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Sous la courbure du ciel 

dimanche 6 septembre 2009, par Rodolphe Christin

Tout commence par le paradoxe
de l’étendue désertique qui sans toi, qui que tu sois,
ne parlerait jamais à personne
car le désert est par endroits
la matière première de sa formulation
en signes de quoi ?
- en signes de vie
comme la brindille poussée de travers sur le sable
en dessins pentus et obliques

Un itinéraire, le pas, le verbe,
l’écriture et l’empreinte, traces,
on suit sur quelques mètres un propos de lézard
jusqu’à la perte ou la disparition,
ailleurs un son, des sons,
compagnons de voyage aux bruits de pas et paroles,
à côté j’entends le sifflement de l’herbe longue
dans le flot transparent du vent,
le ras du sol est une drôle d’école
avec les cailloux en incarnations de silence
car même le sable doit crisser quand il roule

Lève la tête et regarde
dans le ciel le soleil éclaté
avec un vol en silence de corbeau,
en bas tout en bas, le bruit inconnu du bousier sur la dune,
le rose du soir colore le monde
au crépuscule ;
bivouac, noir et blanc de l’oiseau moula-moula
comme une familiarité lancée ici et là

Ce soir, chaque soir
des craquements de bois mort
avec la fumée dans les yeux
mais vous restez,
vous restez dans la nuit
avec du sable froid entre les doigts,
encore une heure
puis dans les yeux les étoiles innombrables,
silencieux points d’évasion dans la courbure du ciel

En bonne compagnie

Lorsqu’il arriva au camion, il se versa un gobelet d’eau
et déposa une poignée de céréales dans un bol en terre cuite.
Il mangea, le regard fixé sur le désert, et il s’imagina revenu à la vie.

Barry Lopez, Desert notes

Il y en a qui pensent que les livres et la vie ça ne coïncide pas. On peut pourtant constater le contraire, pourvu qu’on veuille bien faire un effort à peine plus important qu’un pas de côté. Un simple exercice d’adaptation qui nous rappelle les vertus de l’école buissonnière, cette indiscipline de la vigilance lorsque la curiosité pousse dans les marges, sur les chemins creux où les herbes savent être folles avant tout. Mais il est vrai que les herbes ne recouvrent pas l’étendue de façon uniforme ; il existe des endroits qui doivent céder la place à la roche et au sable, ne laissant l’herbe s’exprimer qu’en touffes isolées.

Ces endroits sont des déserts, des terres solitaires ou bien des terres de présence humaine dispersée et discrète lorsqu’on a laissé vivre, lorsqu’on n’a pas décimé, lorsque, d’une manière ou d’une autre, on n’a pas exilé. Des hommes ont appris à vivre le long des pistes, de pistes en campements, d’oasis en solitudes, accompagnés de troupeaux avides de rare verdure ; des hommes rassemblés dans le froid du soir autour de l’étoile terrestre d’un feu - il arrive ici que la terre et le ciel se rejoignent par de troublants effets de symétrie. Bivouacs venus d’il y a longtemps, tenus de pied ferme avec obstination par des peuples volatiles qui n’ont jamais cherché à remplir l’étendue, à construire à tout prix pour combler l’espace et le ramener à de plus humbles mesures. Les campements ne tiennent pas de place, ils ne veulent pas d’une terre trop maniable. Il faut au nomade voilé l’épreuve des grandes traversées, même si le coureur de pistes, caravanier de jadis, s’est aujourd’hui converti en guide pour touristes désireux de trouver dans le désert... quelque chose, mais quoi ?

Oui, il faut bien regarder. Quelque chose se cache dans le désert, quelque chose que seul le désert peut révéler et qu’aucune réponse ne peut épuiser : la force du vide, sa plénitude et sa formidable respiration. Cette discrétion des hommes et de la végétation nourrit cette sensation de vide du voyageur confronté à l’étendue. Une étendue terrestre qui semble parfois ne vouloir montrer que celle du ciel. Pourtant ailleurs la terre monte en volutes et le sable frôle les bases des roches en vagues endormies. " Vagues endormies ", oui, car l’analogie maritime tient la route en l’occurrence, sauf que les flots ici se figent en sables, s’ensablent, s’endorment. Et gisent pour l’instant (il n’y a pas de vent) immobiles aux flancs des pierres. Par endroits cette pierre s’élève, se tord, se ride, s’écrase, s’envole. On voit bien que la terre prend, ici et là, des allures d’air et d’eau, comme si tout devait se tenir dans le "rien" désertique, sur le mode de l’évocation discrète, de l’analogie tranquille. Le désert est terre symbolique par excellence.

Je repose ma question, inépuisable je l’ai dit : qu’est-ce qui se tient là ?

Peut-être un peu plus de simplicité, car l’époque, fort complexe et compliquée, fait rimer pour beaucoup d’entre nous la simplicité avec la sagesse. Mais pour cela, il faudrait au moins que le vent de sable ne nous fasse pas trop perdre la tête, ou le nord si l’on veut, histoire de ne pas devenir aussi fous que les herbes du désert sont folles, peut-être pas davantage mais au moins autant que leurs soeurs des contrées humides. Je crois que le vent compte pour beaucoup dans cette folie. Il faut en tout cas de la résistance pour vivre ici à longueur de temps, dans ces pays faits avec rien où le minéral et le vent se prêtent le territoire sans rechigner.

Mais déjà dans le désert je m’égare alors qu’il me faut pour l’instant m’en tenir au livre, car le désert est tout d’abord venu à moi par l’intermédiaire d’un livre. Ce n’est qu’ensuite, plusieurs années après, que j’ai eu la chance de partir vers lui pour m’y promener un peu.

C ?était un dimanche de printemps, peu importe lequel, dans une caserne du Sud, l’arsenal de Toulon. On s ?ennuyait ferme dans ce lieu d ?enfermement, surtout les fins de semaine lorsque nous restions "bloqués" comme on disait, nous les involontaires du service national. Un livre pourtant, avec ses signes de pistes et ses propos de vent, un petit livre porteur de grands espaces a réussi à tout faire sauter en silence et sans violence, et ni vu ni connu ! Je l ?ai dévoré avec une formidable jubilation, et je dois rendre aujourd ?hui hommage à son auteur, Edward Abbey, pour avoir écrit un livre pareil, Désert solitaire. Le désert est donc entré dans ma vie en libérateur, par l ?intermédiaire d ?un écrivain de talent et de terrain ayant passé de longs mois au milieu d ?arches de pierre, en terre américaine dans une région de l ?Utah où la roche dessine des courbes en portant dans ses plis dévergondés le souvenir de l ?air et de l ?eau.

Soit dit en passant, cette audace des formes prouve que la terre a elle aussi de l’imagination. La terre imagine en nous disait à peu près ce vaste penseur que fut Bachelard ; la terre en effet imagine et retentit par l’intermédiaire de notre conscience pourvu que celle-ci veuille bien tenter le voyage et la rencontre. Mais l’élan qui pousse aujourd’hui les gens vers les déserts va dans le sens de cette rencontre. Devant un tel fait, on peut s’enthousiasmer ou se plaindre, là n’est pas vraiment la question. La véritable question concerne davantage nos chances de parvenir à destination. Cet élan vers les terres austères de la planète où l’espace s’ouvre et oppose peu de barrages, où les pistes s’en vont à l’écart des encombrements de la vie citadine semble démontrer une attente et une quête. Le désert fascine, il offre son étendue aux regards nettoyés, et le mysticisme d’une pincée de précurseurs laisse aujourd’hui la place au plaisir tant physique qu’esthétique de nombres plus importants. Un nouvel apprentissage a commencé, espérons-le en tout cas ; il reste à le poursuivre pour une conscience de l’autre et de l’ailleurs, une nouvelle attention, un décentrement crucial qui rappelle au voyage volontaire la subtile transformation dont il contient le germe.

Je ne crois pas trahir Edward Abbey en disant ceci, car il n’a eu de cesse durant sa courte vie de clamer la nécessité d’un désert à jamais éloigné, c’est-à-dire la nécessité pour chacun le souhaitant de s’approcher du désert les sens en éveil, grâce à la marche à pied notamment, à l’écart des facilités consuméristes de l’industrie touristique de masse. Surtout ne pas domestiquer le désert par un excès d’aménagements, laisser les sentes à leurs escarpements, les jambes à leur fatigue, la sueur au front. Avec la marche non comme une fin en soi mais la marche comme démarche des sens et de l’intelligence. A cela il faut ajouter quelque chose pour être tout à fait exact : Abbey avait la marche, mais il avait aussi autre chose dont il ne fait pas beaucoup cas, et c’est mieux ainsi pour qui souhaite éviter les stupides engorgements du créateur : l’écriture. Une écriture qui révèle le désert dans ses éclats, qui démontre la charge fantastique du réel ; une écriture qui veut dire la fascination d’un esprit pour un espace et les êtres qui le peuplent. Les êtres qui l’animent. Ceci n’est pas une mince affaire. Ou plutôt disons que cette affaire, pour être simple en elle-même, n’est pas aussi facile à pratiquer qu’on pourrait croire a priori. Mais qui se risque à l’aventure y trouve des instants de magnifique jubilation. Je me demande si à cet endroit ne pourrait pas passer le chemin d’une conscience voyageuse de vaste portée, une conscience vaste comme les horizons d’un désert autour de soi.

Pourtant, un phénomène en apparence aussi léger qu’une anecdote est advenu lors de mon premier voyage dans le désert, un 14 février dans le Sahara libyen, aux alentours de Adad. Au début d’une matinée, j’ai sursauté, croyant entendre venir quelqu’un derrière moi alors que je m’étais éloigné de mes compagnons de voyage afin de goûter un peu de silence après le petit déjeuner. Le bruit de quelqu’un d’autre, derrière moi, tout proche, soudain me surprit, comme un froissement discret d’étoffe. Le silence était à cet instant si total dans ces lieux de pierre que la moindre poussière en tombant faisait un fracas de catastrophe. Mais cette présence que j’avais crue celle d’un autre n’était en réalité que la mienne, trompé que je fus par le bruit étonnamment vif de mes vêtements l’un contre l’autre - il faut dire que j’entendais même le fond de mes oreilles, avec presque la mer à l’intérieur (souvenez-vous du coquillage approché près de l’oreille lorsque vous étiez enfant). Lorsqu’on a plein d’idées sur le désert, l’oubli de soi, quand on s’évapore et qu’il ne reste rien sauf une flaque de conscience où se déploie l’immensité ; eh bien l’on se retrouve soudain penaud, surpris par soi-même, réduit à sa petite dimension alors qu’on pensait, à l’occasion, l’air de rien, parvenir sinon au grand Tout, au moins au grand Large. C’est à cet instant qu’Abbey est revenu d’Amérique frapper à ma mémoire, ici en Afrique, au milieu des sables et des monuments de pierre du massif de l’Akakus. Je me suis soudain souvenu d’un passage du livre, lorsque l’auteur s’étend par terre, porté par sa contemplation de l’univers et s’efforçant de devenir l’univers qu’il contemple. Or sa destination, quoique charmante on l’imagine, ne fut pas celle escomptée. L’extase n’était pas tout à fait la même bien que chacun d’entre nous aurait à gagner, j’ai déjà dit ça quelque part, dans l’étude de l’orgasme et de ses analogies (qu’on pense au septième ciel). C’est qu’en effet l’ami Edward, loin de s’évaporer corps et âme, se retrouve en imagination - il est seul - dans les bras agréables d’une jolie fille anonyme et certainement très, très sensuelle.

Tout est possible décidément.

Le signe de l’aride

Il n’y a que du sable. Il n’y a que du vent.
Le froid et le chaud. L’humide et le sec. Ou trop chaud ou trop froid.
Ou trop humide, trop sec. Il n’y a que la vie.

Claude Herviant, Nomade.

J’ai évoqué des nomades voilés, sous-entendus Touaregs, femmes, hommes et enfants de la tamacheq. Mais tous les nomades du désert ne sont pas voilés de la sorte. Certains même, avant les haillons de l’occidentalisation, vivaient particulièrement nus dans les étendues du bush australien. Je n’ai à ce jour jamais mis les pieds en Australie, mais des images suffisent pour s’en rendre compte. A ce propos il y a aussi cette évocation de Bruce Chatwin parlant dans Le chant des pistes de " gens maigres, anguleux, se déplaçant tout nus ", ces aborigènes qui n’avaient pas besoin de grand chose hormis l’espace et la piste. Avec en eux cette irrépressible tendance du nomade, ce " walkabout " enraciné comme une pulsion persistante, y compris chez les sujets engagés dans des activités "modernes". Le jour venu, c’est-à-dire pour l’employeur n’importe quand, ils " abandonnaient leurs vêtements de travail et partaient ; pendant des semaines, des mois, voire des années ; ils traversaient à pied la moitié du continent, parfois uniquement dans le but de rencontrer un homme, puis ils revenaient comme si rien ne s’était passé ". Il émane d’un tel comportement une impression de liberté fascinante pour l’esprit à laquelle Chatwin ne pouvait rester indifférent. Chose bien compréhensible.

J’ai parlé des déserts et du désert, virevoltant sans prévenir de l’Ouest américain au Sahara africain ; j’ai joué sans vergogne avec le singulier et le pluriel. Cependant, caché quelque part, niche un dénominateur commun auquel peu d’entre nous échappent à l’évocation de ce mot magique du voyage et de l’exotisme : désert. Ce dénominateur commun associant le Sahara et le désert du Sonora, les dunes de Namibie et les terres à serpents de l’Australie, c’est l’aride. Car tous sont pays de peu d’eau de surface et de maigres pluies. Un désert, des déserts, mais l’aride en point commun.

Je vais me contenter de cette aridité. Pourtant elle ne suffit pas pour cerner le désert et les déserts. En France, à une pincée de kilomètres de mon actuelle résidence, dans le massif de Chartreuse si forestier et si vert, mais certes abrupt, se trouve un lieudit qu’on appelle le Désert, situé sur la commune d’Entremont-le-Vieux. Oui, ce plateau vallonné devenu haut-lieu de la pratique du ski de fond en hiver et du pique-nique des familles en été, avec ses hauts et ses bas, son herbe douce, ses forêts charmantes, son mont Outheran qui domine à l’Ouest, s’appelle bien Désert. Ici, pourtant, pas de sable, pas d’énorme chaleur, et jamais un scorpion ne jaillira de la pierre qu’aura heurté votre soulier. Mais on y trouve des pistes (de ski de fond) et des sentiers (de marche, de vaches). Les seuls nomades qu’on y croise sont des touristes de passage et quelques locaux buissonniers en escapade. Mais Désert malgré tout, au moins de nom, car, à dire vrai, désert il ne l’est plus beaucoup - surtout les fins de semaines -, mais désert jadis il a dû être, assurément.

Ainsi, en se promenant un peu, on s’aperçoit que le désert recouvre des réalités géographiques diverses et variées. Divers déserts. Jean-Didier Urbain dit ceci sur ce sujet : " Le désert, ce n’est pas le Sahara ou l’arrière-pays groenlandais. Le Sahara et le Groenland ne sont eux-mêmes que des formes du désert parmi d’autres. Le désert commence là où la campagne cesse. Une faille, un gouffre, une gorge suffisent. " Là où la campagne cesse, là où le corps et l’esprit enfin s’aventurent. Avant d’être un espace aux configurations géographiques précises, le désert est une ambiance mentale, un archétype anthropologique pourrait-on dire. Le désert hante nos esprits de voyageurs obnubilés par le dépaysement. Et, de ce point de vue, le désert c’est l’extrême du dépaysement, un lieu de l’extra-humain où l’homme ne colle pas à la surface de la terre par son omniprésence. Dans le désert la grandeur de l’espace passe par notre discrétion.

Difficilement cernables, donc, que ces grands espaces, parce qu’ils sont vastes et de coordonnées pas seulement repérables à l’extérieur, dans le monde objectif. Ce qui fait la valeur des déserts au regard des hommes, ce sont des retentissements intérieurs et des projections mentales. J’ai dit précédemment que la terre avait de l’imagination, mais cette imagination, je le rappelle, la terre la tient de son commerce avec les hommes. C’est en passant par la conscience que les déserts forcent le respect et inspirent des rêveries, provoquent méfiance absolue et absolue attraction. Mais partons au grand pays de l’aride et limitons-nous à l’immensité de son bornage.

Note parallèle à saisir en diagonale :

Le voyage est une connaissance par les sens, un éloge du sensible, voire du sensuel.

Rainer Maria Rilke :

" La volupté charnelle est un épisode vécu par les sens, tout comme la contemplation pure ou le pur touchement dont un beau fruit comble la langue. C’est une haute expérience illimitée qu’il nous est donné de poursuivre, une connaissance de l’univers, la toute connaissance dans sa plénitude et sa splendeur. " (Lettres à un jeune poëte)

Dans le trajet conduisant de l’espace habité de notre quotidien à l’étendue libre de notre reconnaissance se déplie la sensation exotique. C’est cette sensation qui consacre le désert aux yeux du voyageur, grâce au contraste des ambiances dont elle se nourrit, contraste qui distingue l’étendue désertique de celle de la vie ordinaire. Alors essayons un peu de faire réfléchir le voyage, sans vouloir être exhaustif. Essayons, donc, de laisser le voyage devenir interprétation, à partir d’observations, du jeu des sensations, de l’expérience. Choisir un tel point de vue c’est bien évidemment se glisser dans la peau du voyageur et de sa connaissance exotique, et non dans celle du nomade pour qui le désert est sien, l’espace de chacun de ses jours, l’espace du travail et de l’amour, de la peine et du bonheur. Le voyageur traverse le désert que le nomade habite. Un même désert pour des positions différentes ; l’éloignement de l’un côtoie la proximité de l’autre.

Pour toi, voyageur, l’aride est une apparition. Une apparition de maigreur terrestre accompagnée de grand soleil et de sécheresse. Ici le vert des terres pluvieuses doit laisser la place, faute d’ondées. L’aridité met la terre à nu, avec ses couleurs rouges, ocres, ses sables surlignés, ses tons fauves sur les rochers. Elle éloigne les arbres, diminue la végétation ; par là-même elle laisse courir le regard jusqu’à l’horizon - sensation de grandeur, vertige de l’espace ouvert. Les hommes voyagent en lignes - lignes de pistes - et bivouaquent en cercles - cercles des feux. Le soleil plane et tient le pays sous sa tutelle. On ne peut rien faire contre ça, sauf chercher l’ombre lorsqu’il fait trop chaud, ombre rare, donc précieuse comme l’arbre isolé qui la distribue selon sa mesure et sous lequel on installera le bivouac de midi. Le rocher aussi nous aide dans notre entreprise de protection. Comme l’acacia, il devient le temps d’un repas un centre de vie au pied duquel s’installent nos existences provisoires. Provisoire comme l’ombre qui tourne déjà avec le soleil, lequel nous rattrapera peut-être tout à l’heure, nous obligeant à lever ou changer le camp. Non, on ne peut rien faire contre ça. S’adapter sans regimber, dans le silence, sans états d’âme. C’est ainsi. Une fatalité de l’espace, lorsque cet espace peut se montrer dur, impitoyable pour qui ne voudrait prendre garde à son soleil.

L’aridité, bien sûr, fait l’éloge de l’eau. L’eau qui ne se gaspille pas et que l’on conserve en bouteilles, en bidons, en guerbas ; l’eau d’une douche que l’on ne prendra pas, d’un thé que l’on savourera maintes et maintes fois. L’eau que le corps évapore dans la marche et que l’on regagne la bouche à la gourde. L’eau que la pompe soulève des entrailles du sol pour l’envoyer à grands jets dans des conduites assemblées tant bien que mal jusqu’au bassin où le monde entier vient s’abreuver, se laver, lessiver. Se réjouir et s’amuser, dans l’effusion caractéristique du passage au puits. Pour un temps, et pour un temps seulement, on va pouvoir se laisser aller dans les éclaboussures. Oh ! ça n’est pas le déluge, c’est sûr, mais après les journées de roc et de sable on trouve à cet instant humide un air de déluge, un petit air de minuscule déluge.

En Libye, aux alentours d’Eminaner si je me souviens bien, une eau de puits, levée à bras d’homme, attire toutes les chèvres des environs qui dégringolent des collines en bêlant, s’agglutinent les unes aux autres, les unes contre les autres, les unes sur les autres en espérant la prodigalité d’un seau qui ne s’arrêtera pas de verser. Car il en faut pour tout le monde. Pour tout le monde l’eau de la vie, pour les hommes et les animaux ; par conséquent le pistard consciencieux ne s’installe pas près d’un puits, car le lieu de la source exige respect et code de conduite : il ne faut pas accaparer l’endroit qui doit demeurer libre pour autrui. C’est la moindre des choses au pays de l’aride.

Ombre
si tu ne vas pas toujours avec l’Eau
- le Rocher se moque bien de tout ça -
l’Eau va avec l’Ombre
de l’Arbre qu’elle a favorisé
dont elle a inspiré chaque Fibre
convoqué chaque Feuille à la chaleur du Grand Air

P.-S.

Texte paru dans Brèves de désert, Editions de la Boussole, décembre 2000.

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