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Un démon d’occident 

vendredi 26 octobre 2007, par Laurent Margantin

L’image de Goethe la plus répandue est celle du sage de Weimar, poète rentré dans le rang après sa période rebelle, celle du Sturm und Drang. A travers un livre-somme et une nouvelle édition du premier Faust (dans la fameuse traduction de Gérard de Nerval), Jean Lacoste dessine un portrait moins consensuel du personnage, plus intempestif, pour reprendre un terme cher à Nietzsche, qui hante ces pages.

C’est en entrant au service du duc Carl August à Weimar que le Goethe poète, en révolte contre la société de son temps, serait devenu un haut fonctionnaire appliqué à faire oublier sa jeunesse tumultueuse, auréolée par le succès des Souffrances du jeune Werther. Or il faut aborder la vie de Goethe comme une série de tensions nourrissant son œuvre et sa pensée, ce que nous montre Lacoste à travers une suite d’ études abordant aussi bien la poésie que la philosophie ou les sciences. Derrière le fonctionnaire appliqué - aussi bien dans la gestion des mines que dans celle du théâtre du duché - ne cesse de reparaître un homme tourmenté, occupé par ce qu’ il appellera devant Eckermann le « démonique » . C’est le leitmotiv d’ une vie en somme, ce qui la rythme : le rapport à une force intérieure et inconsciente nommée « daïmon » par Socrate, et qui apparaît dans la vie et l’ œuvre de Goethe sous différentes figures humaines, réelles ou fictives.

D’abord celle de Carl August avec lequel Goethe, encore jeune (il n’ a que vingt-six ans) entreprend des virées nocturnes, des cavalcades dans les forêts, passe des nuits à la belle étoile. « Ma vie, écrit Goethe, glisse rapidement comme une course à traîneau, dans un bruit de clochettes, avec des hauts et des bas ». Atmosphère Sturm un Drang encore, et pas d’ assagissement en vue. De Carl August il écrira, près de soixante ans plus tard : « Il était alors très jeune, et naturellement nous faisions un peu les fous. Il était comme un vin généreux, mais encore en pleine fermentation. Il ne savait à quoi employer sa force et souvent nous fûmes tout près de nous rompre le cou. Au triple galop par-dessus les haies, les fossés, les rivières, courir du matin au soir par monts et par vaux et passer les nuits à la belle étoile auprès d’ un feu dans les bois : c’était là ce qu’il aimait ». On pense aux dessins de Delacroix représentant Faust et Méphistophélès à cheval dans la nuit, côte à côte, même si l’on ignore qui de Carl August ou de Goethe jouait Méphisto...

Parallèlement à cette vie animée, Goethe se montre bon gestionnaire et développe un esprit pratique qui ne le quittera pas : d’abord rejeté par les personnalités de la cour qui le considèrent comme le mauvais génie du duc, Goethe, enthousiasmé par ses nouvelles fonctions, saura se faire respecter. Ce n’est que dix ans plus tard, en 1786, que le démonique resurgira, l’amenant à disparaître soudainement de Weimar pour aller vivre quelque temps incognito en Italie, et retrouver la source créatrice étouffée par son activité administrative à Weimar. Alternance de visages donc, qui exprime la complexité du personnage, laquelle le conduira à toujours se considérer comme un voyageur, un Wanderer sans cesse accompagné par son ombre. Lacoste revient constamment à cette figure itinérante, aussi bien dans la vie que dans les œuvres du poète, et à ce qu’elle représente sur le plan de la pensée, une espèce de nomadisme intellectuel, de radicale étrangeté qui le place dans un constant décalage par rapport aux vérités de l’époque.

Vérités politiques par exemple. Jamais Goethe ne se reconnaîtra dans le nationalisme prussien célébré par Fichte, et il prônera vers la fin de sa vie l’avènement d’une « littérature mondiale », dépassant tous les espaces politiques ou linguistiques (la francophonie par exemple, qui ne saurait à elle seule fonder une « littérature-monde » !). Alors que la plupart de ses compatriotes combattent Napoléon, Goethe se laisse séduire par ce dernier, un autre démon de son temps. Et lui restera fidèle toute sa vie. La fascination se cristallise lors d’une unique rencontre, le 2 octobre 1808. Lacoste raconte la scène à partir du récit de Talleyrand dans ses Mémoires et des confidences du poète à Eckermann en 1830. « Après m’ avoir regardé attentivement, raconte Goethe, Napoléon me dit : « Vous êtes un homme ». Je m’incline. Il me demande : « Quel âge avez-vous ? » - Soixante ans. - Vous êtes bien conservé », propos assez communs auxquels le poète devenu vieux fait écho en évoquant des années plus tard l’exceptionnelle vitalité de l’empereur qu’il ne cessa d’admirer parce qu’il fut « un des hommes les plus productifs qui aient vécu ». L’artiste de la guerre et l’empereur des lettres européennes furent chacun dans leur domaine respectif des êtres supérieurs par cette force personnelle que Goethe évoquera devant Eckermann comme la plus grande source de vie, commune aux hommes d’exception.

Le démonique est « un des principaux moyens d’agir merveilleusement sur les hommes », c’est une force d’attraction permettant tout à la fois de commander et de séduire qui occupera l’écrivain toute sa vie, dans sa poésie, ses romans ou bien ses pièces de théâtre. On se souvient d’Ottilie dans les Affinités électives, figure féminine magnétique aux pouvoirs obscurs capable de plonger son entourage dans une fascination destructrice. Celle-ci apparaît dans un monde qui semble gouverné par la raison mais dont elle révèle le caractère superficiel. Goethe est un homme de la fin des Lumières, d’où ces figures remettant en question le statut prétendument supérieur de la raison. Car il n’y a pas de lumière sans ombre - Lacoste note à plusieurs reprises que cette pensée fondamentale de la théorie goethéenne des couleurs est partout présente dans l’œuvre littéraire. Et principalement dans le Faust qui occupa Goethe durant toute sa vie, Méphistophélès symbolisant cette force obscure aiguillonnant un savant désespéré par les limites de la science moderne. « Méphistophélès, écrit Lacoste dans son introduction au premier Faust, est une émanation de cette puissance universelle de négation et de destruction, qui est la contrepartie obscure de la capacité naturelle de la vie à la métamorphose ; il est une « partie de la partie qui existait au commencement de tout », et que les hommes associent aux ténèbres et au Chaos ». Esprit subversif en somme, dans une époque assurée de posséder la vérité, qu’elle soit scientifique, politique ou même artistique, pour l’imposer à tous, dans une manipulation de l’idéal démocratique qui culmine aujourd’hui dans un mélange de nationalisme creux (l’Etat vous dit qui vous êtes, puisque vous ne le savez pas) et de mondialisme béat et sans réel contenu. Goethe fut l’homme de nombreux refus, aussi bien dans sa théorie des couleurs conçue comme une charge contre la science de Newton que dans le domaine littéraire, où il rejeta le nationalisme ambiant pour se consacrer à l’étude de la poésie persane, étude qui le conduisit à l’écriture des poèmes du Divan oriental-occidental.
Parmi les multiples perspectives ouvertes par Lacoste dans La nostalgie de la lumière, il en est une qui fait bien ressortir le caractère démonique de la pensée goethéenne et sa puissance de refus des esthétiques, logiques, politiques établies, puissance qui ne cesse de hanter la culture européenne depuis deux siècles. Cette perspective est celle du « Goethe éducateur » auquel ne cesse de se référer un autre esprit intempestif de la culture allemande, Nietzsche. On passe aisément de Méphistophélès, esprit négateur, à ce dernier, contempteur de la civilisation moderne. Et c’est cette capacité de négation et de rejet des valeurs contemporaines - dans tous les domaines de la vie - qu’ admire le philosophe chez Goethe, lequel, du point de vue du penseur bataillant contre le nationalisme wagnérien, est une culture à lui seul, refusant toutes les normes historiques et étatiques de son temps. Nietzsche écrit (et lisons ces lignes en songeant au climat de néo-franchouillardise tragi-comique dans lequel nous vivons désormais sous perfusion médiatique et culturelle constante) : « L’Etat a la prétention de dire son mot, et même le dernier mot sur les problèmes de la culture : comme si l’Etat n’était pas seulement un moyen, un moyen très subalterne de la culture !... « Un Reich allemand » - combien de « Reichs allemands » ne donnerait-on pas pour un seul Goethe ! ». A la recherche d’une totalité individuelle évoluant au-delà des valeurs prescrites par une nation en mal de grandeur ou par un empire mondial d’un genre nouveau empêchant le développement d’individus autonomes, Goethe, aux yeux de Nietzsche, est un « homme fort, hautement cultivé, habile à toutes les choses de la vie physique, se tenant lui-même bien en main, ayant le respect de lui-même, pouvant se risquer à jouir pleinement du naturel dans toute sa richesse et toute son étendue, assez fort pour cette liberté ». La liberté d’esprit - mais aussi d’action - en ces temps de misère politique et culturelle, voilà sans doute ce que nous enseigne Goethe avant tout, dont la radicalité de l’œuvre-vie nous est ici révélée avec force et rigueur sous ses aspects les plus divers.

P.-S.

Goethe, la nostalgie de la lumière, de Jean Lacoste, Belin, collection littérature et politique, 462 pages, 30 euros.

Faust, première partie de la tragédie, traduction de Gérard de Nerval, édition de Jean Lacoste, 319 pages, 5 euros.

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