Starbucks de Hamra [1]. Il fait une chaleur d’enfer mais la climatisation est réglée sur 10 degrés. Je grelotte en attendant Abbas Beydoun [2]. Poète et chroniqueur de grand talent dans le quotidien al Safir [3], il est l’un des esprits les plus fins de la scène littéraire libanaise, sur laquelle il pose un regard à la fois sans concession et toujours plein d’humour. Abbas est en retard comme d’habitude, je l’interroge sur l’étrange rapport des Libanais à la réalité. Il éclate de rire :
— Tu en as la preuve, j’ai une heure de retard et j’arrive en faisant comme si j’étais à l’heure. Je ne me suis pas excusé justement pour te cacher mon retard. Nous sommes le peuple des apparences, le peuple le plus snob de la terre et le peuple le plus imitateur qui soit et qui s’adapte à tout. Mais nous avons eu de la chance, les chrétiens nous ont appris le sens de l’esthétique, la signification du Beau, la manière d’apprécier une œuvre, un tableau. Il suffit qu’un libanais jette un coup d’œil sur une reproduction de Matisse pour qu’il devienne « matissien » à jamais. C’est le seul pays au monde où un citoyen contracte un prêt à la banque pour acheter un costume et une cravate. Je crois que le père de l’inculture libanaise, le père de cette incapacité congénitale à prendre au sérieux le réel, c’est Gibran [4]. Avec sa tendance à rendre toute chose métaphysique, à tout « transcendantaliser ». Gibran est incapable de déguster une tomate si elle n’est pas farcie de bon Dieu et d’absolu. La culture commence par la critique de la religion, mais ici toute critique s’annonce comme prophétie, tout critique se proclame prophète, et toute révolte est une prophétie. Au Liban, on a tendance à remplacer tout ce qui est concret par ce qui est abstrait. J’ai toujours été intrigué par cette question de l’absence du concret. J’avais remarqué que Habchi [5] à mon avis, le plus grand écrivain libanais, ne faisait jamais allusion ni au lieu ni à l’espace, dans ses romans ; c’était toujours un nulle part. Je lui ai un jour posé la question et il m’a répondu : « Mon cher, le Liban c’est trop petit pour le roman, c’est un pays insignifiant pour la fiction ». C’est vrai qu’il n’y a pas de paysage chez nous, c’est trop pauvre, c’est minuscule, notre terre est pareille à un confetti et elle est indigne d’une description. Alors nous avons inventé un autre pays, forgé un Liban de rêve, un Liban fantasmé au-delà de lui-même. Puis il y a eu la guerre, alors on s’est rendus compte qu’on avait failli perdre un pays qu’on avait jamais vu, ni décrit. Depuis, nous sommes retournés à une sorte d’hyperréalisme que tu trouves aujourd’hui chez Rachid Daïf [6] ou chez Elias Khoury [7]. As-tu remarqué qu’il n y a jamais de dialogue dans les romans libanais ? Il est plus facile de philosopher que de dialoguer parce que chacun de nous est dans l’incapacité de se mettre dans la peau de l’autre. Tant qu’il n’y aura pas de dialogue dans le roman, c’est à dire du théâtre, la guerre sera toujours là. La guerre n’est pas finie, elle est en suspens, elle s’est arrêtée parce que nous nous pouvions pas tuer plus que cela, c’était au dessus de nos forces... 150 000 morts, c’est largement au dessus de nos moyens. Nous avons tué ce qu’on pouvait tuer, et nous nous sommes arrêtés parce que nous n’en pouvions plus. Aujourd’hui nous faisons une pause pour reprendre nos forces, pour tuer de nouveau. Ce n’est pas une paix, c’est juste une reprise de souffle {{}} ■
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