— Il s’agit, sans doute, d’une erreur ou d’un malentendu. En tout cas, vous êtes le bienvenu, lui ai-je dit, lorsqu’il a pénétré dans mon bureau, à la suite d’un rendez-vous qu’il avait fixé avec insistance. Il s’est tourné avec méfiance... son regard rôdait dans la pièce, et il a regardé la chaise avant de s’y asseoir.
— Je m’excuse d’être si exigeant, je n’ai pas voulu vous déranger, mais..., mais vous êtes le seul qui puisse résoudre mon problème. J’ai l’impression que c’est vous qui possédez cette solution.
— Je suis toujours à la disposition d’un ami ou d’un collègue, mais je voudrais éclaircir une chose... Moi, j’enseigne les théories de la psychologie dans les facultés des sciences humaines. Je ne suis ni psychologue, ni thérapeute, ni même un neurologue. C’est ce que je vous ai dit lorsque vous m’avez appelé.
— Je sais, je suis professeur à l’université aussi.
— On est collègues alors.
— Oui, et cela fait partie de mon problème.
— Quel problème ?
— J’ai un problème psychologique, vous seul pouvez le résoudre, m’a-t-il répété avec confiance.
— Bon... à Moussoul, il n’y a aucun psychologue. Mais... j’ai l’adresse d’un bon médecin à Bagdad... il est excellent, il va vous aider. J’espère qu’il n’a pas encore émigré en raison des menaces qui poussaient la majorité des médecins à quitter le pays, ou bien ... en fait je n’ai pas eu de ses nouvelles depuis fort longtemps.
— C’est vous seul qui allez me sauver, m’a-t-il dit avec confiance et désespoir.
— Moi... comme vous voulez, lui ai-je répondu en hésitant, et je me suis mis à observer les gestes de mon hôte exigeant. Ses habits étaient d’une coupe agréable, il était bien rasé, bien coiffé. Son aspect ne donnait aucune impression particulière. Un professeur comme des dizaines d’autres. Rien ne le distinguait des autres sauf lorsqu’il tournait la tête subitement en gesticulant cruellement, sa cigarette éteinte au coin des lèvres.
— Bon, comment puis-je vous aider ? Quel est votre problème ?
— Le problème ! Cela a commencé très simplement. Puis cela s’est aggravé jour après jour, et j’ai failli être ridicule... devant mes enfants, mes étudiants ; ridicule dans la rue..., a-t-il répété amèrement et sur le point de craquer.
— Calmez-vous ! Pourquoi n’allumez-vous pas votre cigarette ? ai-je dit sévèrement pour l’empêcher de s’écrouler.
Il a respiré la fumée de sa cigarette en disant :
— Nous devons avoir l’habitude des choses à chaque fois qu’elles s’approchent de nous, hein ?
— Bien évidemment.
— Avec moi c’est le contraire, et cela s’aggrave sans que je sache comment arrêter ça.
— Qu’est-ce qui vous arrive ?
— J’ai une sorte de phobie. Des craintes sans raisons.
— Ce phénomène ravage tout le monde ces jours-ci.
— Mais mon cas se dégrade progressivement. Avant, j’avais peur d’une seule chose, maintenant le cercle de mes craintes se met à grandir, à s’élargir.
— De quoi avez-vous peur exactement ?
— Cela a commencé avec le bruit des voitures piégées et des missiles. Je sursautais à chaque fois qu’une voiture piégée explosait ou qu’un missile était lancé non loin de moi. Est-ce que c’est normal ?
— Sûrement.
— Mais avec les années, je sursautais même si l’explosion se produisait loin... Puis, cela s’est aggravé jusqu’au point où le bruit d’une porte qui se fermait brutalement me terrifiait. Vous pouvez imaginer comment je sursautais au bruit d’une porte qui s’était fermée brutalement !
Imaginez ma tête devant mes enfants et mes étudiants et même ma femme.
— Qu’est-ce qu’elle fait, votre femme lorsqu’elle entend les bombardements ?
— Rien... avec son balai, elle ramasse les fragments des vitres brisées et dispersées.
— Et les enfants ?
— Ils baissent un peu la tête, puis ils continuent à regarder la télévision.
— Ce n’est pas étrange de craindre l’explosion d’une bombe.
— Hélas ! Cela va encore plus loin...
— Quoi d’autre ?
— Les balles... Vous imaginez, j’ai peur du bruit des balles. J’ai passé plusieurs années à l’armée pour effectuer mon service militaire, je connais tant de choses sur les armes. Je n’ai jamais cru que le bruit d’une balle pourrait me terrifier, j’en suis si gêné.
— Gêné parce que vous avez peur des balles ?!
— Oui, je me mets à sursauter quand j’entends le bruit d’une balle, vous imaginez ?
— Et votre femme et les enfants ?
— Si on est dans la voiture, cela me trouble ; je conduis follement. Il m’arrive de me heurter aux trottoirs, ou bien je me faufile dans n’importe quelle ruelle pour fuir le plus loin possible.
— Et votre femme et les enfants ?
— Ils se contentent d’échanger des clins d’œil et de rire. Ma femme pourrait me proposer, froidement, un autre chemin. J’ai beaucoup essayé de me calmer, mais à chaque fois j’ai échoué à contrôler mes nerfs.
Maintenant, je perds tout sang-froid... Bientôt, je serai la risée de tout le monde.
— Calmez-vous un peu, essayez de vous détendre... le problème ne s’étend pas à d’autres choses, j’espère ?
— Mais si. Chaque jour, une nouvelle angoisse s’ajoute à mes peurs maudites.
— Quoi de neuf ?
— Les avions... Vous vous rappelez sûrement les premiers jours de la guerre quand nous montions sur les toits de nos maisons pour regarder les avions qui bombardaient.
— Oui, c’était idiot.
— Maintenant, et après cinq ans d’occupation, je me mets à avoir peur des avions. Vous imaginez ?
— Impossible ! Vous avez peur des avions qui nous bombardent ?
— Non, j’ai peur non seulement des avions qui bombardent, mais encore de toutes sortes d’avions. Mes oreilles captent leurs hurlements de loin, et j’ai peur que mon cœur s’arrête à cause de la crainte, mes mots s’enferment dans ma bouche, je deviens incapable de faire quoi que ce soit. Je me raidis... je me raidis en attendant que les avions lancent leurs bombes.
— Quelque chose de grave vous a personnellement atteint depuis l’occupation ?
— Non, Dieu merci, je n’ai pas perdu un de mes membres suite à l’explosion d’une voiture piégée ; une balle perdue ne m’a pas troué la tête. Aucun avion n’a bombardé notre maison, ni notre Faculté... enfin, jusqu’à maintenant.
— C’est pour cela que vous croyez que vos angoisses ne sont pas justifiées.
— Oui, c’est peut-être cela.... Je ne sais pas ... je ne sais pas. En plus, cela ne s’arrête pas à ça. Vous imaginez que je commence à craindre les tanks ?
— Pas possible !
— Je vous le jure, quand je vois un tank dans notre quartier, ou lorsque je croise les blindés américains dans une rue ou un marché, je tremble et je frisonne. Je veux hurler. A savoir qu’aucun blindé n’a jamais lancé ses feux vers notre maison, et aucun d’entre eux n’a écrasé ma voiture, comme cela arrive à tant d’Irakiens. Aucun dégât direct ne m’a atteint, Dieu merci, or, je ne sais pas comment s’accumulent toutes ces craintes et ces angoisses dans ma tête. C’est une chaîne. Une chaîne qui a commencé par un anneau, puis un autre, ensuite ils se sont mis à croître. Imaginez, maintenant je commence à craindre les mouches !
— Les mouches ? C’est la raison pour laquelle vous avez tourné lorsque vous êtes entré dans la pièce.
— Désolé, je ne voulais pas.... Mais... depuis le jour où j’ai vu une nuée de mouches sur quelques cadavres gisant dans la rue, je me suis mis à avoir très peur à chaque fois qu’une mouche s’approchait de moi.
— C’est bizarre.
— Vous voyez, vous commencez à vous moquer de moi vous aussi... Ne vous ai-je pas dit que je suis devenu ridicule ? Je vais perdre mon travail, ma femme et mes enfants... J’ai déjà perdu le respect de moi-même ; et maintenant vous voilà....
— Désolé, désolé ... calmez-vous ! Je plaisante, vous n’êtes pas le seul qui craigne les insectes. Le grand Gilgamesh avait eu terriblement peur lorsqu’il avait vu un ver tomber du cadavre d’Enkidu. Peut-être cette histoire va-t-elle vous apaiser un peu.
— Personne ne se moque de Gilgamesh. Il n’était pas marié, il ne donnait pas de cours dans une salle peuplée d’étudiants qui ressemblent à des diables. Puis, Gilgamesh n’avait pas peur des olives noires.
— Les olives noires ??!
— Oui, et ce n’est pas la peine de me demander des détails.
— Vous avez honte de vos angoisses ? Ce n’est pas possible que vous en ayez raison ? Vous avez oublié qu’un million d’Irakiens avaient été tués durant les cinq dernières années ?
— Je suppose qu’une personne normale s’adapte à son milieu. Ses réactions doivent être semblables à celles de ceux qui souffrent de la même situation.
— C’est vrai... mais je n’arrive pas encore à comprendre de quelle manière je pourrais vous aider ?
— Je voudrais être comme vous.
— Comme moi ?!
— Exactement. Je vous ai vu de mes propres yeux. Que vous étiez génial !
Aidez-moi s’il vous plaît, aidez-moi à être comme vous !
— Comme moi ! Pourquoi ?
— Ne soyez pas modeste. La semaine dernière, j’étais dans le parking lorsqu’un camion a explosé, et des fragments ont volé au-dessus de nos têtes, après avoir démoli la moitié de l’immeuble voisin.
— Je me rappelle, bien sûr, le bruit de l’explosion bourdonne encore aujourd’hui dans mes oreilles.
— Tous, on s’est étendus à plat ventre, tous, sauf vous. Je vous ai vu lorsque vous avez ouvert la porte de votre voiture, vous vous êtes tourné en secouant la poussière de vos cheveux et de votre manteau. Vous êtes monté dans la voiture, vous avez ajusté le rétroviseur. Vous avez reculé calmement et prudemment. Vous n’avez pas oublié d’allumer le clignotant quand vous avez tourné et quitté le parking comme si rien ne s’était passé. Comme si vous aviez donné une leçon idéale de conduite. A ce moment-là, j’ai compris que vous seriez mon modèle. Tout ce que je souhaite, c’est de pouvoir me comporter avec un sang-froid total, comme vous.
Je l’ai regardé avec pitié, je n’ai pas osé lui dire que j’ai vécu, moi aussi, un cauchemar semblable au sien durant des années. Un cauchemar qui a commencé avec la peur des avions et s’est terminé avec l’horreur qui me saisissait à chaque fois qu’on frappait à la porte ou quand le téléphone sonnait.
— Et la solution ? Aidez-moi s’il vous plaît !... Sans doute la psychologie vous a-t-elle accordé la solution et vous a offert cette force.
— Je n’ai pas trouvé la solution en ayant recours à la psychologie, mais à la philosophie.
— La philosophie ! Est-ce que c’est le temps d’être philosophe ?
— C’est le temps idéal. J’ai examiné toutes les philosophies anciennes et modernes et j’ai constaté que toutes les philosophies et les religions donnaient à la mort trois possibilités sans quatrième.
Les athées anciens et contemporains pensent que la mort est la fin de tout. Vos os se reposeront au fond d’une tombe tranquille, ils fusionneront avec les éléments de la nature d’où ils viennent. Vos éléments se métamorphoseront en herbes ou en fleurs ou... Vous ne souhaitez pas une fin pareille ?
— Non... même s’ils ont raison.
— Une autre catégorie croit à l’incorporation. Vous pourriez être un homme bon, mais forcément vous allez mourir- je vous souhaite une longue vie-, votre âme pénétrerait un autre corps ; vous seriez dans un autre temps, un autre lieu et sous un autre aspect bien meilleur que maintenant. Imaginez que vous pourriez vous métamorphoser en chatte gâtée caressée par la main fine d’une femme charmante, ou bien ... ou bien en chêne géant, indifférent, dont les branches se répandent fièrement en l’air en défiant les vents, la neige et les siècles dans une forêt sauvage.
— C’est super.
— Or, si vous faites partie de ceux qui croient aux religions qui prêchent la résurrection, la punition, la compensation, le paradis et l’enfer....
— Je crois que je fais partie de ceux-là.
— Vous croyez donc au paradis... et à l’enfer également. Bon, je crois que nous sommes maintenant au fond de l’enfer et que la mort ne signifie pour nous que de se déplacer au... à...
— Au paradis... vous voulez dire ?! C’est bizarre, on meurt et on va au....
— Peut-être ... peut-être.... Réconciliez-vous avec votre destin ! Et soyez sûr... soyez sûr que dans les trois cas vous serez mieux que maintenant.
Moussoul
Le 9 avril 2008