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Scènes et tableaux du réalisme allemand 

Sur "L’ Allemagne au temps du réalisme" de Jacques Le Rider

lundi 17 mars 2008, par Laurent Margantin

Que se passa-t-il dans la partie le plus progressiste de la population allemande au cours de la seconde moitié du dix-neuvième siècle ? Force motrice d’ un courant démocratique puissant qui conduisit aux événements de 1848, elle se rallia au culte du réel de ses adversaires conservateurs voire réactionnaires. Est ici mise au jour une histoire culturelle autant politique que littéraire, riche en enseignements pour le lecteur français contemporain.

Au début du livre de Jacques Le Rider, il y a l’ évocation du « passage au réalisme » graduel ou brutal de nombreux intellectuels allemands engagés dans les événements révolutionnaires de 1848. Les libéraux furent les principaux acteurs politiques de ces événements, désireux d’ imposer une constitution véritablement démocratique, liberté et unité nationale devant être instituées ensemble. Le tournant réaliste du libéralisme allemand se produit à travers l’ adhésion à la Realpolitik énoncée par August Ludwig von Rochau dans un ouvrage paru en 1853 sur les principes de cette « politique du réel ». Avec ce tournant c’ en est fait de l’ idéalisme qui avait précédé et nourri la révolution de 1848 mais qui avait échoué, place au réalisme, voire au matérialisme le plus extrême.
La période étudiée ici va de 1850 à 1890, soit des lendemains d’ une révolution manquée au départ de Bismarck, lequel imposa la « petite Allemagne » prussienne et forgea l’ unité nationale avec un sens de l’ opportunisme politique assez marqué (faisant d’ abord alliance avec les nationaux-libéraux, puis avec les conservateurs). Pendant ces quarante années se produit une mutation culturelle que Le Rider analyse selon deux axes principaux.

L’ un des axes concerne bien évidemment le réalisme politique et économique auquel une majorité du pays se rallie. Pour Rochau, l’ illusion des libéraux de 1848 a été de croire au règne des idées, alors que « seule la puissance peut régner ». Le mot allemand real s’ oppose à la tradition de la philosophie idéaliste, laquelle motive toute forme d’ action par la croyance en un idéal supérieur à travers lequel s’ accomplit l’ histoire. La nouvelle Allemagne doit se préserver des idées et idéaux, seul compte le sens de la réalité ou des réalités. C’ est en vérité une idéologie qui conduit tout droit à une apologie de l’ économie et du capitalisme. Selon Rochau, le modèle de la culture bourgeoise, la rationalité économique et sa conception de l’ Etat ont vocation à intégrer « les trois quarts du peuple ». Mais c’ est essentiellement le culte de la puissance qui conditionnera l’ histoire intellectuelle et politique de l’ Allemagne dans cette seconde moitié du dix-neuvième siècle et au-delà : toute une série d’ historiens (Heinrich von Treitschke notamment) suivront Rochau dans cette voie, et Bismarck saura le mettre en pratique autant sur le plan intérieur qu’ au niveau de la géopolitique européenne.
Une bonne partie des libéraux suivra le mouvement sous prétexte qu’ il vaut mieux « réaliser un petit nombre de choses en participant au gouvernement qu’ avoir des exigences illimitées en restant dans l’ opposition ». Mais Le Rider note bien que la grande figure du libéralisme convertie au réalisme, Hermann Baumgarten, « convenait sur le tard que les nationaux-libéraux, en se ralliant à la Realpolitik, avaient trahi la cause du libéralisme ».

Le deuxième axe principal du livre est celui de la littérature dite réaliste. Le Rider signale en introduction qu’ il existe une grande différence entre le réalisme français et le Realismus allemand. Des auteurs allemands dits réalistes, dont le plus éminent est Fontane, rejettent le naturalisme des écrivains français comme Balzac, Flaubert ou Zola, car il reviendrait selon eux à une peinture des éléments les plus sordides de l’ existence et de la société. Le réalisme allemand se veut « poétique », dans la mesure où il oppose la poésie à ce que le professeur de philosophie Friedrich Theodor Vischer appelle « la prose de l’ état de choses ». Il s’ agit de ne pas confondre la misère avec la réalité, dit encore Fontane, il ne faut donc pas faire du roman réaliste une « reproduction nue de la vie quotidienne ». Cela amènera les théoriciens du réalisme outre-Rhin, autant en littérature qu’ en peinture, à refuser les œuvres ou les tableaux dits « naturalistes » en ce qu’ ils ne réaliseraient qu’ une « reproduction photographique de la réalité », à une époque où la photographie encore naissante n’ est pas encore reconnue comme un art.

Or, dans le cercle de Courbet, réalisme et mouvement démocratique ont partie liée. Le Rider cite Champfleury : « Le réalisme fut une aspiration démocratique ». En France du moins. Car ce qui est notamment questionné ici, c’ est dans quelle mesure le réalisme littéraire peut dévoiler des vérités du réalisme politique alors en vigueur dans la bourgeoisie allemande. Si l’ esthétique réaliste allemande n’ est pas foncièrement démocratique sur un mode disons français, qu’ est-elle alors ?

Définissant ce qu’ est pour lui le « réalisme », un philosophe du vingtième siècle, Günther Anders, écrira que « ce mot ne désigne pas d’ abord une restitution fidèle du réel, mais une prise de position déterminée face à celui-ci, à savoir la prise de position de ceux qui acceptent et soutiennent le monde indépendamment de sa qualité morale, juste parce qu’ il est tel qu’ il est, c’ est-à-dire parce qu’ il est un pouvoir. Cette prise de position les désigne comme des complices de ce pouvoir, comme des opportunistes dont la maxime est « soyons réalistes » » . Ici Anders reprend la conception du réalisme sous l’ angle du pouvoir et de la puissance, conception qui est celle des réalistes allemands après 1848. Et c’ est finalement sous cet angle, mêlant politique et économie, qu’ un courant puissant du réalisme allemand s’ affirme, ne s’ encombrant pas toujours des valeurs morales les plus hautes (elles-mêmes pouvant être dénoncées, dans la logique nouvelle, comme idéaux d’un autre âge).

Il est notamment question du « libéral réaliste » Gustav Freytag, auteur du bestseller de l’ époque intitulé Doit et avoir, paru en 1855. Ici s’ opère la jonction des deux axes précédemment étudiés, politique et littéraire. Le roman de Freytag raconte l’ histoire d’ un jeune homme, Anton Wohlfart, qui, au-delà des idéaux de la génération précédente, découvre à travers le travail la « poésie des affaires » qu’ avait aperçue Goethe lui-même dans son Wilhelm Meister. Le réalisme dit poétique exalte la valeur formatrice du travail pour l’ individu bourgeois, et le roman sera dénoncé par un critique contemporain comme une « apothéose du matérialisme le plus cru ». De plus, l’ antisémitisme n’ est pas absent de ces pages, les personnages juifs étant dépeints de manière caricaturale et négative. Si le réalisme est complice du pouvoir, comme l’ écrit Anders, c’ est aussi dans la mesure où il se ressaisit des mots d’ ordre politique de l’ époque, dirigés contre les sociaux-démocrates et les Juifs. Le Rider signale que l’ on retrouve ces « préjugés » dans plusieurs romans à succès de cette période, l’ identité allemande se bâtissant à travers eux contre une partie ostracisée de la population.
D’ autres romanciers de la même période mettront en scène une thématique réaliste. Fontane toutefois, dans le dernier quart du siècle, relèvera les signes de décadence de l’ aristocratie et de la bourgeoisie, souvent sur un mode ironique. Wilhelm Raabe sera plus acerbe, dénonçant le culte de l’ argent qui conduit le pays à la destruction de ses structures traditionnelles. Mais c’ est un philosophe, Nietzsche, qui a développé une critique radicale du concept de réalisme. Il rejette ce qu’ il appelle le « goût du philistin » sur un plan politique (« la sagesse en pantoufles des réalistes bourgeois », pour reprendre l’ expression de Le Rider), et juge sévèrement autant le nationalisme de Bismarck que l’ antisémitisme d’ intellectuels célébrés à son époque comme Treitschke, qualifié par Nietzsche d’ « empoisonneur » de la culture allemande authentique. Rejetant l’ idéalisme sentimental de Wagner, il sera d’ abord intéressé par les romanciers réalistes français comme Flaubert dont il finit par critiquer le nihilisme. Tous deux, Wagner et Flaubert, sont des symboles de la décadence qui mine la culture européenne moderne, l’ un avec son romantisme exacerbé, l’ autre avec son pessimisme fin de siècle.

Ces tableaux et scènes du réalisme allemand sont à la fois vastes et détaillés (notamment ceux qui concernent la peinture, en particulier celle d’ Adolph Menzel). Mais ce qui rend la lecture de ce livre à la fois troublante et instructive, ce sont les similitudes entre notre situation quarante ans après une insurrection des esprits qui n’ aurait produit, d’ après certains, que l’ avènement du cynisme individuel, et celle de l’Allemagne entre 1850 et 1890. Qu’ il s’ agisse de la compromission des intellectuels avec les valeurs économiques et les pouvoirs en place, du rejet de la culture dénoncée comme une forme d’ idéal humaniste inutile face aux réalités du marché et d’ autres phénomènes du révisionnisme néo-conservateur en vogue depuis les années 1970, nous avons beaucoup à apprendre de cette période de l’ histoire allemande qui, comme Le Rider le suggère dans son chapitre final sur la République de Weimar en 1925, annonçait l’ arrivée au pouvoir de ceux-là même qui avaient tout intérêt à ce que l’ on ait « préparé le terrain » avant eux, en encourageant le culte de la puissance et du seul rendement économique. L’ histoire ici nous enseigne qu’ il n’ est jamais bon qu’ une génération saborde ses idéaux de jeunesse pour passer avec armes et bagages dans le camp de l’ adversaire, porte-drapeau des valeurs de son temps, dont la principale est souvent le cynisme.

P.-S.

L’ Allemagne au temps du réalisme, de l’ espoir au désenchantement, de Jacques Le Rider (Albin Michel, 2008)

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