Le cri d’Edvard Munch (toile et xylographie)
L’espace découpé en méplats diversement et grossièrement hachurés propulse le noyau : la tête hurlante. Ce cri n’est pas le fruit d’un gosier, d’une gorge gonflée de bruit, mais d’un éclatement spatial dont tous les débris sont maintenus en place, immobiles, travaillés pourtant par une puissance de désagrégation interne.
On pourrait d’ailleurs imaginer l’inverse, l’engendrement de l’espace par le cri : la perspective du pont bordé de son garde-fou, profonde mais comme aplatie, dessinée par l’escalade sonore. Réversibilité de la lecture. Va-et-vient entre le cri et le signifiant du cri.
Car, paradoxalement, ce cri ne vibre pas, il ne fend pas l’air de son insupportable strideur : il se lit. Se déchiffre à travers la parfaite adéquation - fabriquée - du signifiant au signifié ; lecture réciproque. Ce cri est tout à fait silencieux. Muet.
Il y a là, semble-t-il, un mouvement et une limite propres à la tentative expressionniste en peinture. Les expressionnistes utilisent le matériau artistique à fin d’expression, c’est-à-dire qu’ils procèdent à une mise en ordre rigoureuse des éléments du tableau en vue d’un sens : cette exigence de sens (univoque très souvent, tirant de la vie une leçon comme La Danse de la Vie du même Munch) détruit tout rapport "innocent", ou du moins immédiat, avec la réalité à peindre. Cette dernière sera appréhendée dans une perspective exclusivement anthropomorphique et qui consiste à donner un "sens humain" même à l’inanimé. D’où le choix des sujets : rarement le paysage en soi, la figure humaine elle-même le plus souvent (travaillée par l’exigence de sens) ou une réalité produite par l’homme (où il y a de l’humain objectivé) : intérieurs, jardins, pont, ville, port, cultures…
Donc pas d’anecdote, ni de flatterie autour du "motif", il s’agit de soumettre au sens l’espace et les moyens picturaux. Mais pas à n’importe quelle signification : à celle qui révèle de la façon la plus crue, la plus nue, l’inanité d’une condition dite encore "humaine", par commodité, mais déjà objectivée, mangée par les produits de l’activité industrielle. C’est l’émergence picturale et esthétique d’un intolérable malaise, réclamant partout et à tout prix de l’humanité et ne trouvant quasiment que du fabriqué, un réel manufacturé qui porte encore le signe de l’homme sans plus être l’humain en soi. Dans cette foule d’objets, le propre visage de l’homme s’est perdu. Le paradigme perdu, ou en voie de perdition, que propulse Le cri, c’est l’homme lui-même.
Picturalement, l’expressionnisme rompt avec plusieurs traditions, avec celle de la représentation d’abord. Il n’est plus question ici de copier les formes extérieures de la réalité de façon à se rendre reconnaissable mais de "pro-duire" un sens humain subjectif qui soit un sursaut de rage, de désespoir - voire même d’espoir - contre l’inhumanité de l’environnement objectif. Mise en ordre délibérément signifiante et non reproduction à l’identique du visible.
Rupture aussi avec l’impressionnisme qui semble diluer le sens et l’humain dans la palpitation sensible de l’instant isolé de tout contexte. Main mise sur l’immédiat, restitué aussi purement que possible par l’œuvre qui se fait le reflet d’une sensation, rarement d’un sentiment. Niveau infra-psychologique. Travail minutieux d’esthètes à qui l’on a reproché d’être myopes.
Rupture encore avec la nouvelle peinture telle qu’elle naît, armée et casquée, de l’œuvre de Cézanne où le tableau devient d’abord une construction en soi et pour soi : plus de révérence exclusive au "motif" (malgré l’acharnement personnel de Cézanne sur ce point) ou à l’instant, le tableau vit - ou meurt - de sa vérité propre. Synthèse picturale absolue avec comme référent unique le tableau lui-même : il n’y a pas chez Cézanne de signifié à propulser par l’entremise d’un signifiant qui le porterait à épanouissement, le sens c’est la matérialité même de la toile peinte. Elle est une surface vibrante où se composent entre elles lignes et couleurs qui sont ou ne sont pas la vérité. L’objectivité de la figure humaine, traitée à égalité avec tous les autres éléments du tableau, y est admise avec une sérénité grecque.
La technique de l’expressionnisme en peinture implique une théorie - même implicite - du signe : le tableau s’articule commodément en signifiant et en signifié. L’exprimé, le signifié, c’est le sens de l’œuvre comprise comme le symbole terrifiant d’une intolérable inhumanité ; le signifiant c’est l’agencement pictural qui donne le maximum d’efficience à ce sens, qui permet de lire le tableau comme "un cri". Mais dans le langage ordinaire le signifiant s’efface au profit du seul signifié ; ici par contre, il est maintenu, permettant ainsi une infinie réversibilité entre fond et forme sans que rien puisse venir arrêter ce va-et-vient qui nous affole ou lui faire produire plus d’un sens, une signification inédite. Silence profond - bien que vertigineux - de l’univocité : il semble que le mutisme substantiel des moyens employés finisse par l’emporter, anéantissant la strideur d’un "cri" qui se voudrait pourtant plus-que-réel et ne se donne en fait que pour ce qu’il est : un signe ou un signal, peint ou gravé, une simple encoche. On sait, on sent ce cri trop calculé, mis en œuvre, voulu et machiné : il est, de fait, tout aussi fabriqué, tout aussi artificiel que ce contre quoi il s’échevelle. L’expressionnisme pictural est ainsi voué à une œuvre-limite qui ne se maintient comme art à part entière qu’en raison du souci qualitatif - voire esthétisant - du matériau et de l’honnêteté artisanale - de la sincérité difficilement appréciable - propre à la mise en œuvre. Il y a, ici, équilibre entre sens et matériau, aucun des deux ne l’emportant vraiment. Il demeure un balancement perpétuel entre les deux pôles de l’œuvre : de la matière au sens, du sens à la matière du sens.
Mais, il suffit de faire un seul pas de plus en direction du sens, du signifié seul et l’art-même risque de disparaître : comme dans le réalisme-socialiste (de triste mémoire) où l’exigence d’un sens déterminé l’emportant à priori sur la mise en œuvre esthétique provoque une régression mortelle pour la peinture. (Ce fut, par contre, une contrainte plus féconde pour un art nouveau comme le cinéma qui a, lui, l’avantage de pouvoir jouer aussi avec le temps : que l’on pense à Eisenstein.)
Dans Le cri d’Edvard Munch, la peinture accomplit une expérience-limite qui peut être dangereuse pour son existence même en tant qu’art : le tableau risquant de renier ses finalités propres ainsi que sa vérité pour se soumettre à une finalité exclusivement "mondaine", entièrement extérieure à ses but et principe. Mais cette œuvre continue à se taire - obstinément. Malgré le "cri" qu’elle signale, elle ne cesse d’être muette. La difficile et précaire grandeur de ce tableau, comme de la plupart de ceux des peintres dits expressionnistes, est que le sens évoqué n’y est tout de même pas donné comme un centon ou un slogan, que le "cri" reste plus un appel au sens qu’il n’est un sens inscrit, qu’il est le signal d’un manque, l’amorce d’une quête qui serait comme la recherche du sens perdu, infiniment détourné de l’homme et se révélant comme tel par le silence matériel du signal qui en indique encore la trace.
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Pierrot lunaire (Mélodrames, opus 21) d’Arnold Schönberg
La voix humaine, surtout quand elle chante, pourrait être dite sculptrice du silence ; son but prochain, avoué ou non, étant moins de l’annihiler que de composer avec ce noble matériau et de se l’associer par imprégnation sans nuire à son essentielle gravité.
Le silence n’est malheureusement définissable que négativement, comme absence de bruit, manque, mais dans et par la musique il se révèle actif, tantôt fonds absolu dont vont pouvoir naître toutes les sonorités possibles (comme le silence vibratoire des sanctuaires gothiques en appelle viscéralement aux intenses accords des orgues maternelles), tantôt matière sonore au même titre que les sons hérités par la musique ou créés par sa recherche, tantôt lieu sacré où les sons font dignement retour (la souffrance causée à toute oreille un peu sensible par les applaudissements déchirant le silence retrouvé - réinventé - en prouve a contrario la bienfaisante nécessité).
Le titre : Pierrot lunaire fait d’abord référence à une série de déficiences plus ou moins accentuées : manque de gravité du Pierrot, personnage fantomatique et vaporeux dont la tristesse même ne saurait être tout à fait prise à cœur ; manque d’autonomie et de personnalité propre à l’astre lunaire, lumière nocturne réfléchie, sans chaleur, - avec en plus la connotation d’un "vague à l’âme" pseudo-romantique, l’allure d’une féerie triste mais sans assise normale dans la réalité, prise dans la mouvance du songe et de ses manifestations ; lieu commun d’un sentimentalisme à bon marché. Impressions que tendrait à renforcer le sous-titre de Mélodrames, dans son acception habituelle de pièce sentimentale et invraisemblable, sans valeur artistique à cause de ses outrances dramatiques et verbales.
Toutefois, ici, Mélodrame (désignant au sens étymologique : chant et action) ne dépeint pas seulement une action accompagnée de chant mais un chant en acte, produisant sens et expression, parce qu’enfin libéré des syntaxes anciennes, des accords obligés, des lieux communs de la musique occidentale.
C’est en effet un chant atonal, délié de l’harmonie classique et de ses rites, qui ne fait plus référence à des obligations d’école, à des hiérarchies harmoniques, mais seulement à ce qu’il a souci d’exprimer. Individuation des sons de la gamme chromatique : plus de ton principal ni de tons subordonnés, les sons sont entre eux "libres et égaux en droit". Nous nous situons ici chez Schönberg avant la sérialisation dodécaphonique qui introduira de nouvelles lois d’ordre dans l’emploi des sonorités (période s’ouvrant avec l’opus 23, d’après René Leibowitz) : le matériau sonore est libéré et totale la liberté de méthode (c’est-à-dire de cheminement). Musique et voix sont enfin propres à l’expressivité maximale, la mélodie étant abandonnée au profit du mélodrame.
Les poèmes d’Albert Giraud (poète symboliste belge), quant à eux, tentent une certaine subversion de l’idéologie poétique dominante propre au XIXe siècle : ils jouent au romantisme noir, se nourrissant à la fois d’un goût post-baudelairien pour le morbide et du symbolisme exacerbé des imitateurs de Mallarmé. Ils poussent jusqu’au grincement cynique de la parodie une atmosphère maladivement sadique, avec beaucoup de complaisance pour l’effet sanguinolent. Mais s’il y a bien rupture avec les lieux communs bien pensants, il n’y a guère rupture formelle (paradoxe de la parodie : perpétuer des formes tout en démolissant les stéréotypes qui les rendaient possibles) et les textes de Giraud restent nettement en deçà de l’entreprise de Schönberg.
L’adaptateur allemand, Otto Erich Hartleben, a, pour sa part, un souci plus poussé du coloris sonore des vers et atténue considérablement les outrances du texte original. Ce qui composait un assez piètre poème français, d’obédience symboliste, devient ainsi un assez bon poème expressionniste allemand comparable à ceux du jeune Rilke : mystères de la traduction, trahison féconde parfois !
Mais l’essentiel, c’est la voix à l’œuvre, son rapport créateur au texte et au silence irradiant de musique. La voix n’a pas à porter mélodiquement le texte, elle le module sans le commenter. Elle le parle, comme il devrait être possible de parler tout texte poétique. La musique émane de la voix en acte ; l’ambiance sonore et affective est centrée sur l’expression dramatique, sur l’action sculptrice d’une voix sans circonlocution ni redondance mélodiques ; la voix ne chante ni ne récite, elle travaille le matériau expressif du langage. Elle cisèle les sons et les tons du texte : l’agonie de la lune malade, les pitreries sadiques de Pierrot, les appels sensuels exacerbés de la duègne, ou les images de la mort cruelle : potence, décollation, crucifixion. Pas de musique sur des mots mais des mots, à la fois sons et sens, pris dans un réseau musical mouvant qui les porte au maximum d’efficience.
Sprechgesang : dans ce type d’expression vocale, les poèmes sont "parlés sans hauteur de ton fixe" (laissée au gré du chanteur). La mouvance constante des hauteurs entraîne des déplacements rapides tout au long de la gamme chromatique ; on passe d’un son à l’autre non par accord ou continuité harmonique, mais par des glissandi ascendants ou descendants qui rendent les possibilités expressives fort souples. La seule grande contrainte est le rythme qui doit être scrupuleusement respecté si bien que le chanteur n’a pas à se soucier d’expression "personnelle" : l’exprimé est tout entier inhérent au chant inscrit ; la liberté reste du côté du compositeur, pas de "l’interprète" (au sens traditionnel du terme ; on préférerait sans doute ici le mot : exécutant).
Liberté pour quoi faire ? Expression remarquablement agressive d’un malaise de fin ou de début de siècle, d’un profond manque à vivre ressenti comme le râle d’un phtisique. Appel à un sens qui, une fois de plus, se trouve réduit aux seuls moyens du sens, pétri de silence ; émergence du signifiant en tant que tel, comme la vaporisation finale du "vieux parfum" qui est aussi vaporisation musicale, spirale élargissant en pluie la dissémination de ses notes esseulées, séparées pour toujours peut-être, individuées pour le meilleur comme pour le pire.
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Les Cahiers de Malte Laurids Brigge de Rainer-Maria Rilke
Le sentiment qui semble dominer Les Cahiers de M. L. Brigge est que les hommes ont été séparés pour le pire, pour leur perte intime. Séparés les uns des autres d’abord, cette séparation initiale les retranchant de ce qui leur était le plus propre, de leur personnalité essentielle.
Rilke constate dès les premières pages l’impossibilité physique et morale où est l’homme moderne des villes populeuses et industrieuses de se distinguer de son voisin en quoi que ce soit. L’individuation à outrance a mené paradoxalement à la misère de l’uniformité et à l’uniformité de la misère. A cette dépossession de soi en même temps que de tous les autres, il oppose une nostalgie, celle d’un univers aristocratique où chacun portait en soi une vie et une mort qui lui étaient propres ; une vie et une mort personnelles ; mais c’était avant que le monde ne se fût délié comme un faisceau dont s’éparpillent les tiges, leur lien une fois tranché. Par exemple, la mort du vieux chambellan Christoph Detlev fut une mort unique en son genre, tumultueuse et terrible comme le personnage, marquée du sceau irréductible de l’individualité essentielle, une mort d’aristocrate. (Musil note une dépossession identique au début de L’homme sans qualités à propos d’un accident de la circulation où la mort d’un passant se trouve réduite à une anecdote mécanique, insignifiante et oubliable.)
L’aspect le plus flagrant de la vie quotidienne des villes comme Paris, où se situe le narrateur, est l’anonymat, la morne séparation qui fait que les êtres humains vivent juxtaposés sans plus rien de commun entre eux si ce n’est leur commune absence de particularités. Solitude "mondaine" qui empêche l’homme de se rejoindre humainement et socialement, si bien que le sacré et ses signes, la promesse terrible d’une unification avec l’être, sont passés dans les marges du social : marginalités diverses de la folie, de la maladie, de l’atavisme royal ; avers et revers d’une même médaille : l’aristocrate et le fou. La face sordide et fétide de la vie - excrémentielle : les logements insalubres et leurs miasmes, les hôpitaux et leurs sanies, le pus, le sang des femmes en couches et les crachats des phtisiques etc…- est le seul lieu désormais où il faille chercher des marques du "divin", des signes qui indiquent - geste de l’index - un certain sens possible. Signes émis en silence par les autres et qui peut-être - sans doute - s’adressent à soi, à ce qu’il y a d’inconnu en moi, et qu’il importe à tout prix de savoir déchiffrer pour continuer à vivre ou à survivre, à progresser dans la connaissance initiatique de soi. Signes émis par des mendiants, des clochards, des malades, des fous ou les têtes découronnées d’une aristocratie tarée.
Y lire ainsi les symptômes actifs de maladies endémiques, signes incarnés. Le narrateur cherche sans cesse à interpréter ce qu’il lit en lui comme les possibles symptômes d’une maladie encore en incubation : d’où naît, chez lui, la peur du terrible, ravageant tous les sens reconnus et établis et imposant à l’attention de chaque instant un effort considérable pour être encore capable de fuir à temps. Peur de se perdre définitivement si l’on n’arrive pas à interpréter assez vite, à se retrouver sous le masque uniforme, séparé de soi comme par un déguisement. Comme le montre la belle scène où l’enfant masqué, prisonnier du costume qu’il a revêtu, se cogne aux miroirs qui ne lui renvoient plus qu’une image étrangère de lui-même, et il s’affole, hurle, court, se débat, finit par s’évanouir… De même la parabole finale de "l’enfant prodigue" qui ne voulait pas être aimé pour une fausse image de lui-même, celle justement que se fabriquait sa famille et qu’elle tentait de lui imposer.
Dans ces conditions de dépersonnalisation quotidienne, l’amour se présente comme l’un des seuls remèdes, avec la poésie ; tension vers l’unité essentielle, mais condamnée à rester telle, attente sans aucun assouvissement possible, ni possession réelle de l’être aimé ; pure aspiration au lien qui, tout en liant, délivre une identité aux amants. Et se profilent des nostalgies mythiques, des figures d’amants - et surtout d’amantes - exemplaires…
Sinon, la vie de tous les jours se passe dans un obscur compagnonnage avec les signes du divin partout disséminés. Induisant au silence celui qui se voue à leur quête et à leur lecture, mais pas à un silence apaisé, à une sorte d’acmé catastrophique au contraire, où l’on se sentirait sur le point de renaître aussi bien que de mourir :
"Cela ce sont les bruits. Mais il y a quelque chose ici qui est plus terrible : le silence. Je crois qu’au cours de grands incendies il doit arriver, ainsi, parfois, un instant de tension extrême : les jets d’eau retombent, les pompiers ne montent plus à l’échelle, personne ne bouge. Sans bruit, une corniche noire s’avance, là-haut, et un grand mur derrière lequel le feu jaillit s’incline sans bruit. Tout le monde est immobile et attend, les épaules levées, le visage contracté sur les yeux, le terrible coup. Tel est ici le silence." (Traduction de M. Betz)
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Le silence des Sirènes de Franz Kafka
Ce court texte de Kafka met vertigineusement en abyme la ruse d’Ulysse et la subtilité des Sirènes.
Le salut d’Ulysse n’a qu’une seule origine possible : l’inébranlable confiance qu’il a en ses moyens propres, en sa mêtis. Sa seule arme, c’est la certitude qu’il a d’être en définitive le plus malin et de l’emporter toujours par ruse sur les restes épars du divin figés sous forme de monstres aux diverses étapes de son périple.
L’arme des Sirènes, par contre, est peut-être plus que leur chant, leur silence :
"Et de fait quand Ulysse vint, les puissantes chanteuses ne chantèrent pas, soit qu’elles crussent que le seul silence pouvait venir à bout d’un semblable adversaire, soit que l’aspect de la félicité qui se peignait sur le visage du héros, qui ne pensait qu’à sa cire et à ses chaînes, leur fît oublier tout leur chant.
Mais Ulysse, pour ainsi dire, n’entendit même pas leur silence, il crut qu’elles chantaient et qu’il était le seul qui fût préservé de les entendre. Il aperçut d’abord leurs cous qui ondulaient, leurs poitrines qui soupiraient, leurs yeux pleins de larmes et leurs bouches entrouvertes, mais il pensa que tout cela faisait partie de la mimique des chansons qu’il n’entendait pas." (Traduction d’A. Vialatte)
Les Sirènes se contentent d’offrir le signifiant du chant, sa "mimique", mais elles ne chantent pas ; seule la confiance qu’Ulysse place en lui-même et en leur chant (absent) le fait exister pour lui, et cela seul le sauve. Ulysse est ici le prototype du héros épique, de l’homme qui essaie sa liberté contre l’arbitraire divin, qui prouve que l’homme existe en se faisant, en ne prenant plus que lui-même pour universelle référence, mesure de toutes choses. C’est là l’Ulysse de la tradition, qui contraint les dieux à entrer dans un contrat dont les termes sont fixés par l’homme lui-même. Face au silence profond et insondable des signifiants divins placés sur sa route, Ulysse affirme l’écoute humaine, l’entente d’un sens dérobé qu’il recrée mais issu de cette volonté même d’ouïr le non-dit.
Mais Kafka ne s’arrête pas au type traditionnel du héros homérique, il renouvelle le personnage, le rend "moderne" et en fait un héros de notre temps, décidé à répondre humainement à un nouvel inhumain, avec un machiavélisme qui tient de l’intuition inspirée - voire prophétique - autant que de la ruse et qui foudroie l’entendement :
"Peut-être, encore que la chose passe l’entendement humain, peut-être a-t-il réellement vu que les Sirènes se taisaient et n’a-t-il fait que simuler, pour leur opposer, et aux dieux, l’attitude que nous avons dite, comme une sorte de bouclier."
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Qui pourra nous dire si les divers artistes que nous avons réunis ici sous l’étiquette occasionnelle de l’expressionnisme - Munch, Schönberg, Rilke et Kafka - n’ont pas su, consciemment ou non, que leurs "sirènes" se taisaient et se tairaient obstinément, qu’elles ne pourraient désormais qu’agir négativement et qu’ils n’ont pas fait comme si l’homme était encore en mesure de livrer, à armes égales, la bataille du sens ? Ne serait-ce pas ce qui fait, à nos yeux, leur difficile grandeur ? Et qui oserait prétendre que cette question ne soit plus à notre ordre du jour ?