« La petite histoire de la photographie » paraît en 1931 dans un magazine culturel (Die literarische Welt) auquel Walter Benjamin collabore depuis 1925.
Comme le rappelle André Gunthert dans son étude ("Archéologie de la Petite histoire de la photographie"), l’écriture de ce texte est due à une conjonction éditoriale : trois ouvrages historiques sur la photographie (l’un consacré à la photographie ancienne en 1930, l’autre dédié à Eugène Atget en 1930 et le dernier à David Octavius Hill en 1931). A l’époque, les ouvrages de langue allemande consacrés à l’histoire de la photographie sont encore rares. Par ailleurs, sont également parus ces mêmes années des albums consacrés à des photographes : Albert Renger-Patzsch (1928), Karl Blossfledt (1928) et August Sander (1929), dont Benjamin a sans doute eu connaissance.
Les photographes (ou photographies) suivants sont cités dans la Petite histoire de la photographie. Les extraits qui suivent proviennent de la traduction proposée par André Gunthert.
« Les ouvrages les plus récents s’accordent sur le fait frappant que l’âge d’or de la photographie, l’activité d’un Hill ou d’une Cameron, d’un Hugo ou d’un Nadar correspond à sa première décennie. Or c’est la décennie qui précède son industrialisation. Non que, dès les premiers temps, bonimenteurs et charlatans ne se fussent emparés de la nouvelle technique pour en tirer profit ; ils le firent même en masse. Mais ce point appartient plus aux arts de la foire où, il est vrai, la photographie a jusqu’à présent été chez elle qu’à l’industrie. Celle-ci ne conquit du terrain qu’avec la carte de visite photographique, dont le premier fabricant, c’est significatif, devint millionnaire. »
Walter Benjamin fait ici allusion au photographe Eugène Adolphe Disderi, qui fit fortune avec le procédé des cartes de visites photographiques. La technique mise au point par Disderi permettait en effet de diminuer les coûts et d’obtenir dix petites images sur une même planche.
La photographie pouvait ainsi devenir, « médium à vocation de masse », selon l’expression employée par André Rouillé (L’empire de la photographie, Sycomore, Paris, 1982, p.192)
Walter Benjamin évoque également les photographies de David Octavius Hill, photographe mais aussi peintre, et les décrit non comme des portraits, mais comme des « images d’une humanité sans nom ». Benjamin montre ce qui, pour lui, différencie le portrait en peinture des portraits photographiques en général, et des portraits de Hill en particulier :
« Ces têtes, on les voyait depuis longtemps sur les tableaux. Lorsque ceux-ci demeuraient dans la famille, il était encore possible de s’enquérir de loin en loin de l’identité de leur sujet. Mais après deux ou trois générations, cet intérêt s’éteignait : les images, pour autant qu’elles subsistaient, ne le faisaient que comme témoignage de l’art de celui qui les avait peintes. Mais la photographie nous confronte à quelque chose de nouveau et de singulier : dans cette marchande de poisson de Newhaven, qui baisse les yeux au sol avec une pudeur si nonchalante, si séduisante, il reste quelque chose qui ne se réduit pas au témoignage de l’art de Hill, quelque chose qu’on ne soumettra pas au silence, qui réclame insolemment le nom de celle qui a vécu là, mais aussi de celle qui est encore vraiment là et ne se laissera jamais complètement absorber dans l’“art”. »
Ce passage peut être rapproché de certaines pages de La Chambre claire de Roland Barthes, lorsqu’il évoque le « ça a été » de la photographie (« ça a été », nous dit l’image : c’est à la fois un certain rapport à la réalité et un certain rapport au temps). Roland Barthes insiste beaucoup sur ce qui, selon lui, constitue le fonds de notre rapport à l’image photographique : le fait que le référent y adhère – ce qui a entretenu l’effet de réel dans la photographie, laissant croire qu’elle était la réalité et non une représentation de celle-ci. D’autre part, sa dimension d’apparition ou de survivance : face à la photographie, nous avons toujours l’illusion d’être face à un morceau de passé vivant qui fait retour, un revenant en somme, un absent toujours présent. « Ce que la photographie reproduit à l’infini n’a lieu qu’une fois », souligne Roland Barthes.
« Ou bien l’on découvre l’image de Dauthendey, le photographe, père du poète, à l’époque de ses fiançailles avec la femme qu’il trouva un jour, peu après la naissance de son sixième enfant, les veines tranchées dans la chambre à coucher de sa maison de Moscou. (...) On la voit ici à côté de lui, on dirait qu’il la soutient, mais son regard à elle est fixé au-delà de lui, comme aspiré vers des lointains funestes. »
Ce qui intéresse Benjamin dans cette image représentant un couple (Karl Dauthendey et sa fiancée) c’est la dimension d’ « ici et maintenant » présente dans la photographie, mais aussi ce qu’on pourrait nommer la juxtaposition de temporalité, la « composition d’anachronismes » (Georges Didi-Huberman). Regardant cette photographie, nous voyons à la fois un temps qui n’est plus (celui du couple photographié), un temps à venir (la mort tragique de la femme), tout en l’observant de notre temps présent.
« Malgré toute l’ingéniosité du photographe, malgré l’affectation de l’attitude de son modèle, le spectateur ressent le besoin irrésistible de chercher dans une telle image la plus petite étincelle de hasard, d’ici et maintenant, grâce à quoi la réalité a pour ainsi dire brûlé de part en part le caractère d’image - le besoin de trouver l’endroit invisible où, dans l’apparence de cette minute depuis longtemps écoulée, niche aujourd’hui encore l’avenir, et si éloquemment que, regardant en arrière, nous pouvons le découvrir. »
Il faut cependant garder à l’esprit que, comme le montre bien l’article de André Gunthert sur ce texte (« Archéologie de la Petite histoire de la photographie », op.cit.), Benjamin fait une erreur d’interprétation de cette image, un lapsus en somme : en vérité, la femme représentée n’est pas celle qui s’est suicidée mais la deuxième épouse de Dauthendey. Si Benjamin voit dans cette image une telle dimension tragique, c’est car il se réfère à un texte biographique, écrit par Max Dauthendey sur son père. Autrement dit, l’intérêt de Benjamin pour cette photographie ne prend pas sa source dans l’image, mais dans le texte, et l’image est seulement le support d’une fiction.
C’est en parlant des photographies d’Eugène Atget que Walter Benjamin donne une définition de ce qu’il nomme l’aura, « unique apparition d’un lointain, si proche soit-il ».
Benjamin reprendra cette idée d’aura dans un texte important publié en 1935, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, où il s’interroge sur les mutations de l’art liées au développement de la technique. Pour l’expliquer très rapidement, sa réflexion porte principalement sur la photographie et sur le cinéma : il s’agit de comprendre en quoi leur aspect reproductible, non unique, change la perception de l’œuvre d’art et entraîne la disparition de son aura, de son « hic et nunc », son « ici et maintenant ».
Atget « recherchait ce qui se perd et ce qui se cache, et c’est pourquoi ses images contredisent la sonorité exotique, chatoyante, romantique des noms de ville : elles aspirent l’aura du réel comme l’eau d’un bateau qui coule. Qu’est-ce au fond que l’aura ? Un singulier entrelacs d’espace et de temps : unique apparition d’un lointain, aussi proche soit-il. Reposant par un jour d’été, à midi, suivre une chaîne de montagnes à l’horizon, ou une branche qui jette son ombre sur le spectateur, jusqu’à ce que l’instant ou l’heure ait part à leur apparition c’est respirer l’aura de ces montagnes, de cette branche. »
A noter que la BNF a consacré une exposition à Eugène Atget, disponible en version virtuelle sous la forme d’un parcours visuel dans l’œuvre du photographe.
Walter Benjamin fait aussi une critique de la photographie dite « décorative », de la photographie de « création » dans la « Petite histoire de la photographie ». Il entend ainsi dénoncer une photographie qui s’affranchit de sa dimension éthique, historique et politique pour ne devenir qu’esthétique. Une photographie, donc, réduite à sa dimension esthétisante, qui cherche à plaire plutôt qu’à délivrer une expérience et un enseignement.
Benjamin pense sans doute, notamment, aux photographies d’Albert Renger-Patzsch (dont l’album s’intitule Die Welt ist schön, Le monde est beau).
« Si la photographie s’affranchit du contexte que fournissent un Sander, une Germaine Krull ou un Blossfeldt, si elle s’émancipe des intérêts physiognomoniques, politiques ou scientifiques, alors elle devient “créatrice”. L’affaire de l’objectif devient le “panorama” ; l’éditorialiste marron de la photographie entre en scène. (...) “Le monde est beau” telle est sa devise. En elle se dissimule la posture d’une photographie qui peut installer n’importe quelle boîte de conserve dans l’espace, mais pas saisir les rapports humains dans lesquels elle pénètre, et qui annonce, y compris dans ses sujets les plus chimériques, leur commercialisation plutôt que leur connaissance. Mais puisque le vrai visage de cette création photographique est la publicité ou l’association, son véritable rival est le dévoilement ou la construction. »
Pour terminer, il faut garder à l’esprit en abordant ce texte de Benjamin que, comme André Gunthert le rappelle, Walter Benjamin comme Roland Barthes d’ailleurs (dans La Chambre claire) « utilisent leur propre intimité pour approcher et comprendre l’image et y insuffler du récit.
Autrement dit, l’approche de ces deux penseurs montre également à quel point l’image peut être souvent prise dans un discours, dans une fiction qui oriente sa perception et sa lecture. A ce sujet, Paul Edwards écrit ceci : « Traversée de mots, mise en mots, mettant en scène les mots, avoisinant les mots, il y a toujours un discours public et privé qui hante l’image » (in Soleil noir. Photographie et littérature, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p.10).