Quand on évoque l’Iran, et c’est rare, il nous vient à l’esprit les mêmes images : Khomeiny descendant de l’avion d’Air France, les foules de femmes en tchadors noirs brandissant le Coran ; des mollahs enturbannés de noir ou de blanc qui brûlent un drapeau américain, ou des images satellite d’une centrale nucléaire…
Le même clip, en boucle. Les mêmes images, immuables, inchangées, gravées dans le marbre depuis 1979. Pourtant tant d’eau a coulé et coule sous les ponts iraniens depuis.
Et, quand on prend un jour la peine, certains diront même le risque, de s’envoler vers l’Iran, on découvre, stupéfait, un pays, une société, un peuple, une jeunesse, aux antipodes de l’image qu’on en donne tous les jours.
Un tchador suffit à cacher la forêt d’une génération qui vient au monde et qui ne demande qu’à déchirer les voiles dont on l’affuble.
Je suis arrivé à Téhéran, un vendredi, j’ai vu des mosquées vides et des théâtres pris d’assaut !
Et la rue de Téhéran, avec sa mixité, n’a rien à avoir avec l’apartheid sexuel qui sévit en Arabie : pays immunisé, par la grâce du pétrole, contre toute critique ; et encore moins avec l’Islam hystérique de ce pays du Maghreb, que je ne nommerais pas, où désormais même les bars sont équipés d’une salle de prières et dont les serveurs vous offrent avec la bière, une boîte de tomate concentrée vide pour les ablutions du crépuscule. (M. K.)
Des scènes en effervescence
J’ai découvert Téhéran, charmante mégapole dominée par les neiges du Mont Elbourz, et dont les trottoirs semblent réservés exclusivement aux motos. Ce qui oblige les rares et pauvres piétons à disputer, autant qu’ils peuvent, la chaussée aux millions de voitures.
J’ai été à Téhéran à l’invitation du Festival de théâtre Fadjr
[1], vitrine de la création artistique en Iran. Pour sa 34 ème édition, il proposait pas moins de quarante spectacles dans le
In, et autant dans le
Off. Au delà de la qualité – indéniable – de ces productions, ce qui frappe c’est l’appétence extraordinaire de la jeunesse iranienne pour le théâtre. Un public très jeune, des salles bondées, et un respect absolu pour les comédiens. Toutes les représentations se terminent par une
standing ovation. Cela nous change des salles, en ruine, de théâtre du monde arabe où les seules voix qu’on entend sont celles des sonneries Nokia et Samsung qui couvrent, sans peine, des comédiens immuablement en ligne, débitant à tout berzingue, les mêmes tirades en arabe dialectal rimé. Rideau !
En fait, la République Islamique n’a jamais interdit le théâtre ! Comme l’explique très bien Liliane Anjo dans toutes ses contributions, le théâtre a toujours été l’espace où la société civile iranienne dispute âprement ses libertés au pouvoir religieux. Pour illustrer un peu ce jeu de chat et de souris auquel se livrent les gens du théâtre avec le clergé, il suffit de cette image drôle : à l’entrée des théâtres publics on trouve souvent une vieille dame, habillée en tchador noir, un corbeau, salariée du ministère de la culture et de la guidance islamique. Elle veille sur la bonne tenue des jeunes filles. Celles-ci, une fois dans l’enceinte des théâtres, font tomber leur « fichu » sur les épaules. La dame accourt pour le remettre sur la tête. Une fois dans la salle, elles le font tomber encore et à la sortie on retrouve la dame qui les re-voile les unes après les autres. Les apparences sont sauves !
Aujourd’hui on assiste à un vrai printemps du théâtre iranien comme en témoigne la floraison des salles indépendantes.
Si le théâtre iranien reste pratiquement méconnu, ou ignoré, en France, les scènes iraniennes, elles sont au fait des dernières productions françaises et européennes. Grâce au travail de traduction et d’édition, mené notamment par Tinouche Nazmjou, on joue bien sûr : Beckett, Koltès, Duras, Ionesco, Genet, Lagarce, mais aussi des auteurs vivants, comme Olivier Py, Joël Pommerat, Yasmina Reza, Jean-Marie Besset, Véronique Olmi, Mateï Visniec… On traduit à tours de bras les auteurs européens, Edward Bond, Agota Kristof, Thomas Bernard, Jon Foss, et même Sarah Kane !
Pas moins de cinq grandes maisons d’édition iraniennes disposent d’une collection dédiée au théâtre.
Un théâtre à l’heure du monde
Durant mon séjour, j’ai eu le plaisir de rencontrer Ali Rafii
[2], figure tutélaire du théâtre iranien. Natif d’Ispahan, ce doyen qui a la gueule de Jean Marais, est un pur germanopratin. Envoyé en France dans les années soixante pour y faire une carrière de footballeur, il est repéré par Vadim qui lui donne un rôle dans l’un de ses films et l’inscrit dans une école d’art dramatique. Ali Rafii, découvre le théâtre, s’inscrit à la Sorbonne et travaille avec Vitez et Debauche. Il dirige l’Opéra de Téhéran sous le Shah, avant d’être révoqué. Après la Révolution, il reprend le chemin de l’exil avant de retrouver Téhéran où il dirigera le théâtre de la Ville. Esthète, passionné de Meyerhold, Ali Rafii rêve de retourner en France monter un spectacle. On l’espère bientôt à Paris...
Il est impossible de rendre compte ici de tous les spectacles vus durant les dix journées de ce festival. Je retiendrais surtout les pièces de Jallal Tehrani,
Les unicellulaires [3], vue dans son école de théâtre, ou bien
Killing the pigeon de Mohammed Charmshir mise en scène de Reza Haddad, avec un dispositif scénique très ingénieux.
Odysseus d’Amin Tabatabal, Homère revisité avec humour et réquisitoire contre la folie des Dieux de l’Olympe ! On aura compris. J’ai été impressionné par
Sal Saniyé de Hamid Poorazari, vue un soir, en plein air, par zéro degré. Pièce radicale, noire et poétique, sur la violence faite aux femmes, avec de jeunes comédiennes, en transe, se jetant à la figure des sceaux d’eau glacée et roulant dans la boue, face à un public, captivé, grelottant, oubliant de souffler sur ses mains transies de froid.
Plusieurs pays européens étaient représentés au Festival Fadjr, l’Espagne, la Hongrie, la Belgique et la Pologne. Quant à la France, elle était représentée par un monologue : Mooooooooonstres de Laurent Fraunie. Faut-il s’en étonner ?
Au point où vont les choses, le théâtre français aura bientôt du mal à franchir le périph’.
La tempête allemande
Le clou de cette édition on le doit aux Allemands qui sont présents chaque année à Téhéran et qui raflent tout au niveau économique aussi. Berlin a dépêché cette année pas moins que la Schaubühne avec le Hamlet d’Ostermeier.
Rencontré quelques heures avant le spectacle le grand Thomas me confie son inquiétude :
— J’ai beaucoup de problèmes, je ne savais pas qu’il fallait voiler les comédiennes.
En effet le Ministère de la Culture de la République islamique exige que les femmes soient voilées sur scène, même quand elles jouent des scènes d’intérieur et qu’il n’y ait sur scène aucun contact entre hommes et femmes. Ostermeier a été obligé de mettre de l’eau, beaucoup d’eau dans son vin. Mais loin d’atténuer, ou d’altérer, le spectacle, ces contraintes ont en exacerbé la violence. Certes, une partie de la mise en scène initiale a été gommée, les costumes excentriques, la scène du viol, mais la sédition s’est déplacée dans le corps des comédiens, dans le corps du public iranien.
Il y avait quelque chose d’irréel à voir Ophélie se rouler par terre avec son hijab rose, où les invités du mariage de Gertrude et de Claudius rouler sous la table après avoir ingurgité force bouteilles d’eau minérale. Mais la folie était ailleurs, la foule se battant devant les grilles de l’Opéra de Téhéran et forçant les portes pour y entrer. Après l’enterrement du roi sous une pluie battante avec du Rock, Lars Eidinger, lâché comme un cheval fou sur scène, casse tout sur son passage, les conventions, les interdits et se moque des traductions en persan qui n’ont rien à avoir avec ses jurons. Il quitte la scène, enjambe les travées, prend des selfies avec les spectateurs, fait monter une jeune fille sur scène pour qu’elle le prenne en photo. La salle est en délire et rit aux éclats devant cette scène où se joue une beuverie dominée par deux grands portraits, l’un de Khomeiny, l’autre du Guide Khamenei. Vers la fin de la pièce, Lars Eidinger sentant la salle tanguer, demande un plein feu et découvre plus de trois cent personnes debout depuis trois heures pour assister à cet Hamlet de folie. Il quitte de nouveau la scène en courant, va vers le public en s’écriant : « Ce n’est pas en Allemagne qu’on verrait un public pareil ». C’est vrai, ça ne se passe qu’à Téhéran !
Ferdowsi Hôtel, Téhéran,
Mohamed Kacimi
Je remercie particulièrement Mina Kavani ainsi que Tinouche Nazmjou à qui je dois cette invitation. Ainsi que la sémillante Chadi, Mahshad Mokhberi, qui a été mon merveilleux guide à Téhéran et qui a appris le français par amour pour Aragon…