La Revue des Ressources

Marine 

jeudi 8 octobre 2009, par Kaoutar Harchi

Toujours à la même place, près de la fenêtre. Les mains dans le dos. Le dos au mur. Elle laisse tomber sa tête en arrière. Sa gorge se tend comme une corde que je voudrais nouer autour de la mienne. C’est serrer qu’il faut, je me dis. Serrer fort, dur. J’imagine la garder pour moi, l’attacher, la séquestrer.

Qui se souvient des filles, sans affaires, tout juste une robe froissée, qui habitent les hôtels ?

Son cirque est une danse suppliante nourrie de gestes répétés qui donnent à mes yeux un flou terrible. Elle ondule comme une peste qui approche et réclame de mon corps une tendresse anéantie par les années passées au pays. Là-bas, j’étais un garçon fort et pénétrant. Chaque couche traversée était un voyage. A l’aube, je quittais la chambre de la fille. Une cigarette sur son oreiller en guise de cadeau. Mais la mer est une perte. La franchir m’a dépouillé de toute ma puissance. Désormais, je mendie une femme que je paie.

— Marine, je lance, rejoins-moi maintenant…

Elle tournoie, toupie de chair, et dans l’élan des jambes jetées, je recherche un coin tranquille où loger mes yeux. Sa cuisse serait un asile magique si cette folle ne s’amusait pas à me la tendre, à me la reprendre aussitôt. Elle se dénude presque. Ses mains qui cachent, je les maudis. Ma dingue a toujours les mêmes mouvements lorsqu’elle désire obtenir de moi ce qui la fascine.

Hier soir, tu m’as parlé de ta mère. Tu disais qu’elle était morte… Raconte-moi !

Au fil du temps, Marine est devenue une fouilleuse acharnée. Fouine de mes souvenirs. Sans elle, je le crois, je serais sans mémoire.
Je me redresse lentement, signe de mon abdication honteuse.

Oui, je vais continuer.

Ses cheveux déversés dessinent sur mon corps des marées hautes sous lesquelles je disparais.

C’était le 8 mai. C’était ma ville. Sétif, la poussiéreuse. Sous les pas engagés des manifestants, la ville est devenue bancale. Les militaires français quadrillaient le cortège. Je courais parmi les corps en rangs serrés. La nuit, je la revois encore cette foule affamée brandissant des pancartes farouches. L’horizon était une bannière réclamant l’Indépendance.

Il nous la fallait, tu comprends ça ?
Oui et ta mère alors ?

Autour de moi, les voix scandaient des slogans comme des chants devenus hymnes. Je criais avec eux, électrisé par cette masse humaine en branle. Mon cou était pris d’un étouffement aigu. Inspiration impossible. Le pays vivait ainsi depuis des siècles. J’ai voulu me battre, aller plus loin. La fulgurance des visages crispés gonflaient d’euphorie ma poitrine de jeune homme. J’ai désiré que Mâ vive cela. Qu’elle rejoigne le cercle des femmes boulimiques de lutte. J’ai couru vers la maison, le cœur alerté. Il fallait la prévenir.
Il se tenait debout, dans l’embrasure de la porte…

Qui ? Qui ?

J’ai reconnu l’uniforme. Son dos était un mur bouchant la porte d’entrée. Il ne cessait de secouer Mâ, poupée de chiffon voilée.

Ses mains l’étranglaient, exactement comme ça Marine !

Sa tête prise dans ses doigts, les cheveux emmêlés aux poignets, il refusait de la lâcher. Le militaire se crispait. Il hurlait des mots incompréhensibles. Il exigeait que Mâ lui réponde. Elle virait violet. Le soldat était lourd. Je cognais le tranchant de ses muscles. Tentais de dégager Mâ de son emprise.

Elle ne pouvait pas parler, comme toi à cet instant

Quand il l’a relâchée, Mâ est tombée raide. Sur le sol, son corps a formé une géométrie malade.

Tu ne parles plus, Marine ?

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