque décryptée et reconnue de l’héritage et de la filiation donc... Mais le verbe actif filier (qui m’a été suggéré par Georges Charbonneau) implique une activité créatrice, modificatrice et appropriative. Celui qui cherche à comprendre ne reçoit pas passivement les données de sa compréhension, il les travaille et articule de manière à refonder les liens, à en tester la prégnance et l’efficace, la validité. Il les met à l’épreuve : à ce jeu, il peut en perdre autant qu’en gagner, filier c’est inventer sa filiation (au double sens du terme, découvrir et créer), c’est créer du lien et le "com-prendre" est à ce prix, parfois élevé. Cependant le modèle généalogique demeure ainsi déterminant pour la compréhension et pour l’interprétation de l’humain en son ensemble, il induit un certain rapport au monde et au temps qui y gagne l’épaisseur des générations, l’écho coloré des lieux et des objets hérités en plus des notions, valeurs et souvenirs... Une mémoire charnue et charnelle s’arrange à l’intérieur d’elle-même, avec les turbulences qui sont les siennes et l’oubli potentiel qu’elle contient aussi, pour s’ouvrir en sens, et c’est intégrer, de manière vive et active, le temps et le souvenir de même que le sens de la lignée à l’entendement pur et simple. Le temps retrouvé tend à devenir la mesure du temps perdu.
Ce faisant, l’ombre d’un danger s’esquisse et laisse planer une menace : celle que la filiation ou la généalogie, l’emportant à priori, ne réduisent l’entendement à une moulinette affolée par le même, ne connaissant et produisant plus que du même, ce qui conduit à la fusion ou à la confusion des tenants et aboutissants : tels sont les pères, tels seront les fils qui seront les pères de fils semblables etc. Ce miroir halluciné où se fige une image ou un modèle, un prototype immuable, ouvre et clôt la puissance mortifère et paralysante de l’origine, le fantasme pétrifiant et mortel de la race pure ou des racines authentiques... C’est à cette tentation que répond en contrepoint le second précepte évoqué ci-dessus : "Ne se connecte que ce qui a été déconnecté" (je le dois à Jean-Pierre Arnaud). Un tel principe est, de fait, la clef de toute pensée conséquente du moi, de la conscience comme de la communication. Le moi, sans limites intérieures ni extérieures, ne cesse de vivre une intime déhiscence qui est écart de soi à soi, de soi à autrui et de soi au monde et qui est crise. Il n’y a en effet aucune continuité préétablie entre les instants vécus, les états de conscience, les souvenirs et le vécu, la vigilance et l’étourdissement, la sympathie, la répugnance et l’indifférence, l’impression gratifiante d’être pleinement au monde et celle d’en être comme exclu... La distance intérieure et la déconnexion, la crise (qui, en affûtant les questions, permet, selon l’étymologie, discrimination donc jugement et choix) sont parfois vécues comme perte, désaffection, déréliction ; elles revivifient à tout moment l’angoisse de notre béante origine et cette "décoïncidence" intime nous dépossède pour nous laisser osciller en un "entre-deux" où, à nouveau, plus rien n’est assuré et où il nous faut nous ré-assurer par nos propres moyens. Pourtant c’est la fusion ou l’effusion, qui est alors fantasmée comme l’unité souhaitée et l’idéal remède, qui serait mortelle si elle était donnée, tenue et acquise, non projetée, conquise et enfin "trouvée" plutôt que retrouvée... En effet la discontinuité ou la rupture, introduisant un manque ou un vide dans ce que l’on voudrait la lignée des instants, des sentiments, des parents, des états du monde, permettent seules le recul nécessaire à une reprise qui est en fait "la prise" même bien qu’elle puisse apparaître comme une surprise souvent indue, voire comme une déconvenue. Le continuum sans couture ni fracture ni dénivellation d’une connexion jamais mise en cause serait comme un battement de cœur sans le très bref intervalle vide entre diastole et systole, ce blanc générateur du rythme vital... Tout s’y réduirait au même d’une situation sans présence ni temporalité possibles, d’un temps sans ressort parce qu’il ne serait pas né. Dans la perspective de l’ "entre-deux", l’altérité extérieure et même intime ayant été reconnue et assumée, le lien redevient possible mais il libère plus qu’il n’assujettit, il engage le présent et l’avenir plus que le passé : le temps perdu reste perdu mais le temps est trouvé plutôt que retrouvé car il ne s’agit pas du retour du même mais d’une (re)naissance ou d’une conversion.
Toute littérature déconnecte pour filier et créer du lien et, assumant l’insondable déchirure de l’origine, assumant son origine comme un écartèlement, crée le temps susceptible d’unir enfin ce qui a été d’abord disjoint. Les littératures dites de l’identité (ethnique, nationale) - des pans entiers du monde, du monde dit tiers en particulier, se sont mis à s’écrire ces cinquante dernières années -, ces littératures en émergence commencent par mettre en crise l’identité qu’elles semblent postuler, par déchirer et mêler ce qui était comme donné et déjà sérié : si elles sont destinées à devenir "nationales" ce ne sera plus sur le mode trop souvent passif de l’héritage, monolithe et mortifère, mais sur celui, projectif, de la construction, diverse et fécondante. Les littératures les plus ouvertes sur le monde moderne dont les réseaux, les maux et les idéaux s’universalisent, littératures quasi branchées désormais sur l’ "omnivoyeur" qu’est l’internet - mais elles sont nées avant l’outil ; pour le dire vite, dans la mouvance du "nouveau roman" -, ces littératures en réseaux et conçues comme des réseaux dessinent ensemble une manière d’hypertexte où tout communique sans se hiérarchiser ni se composer ; elles semblent pactiser avec le désordre amoral et anarchique des désirs individuels et les poussées les plus irraisonnées, les plus insensées des passions et des intérêts ; elles brassent et pulvérisent les données de toutes les lignées possibles (historiques, ethniques, culturelles...) ; elles imaginent des univers parallèles au nôtre qui en sont des déformations parfois presque insensibles ; elles multiplient les images fortes et souvent fixes, obsédantes jusqu’au cauchemar, jusqu’à l’hystérie, jusqu’à la jouissance... Elles ne cessent de déconnecter, c’est évident, mais on ne peut pas dire qu’elles ne créent pas de lien(s), elles ne sont même que cela ! Elles sont peut-être déjà "internationales", toutefois elles ont à (ré)inventer leur temporalité et à assurer ainsi leur mise au monde ou plutôt leur ouverture en monde ; de leurs déhiscences et de leurs décrochages infinis, potentiellement voués, malgré l’inventivité déployée dans les jeux de la variation et de la surenchère, à se répéter jusqu’à une mortelle lassitude vide de sens, elles ont à faire naître quelque chose comme une durée orientée, créatrice de sens et de valeur, capable d’unifier, en son mouvement propre, un seul et même monde. Les écueils sont toujours les mêmes et aussi ce qui sauve : il y a péril de mort en raison de la perte du lieu, du sens et du lien, risque d’une dilacération infinie ou d’une pétrification ; il y a chance de vie par surgissement et (re)naissance à partir du gouffre originel, par prime-saut (traduction imagée de Ursprung !) qui est volte sur l’abîme ou à partir de lui. Si la littérature a un avenir national ou international (et ce n’est pas si sûr !), il passe toujours tout entier par cette libre tracée d’être qui ouvre, lie et délie à partir du sans-fond.