5 janvier 2017
Pourquoi y a-t-il François Fillon plutôt que rien ? On se souvient de la déclaration, d’un comique insoutenable, de Hollande à ses deux journalistes : « Fillon n’a aucune chance. Non pas parce qu’il n’a pas de qualités, il en a sans doute… Mais son rôle est tenu par Juppé. C’est-à-dire pourquoi voter Fillon, alors qu’il y a Juppé ? Il n’y aurait pas Juppé, je dirais oui, sans doute que Fillon est le mieux placé pour disputer à Sarkozy l’investiture. Mais il se trouve qu’il y a Juppé ». Il avait tort mais il a raison. La politique aujourd’hui n’est plus qu’une question de cul posé sur une chaise. Si le mec a posé son cul sur cette chaise, « il y a » cet homme. Sa fonction est totalement distincte de celles de gouverner, de défendre ou de punir. Ce sont des types en trompe-l’œil. Ils sont là pour représenter une fonction qui a disparu depuis longtemps. « Il se trouve » qu’il reste toujours une vague illusion de perspective, puisqu’« il y a » des hommes pour la représenter.
C’est comme la « running joke » de la Rubrique-à-Brac de Gotlib : « Accroche-toi au pinceau, j’enlève l’échelle ». La fresque murale en trompe-l’œil, c’est ce que produit la perspective quand on a retiré la peinture. C’est : accroche-toi à la perspective, j’enlève le style. Accroche-toi à l’illusion, j’enlève la beauté. Rien de plus laid qu’un trompe-l’œil. Rien de plus triste aussi. Mais un trompe-l’œil n’a pas besoin d’être beau, il n’a même pas besoin d’être gai, il lui suffit d’« être », c’est-à-dire de procurer l’illusion de la perspective. Si l’œil est trompé, alors le trompe-l’œil a rempli sa fonction. On ne lui en demande pas plus. Alors : « il se trouve qu’il y a trompe-l’œil » comme dirait Hollande. Nos hommes politiques sont pareils : ils n’ont pas besoin d’être bons, ils n’ont même pas besoin d’être intelligents : il se trouve qu’il y a des candidats.
Si les trompe-l’œil se mettent à proliférer en France sous Giscard puis sous Mitterrand, c’est parce que les politiques giscardienne et mitterrandienne étaient elles-mêmes des politiques en trompe-l’œil. L’un était une droite en trompe-l’œil (l’ordre sans la justice) et l’autre une gauche en trompe-l’œil (la morale sans le social) et elles allaient finalement fusionner en une seule forme, sarkozysto-vallso-hollandienne : la répression sans la sécurité. Et celle-ci n’a même pas besoin de trompe l’œil ou de fresque murale : c’est l’ensemble du pays qui est devenu un trompe-l’œil par l’intermédiaire d’une presse et d’une télévision intégralement indifférentes à la réalité.
Sarkozy a appliqué à la lettre la « nouvelle philosophie » (BHL, Glucksmann, Bruckner) en détruisant la Libye sous le prétexte de la libérer de son dictateur, Kadhafi, qui avait auparavant financé sa campagne. Il a révélé au grand jour le trompe-l’œil des « droits de l’homme » : en surface, on agite le hochet de la démocratie ; en profondeur, on multiplie les bombardements. Valls et Hollande, eux, ont accompli le néo-conservatisme à l’américaine. Ils ont accompli Bush : plus nous jouerons aux guerriers, plus nous mettrons notre pays en danger, et, à force de prétendre le protéger par l’état d’urgence, nous ne le placerons que davantage sous la menace terroriste. Il ne manque plus que la présidence de Marine Le Pen pour que le dernier trompe-l’œil explose en s’incarnant : l’« antisystème » qui masque le « système » suprême. Il ne faudra pas longtemps pour que le monde entier se souvienne de ce qu’il a toujours su et qu’il ne cesse d’oublier, à savoir que le repli nationaliste n’est jamais autre chose que la dernière carte du capitalisme, par laquelle le jeu s’arrête.
Mais cette dernière carte est elle-même illusoire : il n’appartient pas aux hommes de décider quand le jeu s’arrête. Plus les hommes politiques, débarrassés des masques de moralité qui les protégeaient de la détestation populaire, tentent d’entraîner l’humanité dans une spirale de mort, plus celle-ci retrouve en elle la puissance visionnaire originelle que les générations précédentes avaient perdue ou oubliée. Comme dans la Matinée d’Ivresse de Rimbaud : cela commence par la rustrerie, et cela finira par des anges de flamme et de glace. Bientôt nous verrons des lièvres faire des prières aux arc-en-ciels à travers des toiles d’araignées. Bientôt nous tirerons les barques vers la mer étagée comme sur les gravures ; bientôt les castors bâtiront et les mazagrans fumeront dans les estaminets. Mais nous n’en sommes pas encore là. Nous en sommes encore à la déploration de la mort de nos idoles d’hier (David Bowie, Prince, Leonard Cohen, etc.), quand ce n’est pas la commémoration interminable des révolutions d’avant-hier, en témoigne la phrase fameuse qui ne cesse de circuler sur les réseaux sociaux : « All my heroes are dead and my ennemies are in power ». Nous en sommes encore à Hamlet. Nous hésitons devant l’action, parce que la conscience de ses conséquences possibles fait de nous des lâches.
Le trompe l’œil est là pour montrer quelque chose qui n’a jamais été vraiment caché. Ou plutôt pour indiquer : ici, autrefois, quelque chose a eu lieu, nous ne savons plus ce que c’est, mais nous nous souvenons que nous l’avons su autrefois, et que nous l’avons oublié. Ce qui s’inscrit sur les murs est de l’ordre du crime ancestral et de l’inéluctabilité du châtiment. Le trompe-l’œil est l’élément résiduel d’un traumatisme collectif : nous ne pouvons pas oublier, nous ne savons pas pourquoi mais nous ne pouvons pas avancer. Il y a encore ce rêve démoniaque qui nous déchire le cœur.
C’est d’ailleurs comme ça qu’il faut comprendre les fresques murales morbides de l’aéroport de Denver. Rappelons les faits : au début des années 90, les administrateurs de l’aéroport commanditent à un artiste, Leo Tanguma, une fresque sur les enfants et la paix dans le monde, et celui-ci, comme s’il était devenu la proie d’un fantôme affamé, s’abîme dans des images atroces d’indiens et d’africains morts, des espèces en voix d’extinction, des forêts en flammes, et une image immense de grande faucheuse traversant la Terre, occasionnant des destructions sans fin. La fresque est terrifiante mais elle apparaît néanmoins dans l’aéroport dès son ouverture en février 1995, malgré le caractère fou et absurde du projet. Les théoriciens du complot se trompent quand ils y voient, étalé au grand jour, le programme du Nouvel Ordre Mondial (un peu comme les Beatles auraient inscrit le secret de la mort de Paul McCartney dans les pochettes de leurs disques et les indices cachés dans les paroles des chansons). Ce que montre la fresque n’est pas un projet ; ça a déjà eu lieu. Le Colorado est la proie du cauchemar de l’extermination des indiens, et, à travers elle, l’ensemble des exterminations passées. L’Amérique ne peut pas avancer, elle est bloquée définitivement sur une dette qu’elle refuse de payer, et qui la ronge de l’intérieur comme un savoir viscéral, physique, qui n’accède jamais à la conscience. Et la France des trompe-l’œil est analogue au Colorado de l’aéroport de Denver : elle ne pourra jamais échapper à son crime originel, le massacre des Albigeois. Enfin, si Lyon est, plus encore que Paris, la terre promise des trompe-l’œil, c’est parce qu’elle est le lieu d’où Irénée a originellement élaboré le chef d’accusation des gnostiques.
Cette époque est sur le point de finir. Une fois assumé le deuil du magistère des héros de la culture pop qui incarnaient la continuité des communautés gnostiques comme le legs des traditions véhiculées par les nomades, nous n’aurons d’autre choix que de prendre possession de leur bâton de feu pour faire ressurgir les flammes de la vision retrouvée. Les poètes de notre passé étaient des tueurs de démons, mais, en nous épargnant cette tâche terrible, leur condition nous affaiblissait, car ils faisaient ce travail pour nous. Notre époque commence à l’instant même où leur force est partagée — et où, comme à la fin des Garçons sauvages ou de Buffy contre les vampires, de « potentiels » que nous étions, nous sommes tous « activés » à la fois.
2017 : Révolution gnostique. Voici venu le temps des âmes incendiées.
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5 November 2016
La fin du monde, c’est comme Hollande : même ceux qui n’en attendaient rien ont été déçu. Quatre ans après, il va falloir se rendre à l’évidence : l’apocalypse n’est pas une mariée qui soulève son voile, c’est une starlette qui menace de se suicider pour qu’on fasse attention à elle. 2012, c’était maintenant ou jamais. Tout le monde en avait marre. Le soir du dernier jour, nous étions dans une fête comme dans la chanson de Prince, et nous dansions. La fête n’était pas si gaie ; les néons bleu et rose ambiance années 80 n’éclairaient qu’une scène clairsemée, avec une vingtaine d’invités dansant dans des chemises pelle à tarte et des pantalons pattes d’éléphant. Soudain la vitre qui nous séparait de la rue était brisée et volait en éclats. C’était un homme qui s’était projeté dans la fête. Énorme, électrique, une tête de bébé plein de rage, il semblait sorti d’une gravure médiévale, avec une armure composée d’une centaine de couteaux pointus, et il bondissait sur moi. Je me réveillais en sursaut de cet hatsuyume [3].
Depuis, nous survivons, mais ce n’est pas le recommencement. C’est plutôt le lent pourrissement d’un monde sans boussole. Tous les jours la chanson de Zappa se fait plus exacte : « La planète n’explosera pas, elle ne disparaîtra pas, mais elle aura l’air dégueulasse pour des millénaires. » Et on n’arrête pas d’y penser. Depuis décembre 2012, on pense au dernier jour tous les jours. Ce qui est infernal dans le fonctionnement de l’esprit humain, c’est qu’on ne peut pas simplement décider de ne pas penser à ce qu’on ne veut pas penser. On essaie de toutes nos forces d’oublier une personne ou une humiliation, mais c’est impossible. Plus on veut en finir, plus elle nous obsède. S’il y a bien une raison de développer un yoga approprié à notre cas, c’est celle-là : ne pas être prisonnier de nos propres obsessions. Et, pour commencer ne pas être prisonnier des obsessions dont on ne veut même pas ! On ne parle que de ce qui ne va pas. On s’accroche à ce qui nous résiste, quitte à en crever. On gratte sempiternellement une petite plaie purulente qui ne cicatrise pas.
« Je me fiche de me faire tuer. En revanche je déteste qu’on me prévienne avant. » Cette vanne de Bob Dylan est plus profonde qu’elle n’y paraît. La fin du monde, non seulement on s’en fiche, mais elle nous serait peut-être très agréable. On serait peut-être très heureux au moment d’en finir, comme Justine dans Melancholia. On serait peut-être soulagé de ce monde qu’on porte sur nos épaules tous les jours comme un fardeau. C’est le grand supermarché des annonces de la fin des temps qui est pénible. Entendre sans arrêt parler de « ce qui va venir », de la « menace qui vient », nous immobilise, nous paralyse et nous anéantit. A d’autres, l’étoile Absinthe [4] !
Il y a pire. C’est le monopole absolu sur l’univers de l’information que représentent les élections. Et les primaires amplifient encore ce monopole. Ca rallonge le cauchemar de six mois. On n’a rien demandé, mais les polices du cerveau occupent notre âme pendant presque un an par des élections dont on sait qu’elles ne changeront rien à notre monde, à part l’empirer. Et je ne parle pas des « livres » des « politiques » qui occupent le devant des librairies de façon désormais quasi-permanente. Hollande, Valls, Sarkozy, Macron, Juppé, Copé, Mélenchon, Montebourg, NKM, Le Pen, De Villiers, et puis qui encore ? Quand ce n’est pas leurs livres de débiles mentaux écrits comme s’ils parlaient à des ânes, ce sont des reportages sur eux dévoilant leurs plans machiavéliques pour gagner de prochaines élections, ou les raisons pour lesquelles ils ont perdu les précédentes... Sans compter toutes les séries « politiciennes », de West Wing à House of Cards, en passant par Games of Thrones... Passer notre temps à observer les manœuvres d’une bande de tocards : quel enfer. Bientôt ils raccourciront encore la durée d’une présidence, et rallongeront celles des primaires, de sorte qu’avant même qu’un président commence son mandat, on nous demandera déjà de voter pour les primaires qui suivent. Si on commençait à être un peu sage, on leur répondrait : « Je me fiche d’être dirigé par un connard. En revanche je déteste qu’on me demande de choisir entre deux d’entre eux. »
« You can’t hurry love. You juste have to wait. » Ca ne sert à rien de chercher l’amour, c’est quand on n’y pense même plus qu’il nous tombe dessus. Peut-être qu’en arrêtant de nous soucier de leurs gueules de crétins, par la puissance de notre indifférence, face à l’iceberg de notre désamour, la classe politique coulera comme le Titanic, son emprise cessera de s’exercer sur nous et les choses s’amélioreront. Peut-être qu’en commençant à vivre comme si nous étions au début d’un nouveau cycle, alors le précédent cessera sans même qu’on ait besoin de s’en rendre compte. On se souvient du logion de Kafka : « Il n’est pas nécessaire que tu sortes de chez toi. Reste à ta table et écoute. N’écoute même pas, attends, simplement. N’attends même pas, soit pleinement calme et seul. Le monde va s’offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut rien faire d’autre, il va se tordre extasié devant toi. » Il n’est pas nécessaire qu’on se soucie des décisions de la classe politique. Faisons notre vie et attendons. N’attendons même pas. Occupons-nous de nos brothers et sisters comme si les crapules au sommet de l’état ne pouvaient rien contre nous. Le jour où on cessera de croire à leur pouvoir, ils se tordront extasiés devant nous, puis disparaîtront.
On met très longtemps à se rendre compte qu’une chose a disparu. La plupart du temps, elle ne manque pas. Simplement un jour, quelqu’un nous dit, au détour d’une conversation :
— Tu as vu ? La fin de ce monde a eu lieu quand on était occupé à faire autre chose. Elle s’est accomplie en silence à l’instant exact où nous avons commencé à vivre.
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Ndle : La chronique du 5 janvier compose un diptyque avec celle du 5 novembre, publiée antérieurement en son actualité unique dans La RdR sous le titre « L’Apocalypse est une starlette » telle qu’elle demeure en ligne.