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Testament phylogénétique (II) 

mercredi 14 janvier 2004, par Catherine Lévy-Hirsch (Date de rédaction antérieure : 1 av. J.C.).

Quelles que soient les cités, l’argent facile sert aussi à nourrir la famille. Entre nous, on appelle ça le NRFC, les nouveaux revenus des familles au chômage.

Dans notre pays en crise les chercheurs d’emploi se heurtent aux barricades de la production. Travail et emploi y sont confondus. Le deux pour le prix d’un avec le troisième gratuit est le nouvel étalon des mesures qualitatives.

Avant de plonger, avant que leurs boîtes à brimades ne volent en éclats, Miloud et Pierre étaient encore dans l’attente de ceux qui avaient à peine dépassé l’âge des emplois jeunes ; et comme les emplois vieux n’existaient pas, ils n’avaient plus pour eux qu’une carcasse vide de sens. Quant aux nés après, ils se vengent de ce qu’ont pu subir leurs frères aînés. Pour ces petits frères et sœurs qui n’ont même pas eu le temps de passer des albums d’images à la canette, la chasse aux flics a remplacé les bouzkachis. La castagne est un nouveau rite d’accession à la maturité.

Dans nos vêtements salis par la crasse de la collectivité et élimés par l’usure de nos vies, on a tenté de vendre des journaux. Eux, ils avaient encore assez de tripes pour essayer d’avoir de la dignité, comme disent les autres. Je restais à leur côté. Quand on est entre deux on veut éviter la folie de la solitude, alors on marmonne ou on fredonne. La résonance des sons c’est comme des battements de cœur, on se tient compagnie.
Qu’on se taise ou non la même expression inanime les visages qui passent. J’ai vécu l’heure où, après nous avoir avalées, les charybdes mécaniques rejettent les laissés-pour-compte que nous sommes dans des terminus. Plantées dans les entrailles de la terre, les lumières des magasins aspirent les résidus d’une société de consommation que nous ombrageons. La foultitude nous expectore sur les bouches d’égouts, au pied des portes de la sublime. Quelque part on sait qu’on n’y aura plus accès.

Après y avoir cru, ils en ont eu marre d’être comme des balles de ping-pong qui se baladent de mairies en services sociaux en dortoirs éphémères en… Les gens de bonnes mœurs vous y regardent de haut et vous traitent avec une aura de bienveillance qui empeste l’autocratie des représentants de la charité du monde libre. Référence universelle d’une caste de générateurs d’humanitaire à la chaîne qui parle beaucoup de ses actions généreuses. Elle en oublie même notre présence parfois.

Un jour, j’avais accompagné une débutante à la crèche de Malakoff qui accueillait encore son enfant. Elle avait cru, l’erreur est humaine, avoir reconnu une bénévole en la personne de Marie, la directrice. Spontanée, elle lui a posé la question. La réponse fut courte mais signifiante. " Pourquoi faire du bénévolat alors qu’on peut être payé pour ? " En début de galère, ça fait du bien au cœur. Faut pas les déranger ces gens-là.
Si, il y avait une exception, une seule, il s’appelait Julien de Toledo et chez lui, on a existé. Et pas comme ils veulent, que vous voulez qu’on soit. Même dans cette maison où les gens faisaient ce qu’ils pouvaient pour se dépêtrer, on était restreints de villégiature. Mais vous avez raison, le lait en poudre premier âge, les petits pots pour bébés, les boîtes de conserves aux contenus tristes et fades sont payés avec vos impôts. La hantise de ne pas savoir où irons dormir les enfants demain, la fatigue, le froid, le stress, l’humiliation ne sont pas compris dans vos taxes.

De toute façon, nous, on ne pouvait plus remonter la pente. On a frappé à d’autres ouvertures sporadiques. On a été encore et encore séparés par ces fermetures automatiques de portes sans passage qui donnent accès au mirage d’une oasis polluée par le dédain.

A force d’être virés tous les matins mes compères ont arrêté d’y croire. Ensemble, on s’est mis à mendier, à quémander quelques pièces en échange de nos vies. Histoires jamais identiques mais toujours répétées à des têtes différentes. Certains jours on sortait de taule, d’autres on avait tout perdu, d’autres encore on démarrait dans la galère et on demandait de l’aide pour ne pas plonger. Parfois, on était même nantis d’une famille. Leurs mensonges étaient leur dignité, à la longue, ils sont devenus leurs vérités. Eté comme hiver nous étions soudés, pompant notre énergie dans des bouteilles de chaleur liquide.

En hiver on fait pitié, les gens n’aiment pas nous voir traîner dans les rues. Ils compatissent et nous tendent la pièce plus facilement. Du passant qui passe il est plus facile d’obtenir des tunes qu’un sourire, le délestage de quelques pièces soulage les consciences. Après, ils ne pensent plus à nous. C’est comme les films, on adhère sur le moment et après on oublie, surtout quand ça nous dérange et qu’on devrait se remettre en question. Notez que le plus dur, ce sont les commerçants. Cette corporation déteste quand on déambule en titubant et en alpaguant la clientèle devant leurs magasins. Alors ils appellent les flics pour nous virer. Quand il fait froid on a toujours notre thermos incorporé bien rempli. Parfois, on pousse le bouchon un peu loin sans qu’on s’en rende compte.

Le jour où on a compris que les animaux nous protégeaient des rafles, on en a adopté. Les gens aussi aiment bien les animaux, c’est une bonne entrée en matière pour une conversation. Quand on a pas de mioches, on commence par le chien et on termine par notre supplique. En général ça marche.

Parfois on a recours à l’humour. Mais l’humour en France n’est pas comme chez nos amis insulaires. Contrairement aux Anglais qui parlent humour, les Français parlent de l’humour avec des phrases toutes faites du style : " Oh, celui-là avec son humour. " Alors, on répète des conneries humoristiques. Coluche reste à la tête du palmarès. Lui qui savait si bien parler des inconnus de la société civile. Nous n’avons pas son talent, nous sommes tout au plus des diffuseurs de nouvelles dans les endroits où nous passons en baladins.
Une bande de paumés, c’est comme un accordéon, ça s’ouvre et ça se referme. L’air frais qui initie la musique de l’indigence, c’est les nouveaux esquintés qui déboulent. Ca passe ou ça casse. Entre les jeunes et les vieux il n’y a pas de différence. La solidarité chez nous on sait ce que c’est, à condition qu’on respecte le chef. De tous, j’étais le plus cultivé et comprenais le mieux les systèmes. C’était moi qui étais chargé des relations publiques.

Quand l’un d’eux ne voulait pas se soumettre j’avais dressé les autres à le mater jusqu’à le battre à mort. Les largués du coin me payaient tous une redevance, ceux qui ne voulaient pas ne faisaient pas long feu. On les retrouvait au matin, dans un coin. Ces gens-là n’ont pas de vie, c’est normal qu’ils n’aient pas de mort.
La mort, j’y pense depuis longtemps. Un des mes personnages disait : " Le drame de la vie c’est qu’on ne crève qu’une fois, alors autant que ce soit une fête. " Il avait l’art de la mise en scène. Je l’aimais bien celui-là, un peu cynique sur les bords. Le cynisme ne permet-il pas d’éviter les débordements ? Au moins les cyniques ont une arme pour se défendre d’eux-mêmes. Tans pis s’ils cassent les autres. Les autres c’est nous, c’est moi.

J’ai préféré la violence et comme tous ceux qui en sont arrivés au même point, je me suis délité dans la confusion de la manipulation. La mort ne peut-être que le paradis par rapport à l’enfer que je vis. Pour mes potes ce n’est pas mieux. Sur les crachats que nous sommes, l’emprise du temps est inverse à celle de l’alcool. Elle rend irrémédiablement triste. On porte sur nous les restrictions d’humanité de la communauté. Je m’étais tellement enfoncé que j’ai pu voir changer ce monde comme personne. Quand on n’a rien à faire on a tout à découvrir, alors on observe. J’ai assisté à la désincarnation rotatoire des villes. Aujourd’hui, je ne vois que le profit étayer ces paysages uniformes, portraits moulés des banlieues parisiennes.

A Châtillon, grâce aux magouilles des politicards et des constructeurs qui spéculent sur leur profit, les nouveaux bâtiments remplacent les petits immeubles où respirait la vie. Où qu’on aille maintenant l’existence est dirigée par des plans d’urbanistes qui la distillent dans la masse et nous obligent à aller où leurs mains purifient vos espaces.

L’heure où les belles constructions se remplissent des misères individuelles sonne le glas tous les jours. Ils y dissimulent tous leur pauvreté et enferment leurs anorexies dans de belles cuisines, équipées. A défaut de verdure, leurs chambres à coucher donnent sur des plantations de T.G.V.

Dans le prolongement élastique des ceintures urbaines les vieux arrivants des faubourgs composent la dynastie des nouveaux arrivés des banlieues. Ceux-là se cloisonnent et affichent leur éclat fatuitif dans des nids où ils cultivent leur argent, leurs trouilles viscérales et leur culture normalisée taille 34.

Cette génération d’arrivés à un point de non-retour se gargarise de la vie des people. S’instruisant des rubriques mondaines ils savent les : sont ensemble, attendent un enfant, se séparent, adoptent un marsupial ou un vieillard impotent qui fera magnifiquement figure d’antiquité dans le salon. Prochaines rubriques prévues : sont en phase terminale, se font cryogéniser (richissimes primates déterminés à être les précurseurs de la nouvelle ère " homo cryogenesis "), s’est fait cloner. Affirmer la dernière rumeur fait partie de leur standing. Utilisant leur pécule intellectuel à tout savoir de tout le monde, ils s’économisent, évitant ainsi toute prospection individuelle.

Tiens, j’ai fait l’expérience des horoscopes. En dehors des crises de fou-rire et de leur côté fédérateur (qu’est-ce qu’on papote en les lisant), j’admire leurs rédacteurs. Parvenir à raconter tout le temps la même chose, il faut le faire. Par contre, ils ont un talent fou pour décliner autant de situations sur trois thèmes principaux, argent, amour, santé. J’ai même utilisé le précepte, j’ai été un mage du métro ; j’avais mes habitués ! Le tout, c’est la façon dont on dit les choses. C’est pas pire que ces esculapes diplômés par la Faculté, qui prennent vos mains pour vous en lire les lignes.

C’est cette gent qui initie la disparition de la voie lactée. Thaumaturges et assoiffés de mystère cherchent la magie dans un abreuvement de sornettes astrales ou mystico-glinglin dévoilées par des sorciers en mal de puissance. L’allégeance à la bêtise est un art dans lequel ils sont passés maîtres.

Mues par une imagination frétillante, ces personnalités friables, empaquetées dans leurs murs protecteurs, organisent des distractions banales aux saveurs insipides. Passant allègrement de la bulle piscineuse à la réserve attractive, ils jouent sans pouvoir s’amuser, à des jeux idiots qui exorcisent leur peur de la mort. La crainte du ridicule les anime. Le ridicule pourtant ne tue pas, ce n’est que le sentiment de se sentir ridicule qui tue. L’apesanteur sociale est une chape qui inhibe. Parqués à l’intérieur de barrières invisibles, ils restent ficelés aux fondations de l’empathie de l’indifférence.

De la soirée thématique au bal costumé, les manifestations sont déplacées du lieu au ban. Réminiscence d’une bourgeoisie provinciale qui s’ennuyait dans les années de l’après-guerre ou incapacité d’innover ? Toujours est-il qu’ils s’incrustent dans leur pellicule imperméable à toute forme d’attraction. La soupe de tortue au madère ne diffusera plus son odeur d’ammoniaque, elle est restée dans son époque.

Constamment à l’affût d’une spéculation possible, ils accumulent des best-sellers qui se convertissent au gré des modes. Faculté d’adaptation, signe des temps ou mollesse d’individus ? Après les comment faire pour…, suivis de la série des mieux-se connaître, mieux-connaître les autres, mieux-dominer, mieux-comprendre les choses, mieux-se porter, mieux-déplacer le placard de la grand-mère Myrtille sans que le pot de confiture de caramel confectionné par la Tante Framboise ne se renverse dans le trou des sabots du grand-père Arthur, les manuels de savoir arrivent sur le marché.

Savoir-acheter, savoir-être, savoir-vivre, savoir-aimer, savoir-méditer, savoir-connaître, savoir-découvrir, savoir-être curieux et savoir-être étonné, savoir-émouvoir et savoir-être ému, savoir-réfléchir et savoir-raisonner pour finir par savoir-penser mode d’emploi (tome 27 en cours d’écriture), sont leurs livres de chevet.

En quelques décennies, croyances et religions ont fait place au discours scientifique magnifié, qui a fait place à l’énergie (pour ceux qui en manquaient), qui a fait place à l’émotion (pour les glaçons), qui a fait place à la cure d’amaigrissement (pour les anorexiques), qui a fait place à l’astrologie (pour les réfractaires à la vraie poésie) et à la psychothérapie vaseuse (pour ceux qui ont peur de se voir en face), qui a fait place à la philosophie (pour remplir les salles de spectacles vides) et à la sagesse antique carrément détournée. Le flacon d’antidépresseurs reste sur la table de chevet de ceux qui prétendent ne pas en utiliser.

Les quadras passés et les moins de vingt ans ont les mêmes références et la même immaturité. Pour les mutants de l’après-guerre emballés sous blister, les jeunes pousses sont des tumeurs troublantes les mettant en danger. Précurseurs d’une lignée génétiquement modifiable plus que bourgeons fragiles sur le point d’éclore, ils sont considérés comme des bubons prêts à exploser.

Les pratiquants du culte du jeunisme se cramponnent au premier degré de la pyramide des âges, remplaçant ainsi le mythe de la jeunesse éternelle par des sacrifices dégradants édifiés en mascarades rituelliques ; reproduire sans s’élever demeure à tout jamais leur finalité. Préférant le leurre, ils se radient intentionnellement de la chaîne de transmission.

Objets de réussite, les enfants des jouvenceaux à la sénescence camouflée sont les produits de consommation favoris des " adultes. " L’omphalos est incarcéré dans un bunker, le codex ne sera pas transmis. L’héritage remplace le testament. La stagnation des uns rend l’ascension des autres impossible. L’autodafé cellulaire devient un testament transgénique modifiable à souhait. La phylogenèse sera un vieux souvenir.

Au lieu d’explorer l’univers, les nouveaux fureteurs achètent le monde dans des centres commerciaux bâtis sur un terreau infécond. Ils sont enivrés par les litanies marchandes que bénissent les bouches invisibles ; voix des dieux et des pythies vantent les mérites des rêves. Une euphorie collective s’installe dans les nouveaux temples.

Relégués au statut de larves, plus jamais les adolescents ne pourront s’alimenter de gelée royale. Les mouches à miel ne pourront plus butiner, elles ont été décapitées sur les édifices cérémoniels de la création. Maya l’abeille a remplacé le vol du bourdon, le futur n’a pas d’avenir. Nun will die Sonn’ so hell aufgehen. Citadelle, existeras-tu un jour ?

Les nec plus ultra choisissent des lectures sanctifiées par le synode des nouveaux sages. Le mauvais écrivain que je suis aurait pu l’utiliser un jour en employant le terme de l’aréopage hoquetant. Dommage que je n’aie pas de quoi noter mes pensées furtives sur la marche du monde. De bout de papier en bout de papier on fait des œuvres qui deviennent de l’art pour terminer en chef-d’œuvre. De ma merde littéraire à une œuvre à l’hermétisme pas très catholique au précis d’un Cioran enseveli sous le tertre de la pensée positive.

Petit ricochet sur le " Savoir : mode d’emploi. " Il suffit d’appliquer au quotidien les mots, lignes, paragraphes et chapitres nomenclaturés pour être des reconnus. Ceux qui ont de l’audace rehaussent leur platitude d’un Köchel quelconque. Triste compensation jubilatoire d’une médiocrité sociétale institutionnalisée comme modèle.

Si Newton vivait encore il serait ébahi du rejet de deux corps. L’ère de la dislocation est arrivée. Rejet universel et désunion cosmique sont la re-création de l’homme putréfié.

A défaut de se façonner par l’expérience les périphéraux, les incarcérés de l’au-delà et tous les acolytes de l’eugénisme social achètent la pensée pour apprendre à se réaliser. Adhérents d’un jour à l’idée la plus médiatique formulée par le penseur de service, ils écarquillent leur esprit et barbotent dans les résolutions attirantes et éphémères qui ne résolvent en rien leur peur de la dépression. La dépressurisation de leur ornement n’affectera en rien la valorisation de leurs diplômes, pensent-ils ? Avec un masque adjuvant posé sur le rictus de leur ambition ils partent en voyage, vont très loin et en sont fiers.

Leurs chemins initiatiques sont les billets des destinations de luxe achetés au rabais. Quand ils parlent de la misère des pauvrissimes, elle est une parenthèse entre une chambre d’hôtel sublime, un plat divin, une sculpture vieille de…, un coucher de soleil comme vous n’en avez jamais vu nulle part.

Ils sont prêts à regarder ce qu’on leur montre pour faire ce qu’on leur dit, être étonnés de tout. Regarder ce qu’on leur dit de voir, regarder au travers d’un filtre numérique pour mieux éviter de voir. Miroir de visée plus que point de mire, leur vue est une hallucination angulaire et sélective des regards dressés à une vision obtuse. Le monde est un immense prisme emprisonné dans leur diaphragme.

Quand, par hasard, ils sont projetés dans la réalité d’une relation inopinée, ils l’emmagasinent comme souvenir et l’éructent dès leur retour. " Tu te fais inviter chez eux juste parce que tu es un étranger. Tu te rends compte ! Mais je me méfie, quoique j’aie fait attention à leur susceptibilité, j’ai préféré faire ce que le guide m’a dit. On ne sait jamais ".

En repoussant la spontanéité d’une invitation ils replacent ces indigènes à leur fonction d’êtres domesticables. Les nouveaux globe-trotters sont pires que les anciens colons. D’une génération à l’autre ils reconduisent les pensées racistes dans leurs clichés défectueux.

Et ces extravagances que leur proposent les guides ! Sur les chemins ordonnés d’une excursion organisée ils vont à la rencontre des exotiques. Alors que leurs hôtes servent discrètement le dernier poulet comestible tué en leur honneur, ils ingurgitent de l’ambroisie. Pendant ce temps un accompagnateur au sourire véreux dispense quelque monnaie. Dédommagement gracile pour menu fretin.

La piquette, ils ne connaissent pas. Persuadés que du sang hiérophanique coule dans leurs veines, ils ne se rendent pas compte que leur nectar de sérénité et d’harmonie est aseptisé, comme le sont les reliquats de leurs pensées récurées. En fait, ils sont phobiques à l’idée de vivre pendant que nous on meurt du froid sans y survivre. Ils se déplacent sans marcher et parcourent le monde comme ils effleurent leurs vies, sans jamais se transformer. Ils décorent leur vortex et n’osent jamais le voyage qui amène au centre. Quoiqu’ils fassent ils restent des excentrés.

Gens de la rue ou gens protégés, on a tous la même idée, on court de façon effrénée vers l’image de la stabilité. La peur de vivre rase toute individualité. Nous, où qu’on aille, c’est un paysage dévasté.
Les villes changent au gré des politiques. Comment être efficace quand je sais que les dirigeants veulent des habitants qui rapportent et pas des poids qui coûtent ? Je me suis révolté, mais pas du bon côté. Les visages que montre notre société métissée doivent être blancs, comme les façades des murs. Blancs comme le marbre qui orne les entrées des résidences sécurisées. Blancs et livides comme ces cerveaux sollicités pour des élections prophylactiques.

Victimes heureuses des discours humanistes de politiques en mal de voix qui lénifient leur clan par des accroche-cons qui rassurent leurs peurs archaïques, ces âmes bonnes vocifèrent leurs trouilles avec les bulletins de vote. Apparences d’esprits délavés dont les corps fonctionnent. Ils se disent Homme.

Je me revois encore avant que je n’arpente les souillures de nos cités, que je ne respire l’air vicié des souterrains et des parkings, de ces espaces confinés qui reflètent vos asphyxies. Vous aimez quand les minables y restent planqués, ça fait plus vrai, et plus propre dans les rues aussi.

Dans le regard de ceux qui nous frôlent apparaît la certitude de l’éviction. Ils passent, devant, à côté, derrière. Jamais de face à face. Certains n’ont pas droit aux regards, aux paroles. L’empreinte de leurs corps ne marque pas le sentier des rencontres. Il n’y a pas de communication parce qu’il n’y a plus d’altérité. Et les marronniers continuent de fleurir.

L’histoire de ce meurtre commis par la tribu du désespoir n’est qu’un pâle reflet de la réalité. Caché dans l’œuvre de l’innommable misère, je n’ai disséminé que quelques semences de vérité dans un texte. L’assassinat et le dépeçage de Lulu. Des Lulu, on en a eu plusieurs, autant que de pavillons de la torture. L’heure est venue pour que je vous raconte quelques parcelles de ma vraie vie. Les flics confirmeront mes dires, ils ne savent que ce que j’ai fait, ils ne savent pas qui je suis.

Ce passé que je me trimballe me tue et me repaît. J’ai inlassablement comblé mes lacunes en utilisant charme et théories. Pendant des lustres mon entourage n’y a vu que du feu. Des marionnettes. La compensation a toujours été mon essence. Créant une nouvelle liaison en agressant l’ancienne et en m’arrangeant pour être la victime de la personne que je m’appliquais à anéantir. Rien de plus facile. C’est même devenu un mode de fonctionnement avec les femmes.

Je ne me suis jamais confronté à une compagne qui n’ait pas la même paranoïa que moi. Sinon, comment aurais-je fait pour ne pas lui sembler un martyr ? Je me suis toujours arrangé pour qu’elles ne connaissent pas mes ex afin de mieux les retenir clôturées dans mes montages mensongers. A celles qui avaient des malheurs, j’opposais les miens pour lui prouver que je la comprenais, toujours en me laissant une marge de création cohérente et illimitée en matière de persécutions. Quitte à inventer les agressions que j’étais censé subir. Je n’ai jamais pu rester en carence de conflits, ils m’alimentent. Je suis devenu un surdoué de la récup, prenant tout ce qui me tombait sous la main pour l’amplifier et m’octroyer le rôle de souffre-douleur. Je ne suis pas co-promoteur de mon bonheur, je suis l’auteur de mes malheurs.

J’incarne l’art du drame, ma vie doit être pire que celles des autres. Passé maître dans la pratique du maniement des âmes, je laisse croire à l’élue qu’elle me protège.

Vous voulez le truc pour faire comme moi ? Tiens, plutôt un scoop. J’aurais pu créer une méthode de développement personnel. Explosif à retardement qui mutile les esprits sains. De vrais manuels à l’usage des faibles à l’esprit torve.

N’est-ce pas Hâfiz qui disait : " Un trop de quelque chose est un manque de quelque chose " ? Quand je vous disais que j’étais pété. Re-pre-nons. Socrate, c’est mieux non ? Après un hurlement, le silence qui tue. Pourquoi aucun écho ne m’est retourné ? J’emmerde Sénèque et Epictète. Ce sont des dictateurs. Je ne veux pas me normaliser. Je veux faire exploser ce poids qui va m’ensevelir.

Ma virilité, voilà le trop. Voilà le manque. Je suis le fruit d’une omission sociale. Maillon d’une chaîne invisible mes dents barbelées happent d’un côté ce que je dépose de l’autre. J’affirme pour cacher mes doutes. Je donne deux informations inverses pour déstabiliser celui dont le sang me ravitaille. Je m’acharne jusqu’à désâmer ma proie et me nourris de sa substantifique moelle. L’autre n’est qu’un abreuvoir vivant. Je suis toujours à la recherche d’un tiers compréhensif et d’un coupable de service. Je ne saurais vivre sans me faire plaindre, il faudrait que j’existe par moi-même. Dès que le compatissant comprend dans quoi il s’est fourré, je le rejette et en trouve un autre. Le prédécesseur devient à son tour le méchant de service.

Je suis à la mode, non ? Présentable bien qu’un peu passé, le bimbo de la rue que je suis sait aussi bien que les têtes du poste anéantir avec un sourire aux lèvres. Plus grande est la débilité de ces béotiens, plus vite ils grimpent dans l’audimat. Leur férocité fédère plus que la compassion. La castagne télévisuelle est, elle aussi, un rituel d’accession à la maturité ; pour les pros, comme pour les anonymes. Maturité à la connerie, à la sauvagerie, à l’indifférence. Avec une pègre pareille, ce n’est pas étonnant que les " mass " politiques instrumentalisent la populace à souhait. Politiques, patronat, médias : même combat, même techniques de marketing. A leur solde, les artisans audiovisuels de la haine formatent leurs audiences. Profitant des effets hallucinogènes provoqués par ces anesthésiants, le patronat jouit, le quidam se meurt. La construction des émissions n’est que stratégie. L’audimétrie est devenue une science qui a supplanté la géométrie. Les plans des bâtisseurs se sont transformés en plans sociaux et transgéniques. La plume qui sert à leurs tracés est enduite d’un poison mortel : la méchanceté. Pas la mienne, pas la vôtre. La nôtre.

Petit à petit, les enfants du pays d’Enrico sont des esclaves. " Enfants de tous pays, tendez vos mains meurtries, semez l’amour et puis donnez la vie. " Mais certains enfants de la vie ne peuvent plus tendre leurs mains meurtries tant ils sont affaiblis. Ils sont comme ma princesse et n’ont plus de force pour chanter. Pour aimer. Seuls les barons de la finance et leur basse-cour chantent encore : " Enfants de tous pays et de toutes couleurs, vous avez dans le cœur notre bonheur. " Quand ils gloussent de plaisir, c’est pire, car ils reprennent en chœur : " C’est dans vos mains que demain notre terre sera confiée pour sortir de notre nuit. Jetez vos armes, faites du monde un paradis. "

Fini le temps où tous les gars du monde se donnaient la main, ce sont tous les patrons du monde qui se la donnent. Dark Vador n’est pas mort, vous lui faites de plus en plus de place. L’ère des destructeurs est arrivée. Détruire est un mot délicieux, vous ne trouvez pas ? Détruire qui ? L’autre. Détruire son alter ego pour asseoir sa notoriété, pour booster sa puissance, pour glorifier la gloire.

Gloire à quoi ? Gloire au crime. La probité a été. Le temps va s’écouler, il faudra encore attendre un cycle. Les prédicateurs sont des vautours et moi, j’aurais pu être un vampire.

Vous connaissez : " Nous n’irons plus au bois " ? On peut chanter sur le même air : " Le jardin est fané, les hespérides sont mortes, la la la la la la la la la la la la... ".

Et pourquoi je ne serais pas sibyllin moi aussi ? Quand je vois vos regards ahuris, j’ai l’impression de me voir quand je vous regardais, il y a un an. J’étais là, dehors, devant la porte. Vous avez été moins élogieux que ce soir à mon égard. Marchant la tête haute, et gardant les mains dans les poches. L’amour n’est plus qu’un discours lénifiant. L’ignorance a remplacé l’hermétisme universel. Dehors, dedans, regards, vision. Dehors, dedans, regards, vision. Ma vie n’est qu’une déchetterie. Ma tête un repaire, mes potes un gluant aggloméré de vides.

Saut de marelle pour un petit tour à la case départ. Moi, ma vie, mon œuvre. Le soir, dans le palais de notre exil, on se tient chaud, on boit de la vinasse. C’est comme ça qu’il y a quelques mois j’ai connu la princesse. Avec elle à mes côtés, je suis retourné dans ma jeunesse. Il faisait si froid dehors et si froid dedans.
Devant un " café philosophique " nous refaisions le monde. Des emballages posés sur le sol humide remplaçaient les trônes littéraires, nos excréments en décomposition nous rappelaient notre condition. Les philosopheurs, cafetiers et théâtreux, nous avaient depuis longtemps déjà éjectés. Dans cette ambiance désintégrée qui était la nôtre, nous étions tous assis autour d’une casserole qui buvait ses dernières gouttes d’alcool à brûler. Pourtant, nombre d’entre nous buvaient les paroles des anciens. Pour décrypter ce qui se passe, pour essayer de piger quelque chose à cette humanité dans laquelle nous vivions, pour comprendre pourquoi, malgré les avancées de toutes sortes, les atteints de reculades que nous sommes deviennent des intouchables.

La combustion des concepts laissait vite la place à nos rêves existentialistes. Exister, était-ce pensable au vu de notre réalité quotidienne ? La liberté individuelle est-elle une illusion ? D’autres questions étaient posées. Peut-on encore croire en la laïcité, en une religion quelconque, faire de la politique ? Pour rester dans les critères à la mode, je rappelle, en bon rhéteur que je suis, que le mot politique vient du grec " politikos " qui veut dire " de la cité. " Comment faire pour s’occuper de la cité quand on est un inconnu de son annuaire ?
Et quand on est deux " tout seul ", le couple, peut-il exister ? Si oui, sur quel modèle de fonctionnement : un homme, une femme, un travail et une maison pour y accueillir les enfants ? Le couple n’est-il pas qu’un remède à la peur qu’on a de se décevoir dans nos tentatives de découvertes et de confrontations au monde ? En quoi ce un fait de deux est-il un lien ? Qui existe, le un, le deux, le trois ? Qui est soi ? Qui est l’autre ? L’autre et la Chose plutôt que la chose et l’Autre ? Le couple est-il un refuge ou une ouverture ? Un lien qui sert de cordon ombilical ou une partie du lien social ?
C’est vrai que c’est plus facile de fonctionner en miroir. Les intérêts c’est comme les névroses, pour qu’ils s’épanouissent, il faut au moins s’y mettre à deux. Les dispensateurs des prix littéraires et les éditeurs en savent quelque chose, non ?
Quant à la philosophie, certains directeurs des théâtres de banlieue en connaissent un bout. Pour mieux faire crever l’éducation populaire, ils musellent la plèbe en favorisant les dignitaires. Transformés en hérauts de la res publica, ils sont complimentés par leurs ouailles de l’égotisme qu’ils dégagent. Retournant le compliment en félicitant l’intelligentsia locale de la justesse et de l’intelligence de ses propos, ils eugénisent la philosophie. Sous couvert de ce qui a été une valeur sûre du peuple, ces putes de l’art n’instruisent que les initiés du cru à ce qu’ils appellent la raison. Visant l’éradication d’un peuple diplômé en désarroi qui risquerait de prendre la parole en faisant entrer dans l’arène la voix de la rue, ce public, très privé, voue l’éducation à la mort. Le corps des mandarins se nourrit des subventions allouées à l’ensemble de la population qu’ils détournent à leur profit. S’appropriant la liberté de penser, ils se réfèrent aux grecs pour parler en privé de la chose publique. Se rapportant aux textes antiques ils s’imprègnent d’une sagesse en vogue qui n’est pas la leur et qu’ils ne peuvent appliquer tant le mot Egalité leur fait peur. Leur Laïcité organise une paix sociale dans laquelle ils incluent une tolérance entre personnes et groupes identiques, en n’additionnant que les références aux transcendances qui les fédèrent. Les bioéthiciens du clanisme composent un " nouvel ordre ", sans penser une once de seconde, qu’ils mettent en place une sélection que par la suite, ils appelleront naturelle. L’histoire se répète, les siècles avancent à reculons. De ce mépris culturel, j’en ai gardé le potentiel. Il en est de même de la verve qui nous anime. A chacun son public, le tout étant d’être un cannibale. Nous ne différons que sur le choix de la communauté sur laquelle nous jetons notre dévolu. La consistance des portefeuilles les différencie.
Retour au pavillon de la torture et autres exemples de questionnements. Enfermés dans nos pensées étions-nous libres dans nos mouvements ou l’inverse ? Où était la prison ? Dans nous, dans les autres, dans le dehors, dans quel labyrinthe ? Dans la lumière du jour ou dans la noirceur de la nuit ? Corneille ou Blier ? " Cette obscure clarté qui tombe des étoiles " ou " Un deux trois soleil " ?
Soleil ? Ah, ah, ah. " Oh, lève-toi soleil, fais pâlir les étoiles qui dans l’azur sans voile, brillent au firmament ". Ah, pardon. C’est de la musique. Je n’ai pas dit de la grande musique. La graaaande musique témoigne des canons à la mode, elle est propagandée par le pouvoir financier sur des disques passant au tamis auteurs et morceaux. La culture musicale doit s’étendre sur vingt-deux plages, soixante-douze minutes et trente secondes de publicité avant le vingt heures. Non, Déodat de Séverac n’est pas une marque de foie gras, pas plus qu’Emile Waldteufel n’est un label de flammekuech surgelé. Non, Chostakovitch ne présente pas la météo.

P.-S.

A suivre...

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