Si l’une des façons de lire suppose la définition du roman comme aventure de héros en quête d’authenticité, une autre présuppose le lecteur comme s’accaparant de ce récit, le faisant sien en une lecture pouvant laisser place à des possibilités d’embrayage, des rebondissements... Attablé dans l’arrière salle d’un bistrot, adossé contre l’un de ses murs recouvert d’affiches et de photos décolorées, y réfléchissant s’il lui serait bénéfique d’analyser la faune circulant dans ses travées – notre humanité y offre une multitude de sujets, leur recensement déjà établi par des écrivains de renom –, ce romancier se félicitait d’avoir répondu à l’invitation d’un ami cabaretier. L’ayant trouvé dépressif, donc en panne d’inspiration, ce tavernier l’avait incité à se ressourcer dans son établissement : « Tu verras, une véritable auberge espagnole, un microcosme, un condensé, une caisse de résonance des complexions et caractères. Immanquablement tu trouveras divers matériaux à ta disposition. Il s’agit d’observer sans être voyeur, d’être curieux sans être indiscret, étant donné qu’ici, les rapports humains jamais ne s’organisent selon les normes requises à l’extérieur ! »... Avec sous ses yeux l’enfilade des salles et le zinc, il se sentait capable de pratiquer une décapante électrolyse des sentiments de ses semblables y livrant sous l’aspect du simulacre leurs philosophies de comptoir ; au demeurant non dénuées de sagesse, de pragmatisme... Il s’y absorberait dans un examen attentif, au scalpel disséquerait les passions, les attachements, les inclinations de chaque habitué, ceci jusqu’à l’arrivée d’extravagantes vielles, qui le faisant passer du rôle d’observateur à celui désavantageux d’observé, le déstabiliseraient, tant il est rare que nous voyions autrui dans le même miroir que nous-mêmes...
Concernant la dissection et ses praticiens, entomologistes amateurs ou non, dotés du sang-froid indispensable à l’analyse des tares humaines, pour l’exercice de leur art il existe des lieux privilégiés. S’il leur est recommandé d’éviter ces assemblées vociférantes ou des multitudes enfiévrées, excitées par une égale fureur ou ferveur glorifient des héros, artistes, sportifs ou politiques, il faut qu’ils sachent que des endroits plus intimes, les : bibliothèques, cabinets d’estampes, salles d’attente, peuvent leur permettre une étude approfondie des caractères et pathologies d’individus y transitant. Avant l’heureuse initiative de son ami, sans succès l’écrivain y avait testé ses aptitudes de portraitiste, n’y avait rencontré que des gens pressés ou stressés, des voyageurs impatients, accaparés par des horizons lointains, des lecteurs hallucinés, des malades recroquevillés se repaissant de leurs propres maux... Aussi, attablé dans cette arrière-salle, une fois qu’il eut affûté son regard puis affiné son ouïe, afin d’au milieu du brouhaha intercepter les jactances et rodomontades des clients, il se sentit prêt d’en retirer ce sel devant lui permettre d’embrayer sur un palpitant récit, une fois son héros campé, habillé des traits de caractères saisis chez ces cobayes apparemment inattentifs à sa présence... De leur part, il se rendit compte qu’il s’agissait d’un rituel respecté à la lettre, tous s’assuraient de conciliabules brodés sur des thèmes d’actualité ou convenus : la météo, la politique, la vie sportive locale, nationale, mondiale, les femmes, les derniers potins du quartier, presque se célébrant à dates et heures fixes. Souvent une fictive représentation menée en parallèle avec les dernières émissions radiophoniques ou télévisuelles, dont les présentateurs et ‘trices’ fétiches, les comédiens seraient critiqués ou plagiés avec plus ou moins d’à propos et d’humour... Un échelonnement d’improvisations mettant en scène duos ou trios d’amateurs, entre eux s’amusant des contradictions et paradoxes de la société, en amplifiant tares et tacites conventions le temps d’un sketch les réinterprétaient, apparemment poussés par un même désir de se raconter, malgré la difficulté de mettre sa vie en récit, en scène, tachaient de lui donner sens en se distanciant de l’assujettissement d’un métier, d’une fonction, d’une activité dans laquelle, sans vraiment le désirer, ils se voient contraints à jouer un rôle qui ne leur convient pas, qui n’entre ni dans leurs cordes ni dans leur rêve d’un destin mieux maîtrisé. Grâce à ces saynètes, l’instant ou l’espace d’un café crème, d’un demi, d’un blanc sec, ou d’un rouge limé, quelles que soient leurs préoccupations du moment, chacun y abandonne accoutrements et uniformes afin de mieux travestir la réalité que ces vêtements colportent, s’affranchissent de ces usuelles préventions par l’intermédiaire d’ironiques mises à distance d’eux-mêmes, se débondent dans des exhibitions ayant en d’autres lieux et sur d’autres tréteaux pu mettre à mal leur crédibilité d’adultes honnêtes et respectables... Après leurs bruyants épanchements ces cocasses bouffons, d’un pas lent ou précipité, regagneront leurs ateliers ou magasins, leurs bureaux et autres officines, à nouveau s’y vêtiront du sérieux et de la componction d’usage, la récré terminée ne se libèreront que le soir venu pour l’heure de l’apéro... Suite à l’envolée de ces comédiens amateurs, ne demeuraient que les vrais professionnels, les garçons affairés entre les tables, ainsi que d’étranges solitaires remâchant de sombres pensées, sans oublier cachés dans les recoins ces amoureux s’attaquant aux préludes de leur futur cinq à sept...
Etaient-elles agaçantes ces deux rombières cachées derrière leurs verres de porto et leurs insolites lorgnons, s’il les fusillait du regard, comme les glaces murales elles lui retournaient d’insatisfaisantes images de lui-même... Bien avant l’apparition de ces vieilles dames, précédées de leurs extravagantes lunettes, surtout de leur malicieux sans-gêne qui le déstabiliserait, l’homme de lettres avait établi une non exhaustive taxinomie des singuliers clients fréquentant cet ersatz de théâtre. De ces gaillards, s’il ne s’attacha ni à leurs traits physiques ni à leur vestimentaire inféodé aux diktats de la mode – le respect humain nous rattachant par une commune mascarade –, séparant de leurs commérages de comptoir ce qui relevait de la farce ou de l’artificiel – faux aveux ou confidences proférés lors d’impromptus travaillés à dessein de se convaincre, se persuader d’une amélioration, d’un changement de condition –, prudent quant aux apparences (trompeuses) il ne conserva de ces délires, souvent éthyliques, que les radotages susceptibles de lui assurer de convaincantes trames, puisque si selon Molière : « La parole a été donnée à l’homme pour exprimer ses pensées ! » faut-il encore y mettre de l’ordre, malaisément il s’y essayait... Même si l’affabulation régnait dans ces parages où de nombreux tartarins, matamores et autres ‘Don Quichotte’ s’y défiaient en doublant les tournées générales, quittes à laisser la sciure étendue sur le parquet absorber leurs trop-pleins d’alcool, de tabac, de mélancolie, au gré de ses études de moeurs il établit l’exacte corrélation entre les heures de fréquentation et les usagers y correspondant : ouvriers du petit matin suivis par employés et administratifs, aussitôt remplacés par les cadres supérieurs vite cédant leurs places aux chefs d’entreprise, aux élus locaux ; ensuite viennent les professions libérales puis les désoeuvrés, les retraités ou chômeurs. Un va et vient croissant puis décroissant sur le coup des quatorze heures, avant une bruyante reprise lors de l’apéritif ouvrant sur des apartés, des scènes nocturnes. De cette multitude d’individus (de potentiels sujets d’écriture ?) circulant dans ces lieux, de ce maelstrom de banalités, de sottises, parfois d’étonnantes vérités proférées par ceux-ci, il en récupérait les répliques dignes du Boulevard : traits d’humour et d’humeur mélangés à de séditieux propos, de malveillantes insinuations, d’oiseuses palabres, des boniments proférés à l’emporte pièce, des réparties, parfois de géniales saillies empreintes d’opportunité, etc., à côté de ces impénitents bavards ou fanfarons, les plus sombres et silencieux des habitués révélaient leurs troubles états d’esprit par des soliloques, des tics nerveux, de subits emportements... Quant aux vieilles dames, elles apparaissaient en fin de matinée à cette heure d’agitation maximale, s’en fichaient car elles avaient leur table réservée, et de les voir guillerettes regagner leur poste d’observation l’écrivain finit par comprendre qu’il avait été joué, qu’en échange d’une possibilité d’analyse de la microsociété, son ami l’offrait en pâture à ces harpies, qui s’il n’y prenait garde s’empresseraient de le déchirer, de le désosser...
Dès leur apparition dans le bar ces deux septuagénaires y produisaient un retentissant effet, accoutrées en ‘rockeuses’ de blousons et pantalons de cuir parsemés de breloques et badges, d’effigies d’anciennes gloires du ‘yé-yé’, sans se soucier de la dévastatrice impression qu’elles dégageaient, ni relever les insidieuses réflexions s’élevant sur leurs passages, selon leur habitude elles regagnaient leur table faisant face à celle occupée par l’écrivain qu’en première victime elles soumettaient à radiographie. Si leur accoutrement ne passait pas inaperçu, leurs lorgnons à épaisse monture d’écaille en forme de cœurs, d’un jaune fluorescent, ajoutaient une irréaliste touche à leur aspect de sorcières mal grimées. Dès leur première rencontre il en fut surpris, immédiatement fit un rapprochement avec cette réclame autrefois relevée dans une revue légère à laquelle son père était abonné – il la feuilletait à son insu, quoique son facile accès lui permit de penser qu’intentionnellement ce dernier la laissait traîner, pensant ainsi se dédouaner de l’éducation sexuelle de son rejeton –, proposant l’achat de lunettes apparemment aussi fantaisistes d’allure, mais de surcroît dotées d’une capacité de déshabiller toute personne entrant dans le champ de vision de leurs acquéreurs. Adolescent, l’avait troublé la suggestive illustration accompagnant le texte de présentation – représentant à gauche un homme saisi en buste, chaussé des dites lunettes magiques et portant son regard en direction d’une femme, en pied mais de dos, située plus en profondeur sur sa droite, vêtue d’une robe apparemment translucide puisque laissant apercevoir la totalité de ses formes (généreuses) dénudées –, seule son impécuniosité du moment l’avait empêché de tomber dans les rets de cette racoleuse publicité, qu’aujourd’hui il pourrait juger mensongère, si à ses côtés les vieilles dames daignaient lui en faciliter la vérification... Au début il en sourit, mais vite se rendit compte qu’affublées de leurs montures, ostensiblement ces mégères, de-ci, de-là, de bas en haut, surtout par en-dessous laissaient traîner leurs regards (lorgnons) sur les consommateurs attablés ou accoudés au zinc, puis se désignant l’un ou l’autre, notamment en direction de leurs génitales, se désopilaient d’un spectacle qu’elles seules semblaient apprécier. Ce manège l’avisa d’une incongruité sous-jacente, l’amena à établir un possible rapport entre leurs extravagantes lunettes et un déshabillage en règle des clients soumis à leur inspection. Cet apparent sans-gêne de la part d’épouvantails utilisant leurs binocles fluo, non pour palier une cataracte, une presbytie ou toute autre déficience visuelle, mais dans l’intention de dévêtir –lui se chargeait du seul examen moral, de portraits psychologiques – dénuder leurs semblables et donc lui-même, les dimensions des organes sexuels de l’homme ayant de tout temps été sujet à des plaisanteries pas toujours drôles –nos compagnes sont intarissables sur ce sujet – il se sentit agacé par cet obscène examen. Ce trouble redoubla ce jour où arguant de sa panne d’inspiration et de sa recherche d’un thème, il souhaita les interroger sur leur bizarre comportement, lorsque se retournant vers lui et le scrutant sans aménité elles éclatèrent d’un commun ricanement en s’attardant sur ses parties... Gêné, s’il avait rangé ses papiers puis précipitamment s’était soustrait de ce qu’intuitivement il pensait être un traquenard, toute la nuit suivante il serait assailli par la vision d’yeux sans âge, fébriles, braqués sur lui, qui au fil du cauchemar grâce à l’effet loupe des fabuleux lorgnons deviendraient plus inquisiteurs, sans ménagement le fouailleraient... Malgré ces avertissements conjugués et bien que ne souhaitant pas se retrouver auprès de ces figures ‘goyesques’, le lendemain de cette mésaventure lors de son arrivée au bistrot déjà elles occupaient leur table, indécis il vacilla un court instant avant de s’attabler à la sienne et se remettre à l’ouvrage...
Assis en vis-à-vis avec ces inquiétantes ‘rockeuses’, méchamment attifées, chaussées de leurs fluorescentes bésicles, chipotant, chichitant tout en absorbant leurs boissons, il essayait d’interpréter leurs motivations secrètes, s’expliquer ce jeu qu’elles menaient depuis l’arrière salle de ce bistrot dont il aurait dû se méfier vu son équivoque enseigne : ‘la Saynète’. Il était convaincu qu’elles assouvissaient leur voyeurisme, sans vergogne se repaissaient de cette charnelle sarabande transitant autour du bar, de ce ballet d’apolliniennes ou vénusiennes anatomies, de ce défilé de chairs raides ou flasques, de seins, de fesses fermes ou affaissées, de bourrelets et d’estomacs tressautants, de sexes humides ou rabougris, glabres ou fournis, de clous tordus – l’homme se trouve mal à l’aise face à sa nudité, craint le regard des autres, son pénis au repos lui paraît souvent ridicule (minuscule ?), cette inconfortable situation il l’avait vécue adolescent dans les vestiaires –, mais le plus surprenant c’est qu’elles ne paraissaient nullement troublées par cet étalage d’imparfaites nudités, plutôt s’en réjouissaient... Sans doute étaient-elles par leur âge canonique (sardonique ?) préservées de toute tentation, d’envie de gaudriole, quoique leurs yeux usés, fiévreux, démentent cette hypothèse, laissent plutôt penser, non à une concupiscence assoupie, mais à une distanciation relevant d’une ironie envers cette mort que blafardes et squelettiques elles trimballaient, tant elles lui paraissaient plus proches du cadavre qui s’accoutre que de la chair qui se révèle... Dans ce même temps, lui-même embarrassé, car se voyant jouer son propre personnage avec son reflet d’histrion courant sur la glace d’en face, perdu dans un patchwork de trognes surnageant sur un lit d’affiches, il songeait à l’impossibilité de tout art de représenter la beauté humaine sans l’accompagnement des grâces de l’esprit ? Réfléchissait aux impérieuses, pour ne pas dire luxurieuses, préoccupations ayant incité ces voyeuses à se complaire à cet inconvenant spectacle de tares, de laideurs, d’hirsutisme, de handicap général, si on prend en considération le canon grec de ladite beauté. Tout en poursuivant ses réflexions il n’espérait qu’une inattention de l’une d’elles, afin de tôt ou tard s’emparer de leurs lorgnons puis en tester les supposés pouvoirs, hélas elles se méfiaient, peut-être le suspectaient d’un même vice, s’accompagnaient jusqu’aux toilettes... Aussi, ce jour ou l’une d’elles en quittant le bar, par mégarde ou volontairement abandonna sa paire d’extravagantes lunettes, sur l’instant il la récupéra...
Un court instant il avait hésité à les rappeler ou les rejoindre afin de leur restituer l’objet convoité, ne les voyant pas revenir fut long à se décider avant de les chausser, envahi par une forte appréhension longtemps maintint ses yeux fermés, mentalement se projeta ces burlesques images qu’il découvrirait en les rouvrant, par avance s’amusa de cette bacchanale de corps nus surpris en de grotesques postures, d’individus sans défense ne se sachant ni observés ni dénudés, qu’il scruterait à loisir, de bas en haut, par en-dessous, s’arrêtant au niveau des génitoires, certain de rapporter de cette observation de quoi philosopher sur notre animalité, tant il semble évident qu’un homme costumé trois pièces jamais ne peut prêter à rire... Alors qu’il pensait se rincer l’œil, sous la violence de l’impact il recula, tant lui parut affreuse la sarabande de ces squelettes, de ces spectres s’entrechoquant, se frôlant sur la scène étroite du bistrot ; épouvanté il chancela, à la hâte récupéra ses notes puis s’en fut en replaçant les maléfiques lorgnons sur la table de ses voisines qui à petits pas, moqueuses, assurées de leur bon tour, s’en revenaient et tout en les récupérant lui déclarèrent : « Prends garde à tes ossements jeune cadavre ! Tu n’es qu’une marionnette dans les mains du maître de ce désopilant ballet ! »... Le ridicule ayant des limites l’écrivain ne revint pas se ressourcer, il ferait un tri dans ses notes, ses portraits de personnages et leurs réparties saisies en direct, il avait compris que ce qui peut arriver de mieux à la réalité c’est d’inspirer une nouvelle ou un roman !...