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"Que les poètes soient libres, comme les hirondelles" 

jeudi 9 juin 2005, par Laurent Margantin

Deux livres, dont une anthologie de ses poèmes consacrés aux fleuves, nous transportent au coeur de l’expérience poétique de Hölderlin.

Dans un journal de voyage rédigé en 1788 et qu’il transmit à sa mère, le jeune Hölderlin raconte une traversée du Rhin dans la région de Spire : "Imaginez un fleuve trois fois plus large que le Neckar à l’endroit de son cours - les deux rives couvertes de forêts du haut en bas - et en aval le fleuve s’étend à perte de vue, au point qu’on est pris de vertige - quel spectacle - je ne l’oublierai jamais - j’en fus profondément ému". Cette émotion aura marqué profondément le jeune homme, au point que nombre de ses poèmes seront consacrés à des fleuves, principalement le Neckar (fleuve de l’origine familiale), le Rhin (fleuve de l’origine nationale), et le Danube (fleuve de la dérive vers l’Orient). Chacun de ces cours d’eau figure un mouvement profond de la pensée et de la langue, de la source à l’estuaire, du jaillissement pur à l’extase océanique. À la source locale de la langue allemande, l’esprit, le Geist est jaillissement de l’eau, en souabe Gischt, et Novalis pareillement célèbrera dans ses Disciples à Saïs l’élément liquide, symbole de l’esprit, et les fleuves.

Nous sommes ici en terre allemande, celle de la langue et du chant premier, mais le mouvement de l’eau est expatriation par excellence, rejet affirmé du local, puisque pour grossir toute rivière a besoin d’affluents venus parfois de très loin. Le fleuve sinue, retourne en arrière quelquefois, comme le Danube, ici l’Ister : Celui-ci semble presque pourtant / Aller à rebours et / Je crois qu’il doit venir d’Orient. Sa trajectoire est complexe, incertaine, même confuse, qu’on ne lui demande pas de figurer un tracé linéaire et droit, comme le poète il est errant, ondoyant, sa course est secrète. Son origine même, Hölderlin suggérant que la source du Danube serait en aval et non en amont, comme si parvenu à l’aval, la Grèce, il lui était possible de refluer, de retourner à son lieu de naissance. Ainsi les poèmes Le Main et Le Neckar sont-ils bâtis sur une dichotomie entre le natal et le lointain, le retour à l’origine s’effectuant obligatoirement : après avoir célébré les rives de Smyrne et les îles d’Ionie, le poète écrit : pourtant même là-bas / Ma pensée fidèle n’oubliera mon Neckar, / Ses prairies adorables et les saules de ses rives.

Hölderlin a suivi les fleuves, dont la Garonne, communiant avec leur devenir titanesque des hauteurs des montagnes aux lèvres de l’océan. À le voir marcher entre Bordeaux et Tübingen, on pense aux furieuses randonnées de Rimbaud à travers les Ardennes, et surtout au maître du poète allemand, Rousseau ; Rousseau qui, dans les Confessions, écrit : "La chose que je regrette le plus dans les détails de ma vie dont j’ai perdu la mémoire est de n’avoir pas fait des journaux de mes voyages. Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans ceux que j’ai faits seul et à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées : je ne puis presque penser quand je reste en place ; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit". L’activité poétique de Hölderlin s’inscrit dans ce mouvement à la fois physique et mental, où la parole ne peut surgir que provoquée par une expérience de la terre et des êtres, et c’est cette expérience nomade entre Bordeaux et Tübingen qu’évoquent les deux poèmes en prose souple de Michèle Desbordes : Il hâtait le pas marchait comme il n’avait jamais marché se disant qu’il ne s’arrêterait plus ne pourrait plus s’arrêter. Et en effet, même reclus dans la tour du menuisier Zimmer, il ne cessa d’ "errer en sainte sauvageté", comme on peut lire dans un fragment tardif.

J’écris ces lignes dans les Vosges, au bord de la Moselle (sur un pont on peut lire que Coblence est à 477 kilomètres en aval). A quelques pas de là où j’habite, on bâtit une digue, pendant plusieurs jours un bulldozer a rassemblé et aligné des blocs de pierre extraits du fleuve sur lesquels on a coulé du béton. Ici, la Moselle n’est pas très profonde, on peut la traverser à gué. Chaque soir, un héron se pose sur la digue en construction, aux emplacements où l’eau coule dans les quelques brèches restantes. Debout les pattes dans le courant, il reste longtemps immobile pendant que le soleil se couche derrière les maisons riveraines. La patience et la solennité de l’animal sont fascinantes, et je pense aux hérons du Neckar, à Tübingen, pas loin de la fameuse tour, à une vie nomade et vigoureuse qui s’est poursuivie là, dans la contemplation.

P.-S.

Poèmes fluviaux, Friedrich Hölderlin, anthologie traduite et présentée par Nicolas Waquet, éditions Laurence Teper.

Dans le temps qu’il marchait, Michèle Desbordes, éditions Laurence Teper.

Article publié dans la Quinzaine littéraire, 1er novembre 2004.

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