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"Un musulman de moins" 

mardi 29 octobre 2002, par Mona Chollet (Date de rédaction antérieure : 7 septembre 2001).

"Chaque fois que j’apprenais qu’un terroriste palestinien, ou un enfant palestinien, ou une femme enceinte palestinienne, avait été abattu par balles dans la bande de Gaza, j’éprouvais un tressaillement d’enthousiasme à la pensée qu’il y avait un musulman de moins." Cet été, ceux qui l’avaient déjà lu nous l’annonçaient : à la rentrée, la polémique livrée clés en main autour du nouveau roman de Michel Houellebecq, Plateforme, porterait sur le tourisme sexuel. Il ne semble être venu à l’esprit de personne qu’elle pourrait naître aussi du racisme anti-Arabes et anti-musulmans qui suinte de ses pages. De ce côté-là : RAS. Le critique de Libération écrivait le 23 août : "Rien dans le livre ne vient justifier les procès d’intention que lui font ceux qui ne le lisent pas (excepté, bien entendu, l’intention du succès). Pas le moindre propos raciste ou sexiste." Faudrait peut-être apporter tes lunettes à la révision, vieux...

Ailleurs, on lit aussi : "Le soir tombait : quelques moutons terminaient leur journée. Eux aussi étaient stupides, peut-être encore plus que le frère d’Aïcha ; mais aucune réaction violente n’était programmée dans leurs gènes."
Ou : "Racaille, racaille"... Mais, direz-vous (si vous avez écouté la radio et lu les journaux attentivement ces derniers jours), c’est le personnage qui parle ! On ne peut quand même pas faire endosser à l’écrivain les propos tenus par ses héros ! La moitié du personnel médiatique, en effet, s’est d’abord émue de la "vision ambiguë" que donne le roman du tourisme sexuel, histoire de lancer la polémique - et les ventes du livre - ; puis la seconde moitié - les critiques - est entrée en scène, confite dans sa supériorité, prenant la première de haut : mais, ce que vous êtes bêtes ! La fiction n’a pas à se préoccuper de défendre le bien et de dénoncer le mal !...

Non, bien sûr. Sauf qu’il commence à nous soûler, Houellebecq, avec son jeu de cache-cache minable, un coup à se retrancher derrière ses personnages, un coup à claironner qu’il leur ressemble beaucoup et qu’il pense exactement comme eux (il vient de confirmer en son nom propre, dans une interview à Lire, les propos tenus par son héros sur l’islam). Mais après tout, peu importe ce qu’il pense profondément : ce qui est encore plus inquiétant que le racisme présumé de Houellebecq, c’est ce qu’il révèle de l’état de la société qu’il décrit - car sur le diagnostic, le bonhomme est rarement tout à fait à côté de la plaque. Et ça l’amuse visiblement, d’écouter les cris d’orfraie que poussent ses contemporains, entraînés par lui dans le train-fantôme de leurs tares, de leurs manques, de leurs peurs.

La haine de l’islam est-elle devenue un lieu commun en Occident ? C’est une thèse que sa présence dans un livre de Houellebecq tendrait à accréditer. Et que le peu de réactions soulevées tendrait à confirmer. L’indifférence aurait peut-être été moins retentissante si le Front national occupait encore le devant de la scène : le mal est toujours plus facile à identifier et à dénoncer quand c’est l’autre qui le porte. Pâmés d’admiration, nos critiques bien français, 100% terroir littéraire, n’ont rien relevé. Un soir sur France-Inter, à la fin du mois d’août, Jérôme Garcin s’est vu offrir une heure d’antenne pour répéter en long et en large tout le bien qu’il écrivait la même semaine dans le Nouvel Observateur de Plateforme - édité chez Flammarion par son ami Raphaël Sorin -, et pour lui réclamer le Goncourt en trépignant. Dans Le Monde, Josyane Savigneau se mouchait d’émotion en évoquant la "belle romance" du livre, romance "qui finit tragiquement dans un attentat islamiste". Salauds de musulmans !

C’est donc un Arabe qui s’y colle, aujourd’hui dans Libération.
Abdel-Illah Salhi signe une tribune bien balancée, loin de l’indignation en service minimum. Il a relevé dans une vieille revue (1) une note signalant que l’islam est la religion à laquelle s’est convertie la mère de Houellebecq, "qui l’a peu aimé". Ce "cirque" ne serait-il qu’un "règlement de comptes familial" ? Il évoque alors la manie du "sale petit secret" qui traverse la littérature française, et avance une citation de Gilles Deleuze qui tombe vraiment à pic : "D.H. Lawrence reprochait à la littérature française d’être incurablement intellectuelle, idéologique et idéaliste, essentiellement critique de la vie plutôt que créatrice de vie. Le nationalisme français dans les lettres : une terrible manie de juger et d’être jugé traverse cette littérature : il y a trop d’hystériques parmi ces écrivains et leurs personnages. Haïr, vouloir être aimé, mais une grande impuissance à aimer et à admirer."

Si la "racaille" se mêle de critique littéraire, maintenant...

 

P.-S.

Première publication en septembre 2001.

5 Messages

  • La possibilité et la fiction 18 mars 2003 01:21, par François Monsset

    Il y a une chose que je ne comprends pas bien dans cet article, c’est l’espèce de mise en doute de la possibilité d’une vie brisée par des attentats islamistes (l’ironique "salauds de musulmans" à propos de la romance qui finit en tragédie dans le livre de Houellebecq). Une telle situation est-elle impossible aux yeux de l’auteur de cet article ? Le 11 septembre 2001 aux USA, les attentats de Djerba, Bali ou ceux commis en France dans les années 80 et 90 sont-ils de purs délires d’un écrivain en mal d’inspiration ? J’aimerais bien que vous publiez cet avis dans votre site (qui est par ailleurs remarquable à plus d’un titre) car je ne pense pas être le seul à avoir eu cette réaction d’étonnement en lisant ce texte à propos de l’auteur de Plateforme.

  • > "Un musulman de moins" 20 octobre 2003 13:50, par Fabrice Trochet

    C’est un roman. C’est une phrase sorti du contexte. Les journaux ont tous répété cette phrase sans écrire la précédente "L’islam avait brisé ma vie, et l’islam était certainement une chose que je pouvais haïr ; les jours suivants, je m’appliquais à éprouver de la haine pour les musulmans. J’y réussissais assez bien, et je recommençais à suivre les informations internationales."Ainsi l’amour frappe au hasard un personnage qui n’y était pas préparé, et disparaît lors d’un attentat perpétré par des terroristes islamistes . A ce moment, il éprouve de la haine envers ceux qui ont tué son amour qui vient sonner le glas de ces illusions. Très rarement la souffrance nous apporte la sagesse.

    Voir en ligne : Plateforme : La polémique enterrée sous les décombres

    • > "Un musulman de moins" 20 octobre 2003 19:04, par Mona Chollet

      C’est vrai, "l’islam a brisé sa vie" (encore que... est-ce vraiment l’islam ?). En cela, le roman (que j’ai lu dans son intégralité, par ailleurs) illustre parfaitement la logique qui domine de plus en plus dans nos sociétés. La souffrance, l’invocation de la souffrance, sert d’argument terroriste pour empêcher toute remise en perspective (dommage, car la remise en perspective est en général le seul moyen possible de remédier aux causes des violences) et pour excuser tous les débordements langagiers, les amalgames, les conclusions hâtives. Le héros de Houellebecq jubile quand l’armée israélienne abat des civils palestiniens ? Il faut le comprendre, le pauvre, il a perdu sa copine dans un attentat islamiste... Oriana Fallaci éructe sa haine de millions de musulmans dans un pamphlet fangeux ? Il faut la comprendre, la pauvre, elle a "la rage", elle habite New York, elle y a vécu les attentats... Ainsi chacun est invité à une empathie avec les victimes (ou avec des personnages se présentant comme tels) qui l’oblige à cautionner des formes de justice s’apparentant davantage à une vengeance ou à un règlement de comptes, au mépris de toute réflexion, de tout recul, de tout sens critique. Or on peut compatir au malheur des victimes sans forcément les suivre sur le terrain des conclusions idéologiques que leur malheur leur inspire (et dont elles risquent fort, à terme, de pâtir elles-mêmes).

      Le grand argument des opposants à la peine de mort était que le rôle de la société n’était pas de se faire le bras armé de la victime dans son désir de vengeance, mais bien de rendre la justice, ce qui n’est pas la même chose. Le consensus plus ou moins tacite autour de cette distinction semble s’éroder dangereusement, et je n’y vois rien de rassurant sur notre capacité à préserver les valeurs de cette démocratie dont par ailleurs on s’enorgueillit tant - comme si elle était un signe de noblesse ontologique, quasi inscrit dans nos gènes, et non un acquis, à protéger et à améliorer sans cesse comme tel.

      • > "Un musulman de moins" 21 octobre 2003 16:33, par Fabrice Trochet

        Le livre de Houellebecq est un roman, cela n’a rien à voir avec celui de Fallaci (voir lien)que je trouve ignoble. Dans les romans le thème de la violence a toujours existé. Dans la littérature tous les aspects de l’homme doivent être traités : le bien comme le mal. L’homme n’est jamais parfait. IL peut avoir des sentiments ignobles. Faut-il les taire ? Je ne le pense pas. La censure n’a jamais arrangé les choses. On pense être dans une période calme. Je crois plutôt que l’on vit dans une période tres haineuse. Chacun justifie les crimes de l’autre au nom de la persécution. Là je pense que vous avez parfaitement raison.

        Voir en ligne : Qui a peur d’Oriana Fallaci ?

        • > "Un musulman de moins" 21 octobre 2003 17:26, par Mona Chollet

          Je ne crois pas avoir parlé de censure... Je suis opposée à la censure. Mais là où nous ne sommes pas d’accord, c’est que pour moi Houellebecq ne relève pas de la littérature. Ce qu’il écrit, ce sont des produits médiatiques dérivés vendus sous forme de livres, mais pas des romans. Il exprime crûment ce que les pires clichés médiatiques ne font que suggérer, et en cela, il est peut-être bien utile, je ne voudrais donc pas le censurer. En revanche, qu’on puisse non seulement ne pas voir que tout ça sue le racisme, mais prendre ça pour de la littérature, je trouve ça franchement inquiétant.

          Voir en ligne : Houellebecq, l’as du patin à glace (septembre 2001)

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