Douze apôtres s’assemblent autour d’elle. C’est au sein de ce petit groupe que tout se joue. Que se jouent la vie et la mort du proscrit. L’avenir de l’Art et aussi celui de la Révolution. C’est une maison blanche ensoleillée au toit en terrasse. Carrelage rouge. Une machine à écrire, un phonographe, des fleurs dans les vases. Le jeu de la lumière sur les murs blancs chaulés. Sur une table, un exemplaire du journal communiste El Machete avec la faucille et le marteau.
Il est étonnant que tous ceux-là aussi ont été vivants. Assis dans la même pièce, fumant des cigarettes. Aucune photographie n’a été prise de ce petit groupe des treize, qui compte parmi ses membres les meilleurs photographes. Aucun tableau brossé non plus de ce petit groupe des treize, qui compte parmi ses membres les plus grands peintres. Il faut les imaginer un jour tous assemblés, un soir plutôt.
C’est à Mexico, au milieu des années vingt.
Dans cette décennie pendant laquelle tout s’invente. Le monde est neuf dans le chaos régénérateur. C’est dix ans après l’entrée à cheval dans Mexico du métis du Chihuahua et de l’Indien du Morelos. Zapata & Villa. Les paysans en pyjama blanc armés de machettes qui campent sur le Zócalo.
C’est un milieu d’exilés et leurs amis mexicains sont des citadins. Ces années vingt verront se mêler dans leurs œuvres le sexe et la mort et la danse macabre des traîtres et des héros. Il n’existe aucune photographie des treize, on l’a dit, il nous faut l’imaginer. Plaçons-les devant notre objectif. Vieil appareil sur trépied, rideau noir. Plaçons au centre du groupe la masse la plus imposante, celle autour de laquelle tout gravite, l’éléphantesque, l’ogre dévoreur de femmes, le génie acharné, homérique, l’artiste élevé selon sa propre légende dans la forêt par sa nourrice indienne et qui téta aussi les chèvres, le géant à l’insatiable appétit, à la sauvagerie, la force monstrueuses. L’éléphantesque porte la cicatrice du coup de couteau parisien d’une amante délaissée.
Il est dans le petit groupe celui qui allie la fureur mexicaine à celle de Montparnasse. Il a passé quatorze années de sa vie entre Paris et l’Espagne et l’Italie. Il connaît sur le bout des doigts le Quattrocento et le cubisme et les fresques du temple du Jaguar à Chichen Itza dans le Yucatan. Il connaît les secrets des vernis de la Renaissance et le bleu du manteau de la Vierge par Philippe de Champaigne. Les fonds à la chaux et les pigments des Mayas. La peinture à la résine du copal que fixe la sève du nopal. Rivera est au sommet de sa puissance, peint sept jours par semaine et quinze heures par jour, vit dans les échafaudages, couvre le Mexique de centaines de mètres carrés de ses fresques multicolores, vient d’achever celles du palais de Cortés à Cuernavaca que Lowry verra dans dix ans et glissera dans le Volcan. Il brosse à grands coups les images violentes de l’histoire du peuple, les hymnes narratifs que comprennent et commentent des paysans illettrés, jette aux murs à grands seaux sa foi en la vie, en la beauté de la Nature et des corps, les seins lourds aux aréoles brunes, le rythme des saisons et les travaux des champs, l’orage violet sur la moisson, les prêtres guerriers dans leur peau de félin griffée de plumes, les sacrifices rouges, les porteurs asservis sous les balles de coton et les régimes de bananes, les usines bleues, les outils, les hauts-fourneaux des aciéries, les guerres, les munitions, les navires, les cantinas et les pulquerias, les mitrailleuses, les fleurs et les fruits, les robes vertes ou orange des filles, les chevaux, les marteaux et les faucilles :
Diego Rivera : « Le paysan et le travailleur urbain ne produisent pas seulement des grains, des légumes et des objets manufacturés : ils produisent aussi de la beauté. »
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Oui, plaçons-le au centre.
Et au-dessus de Rivera, comme planant dans les airs, telle un ange ou la mort, plaçons la Modotti.
C’est chez elle que tous se réunissent, dans la maison blanche au toit en terrasse, et, même si la photographie est impossible, tous ceux-là, un jour ou l’autre, sont passés chez elle, appelons-les, demandons-leur d’interrompre leurs conversations, de poser leur verre, de venir au fond de la pièce, devant l’objectif que nous venons d’installer, l’appareil en bois vernis sur trépied et rideau noir, de cesser comme certains soirs de tirer au pistolet par la fenêtre sur les réverbères, ou sur le phonographe, qu’ils se rassemblent, et ensuite nous déciderons dans quel ordre composer le petit groupe des treize, comment les répartir à la droite et à la gauche de Rivera et de Modotti, composons la fresque, demandons-leur de prendre place sous les ailes éployées de la Tina, énumérons : Weston, Orozco, Siqueiros, Traven, Sandino, Maïakovski, Dos Passos, Kahlo, Mella, Guerrero, Vidali.
Le petit groupe des treize.
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Tous ont en commun de servir une cause et de mettre cette cause au-dessus de leur propre existence. Certains deviendront des traîtres et d’autres des héros. Même s’ils se fourvoient, tous ont en commun de n’être absolument pas les petits-bourgeois que décrira le proscrit Trotsky dans les années trente, effaré, pendant son séjour clandestin près de Grenoble, alors que le train de l’Histoire file à toute allure vers la guerre mondiale et qu’il se cache au milieu d’eux, anonyme : « Ce sont des petits-bourgeois jusqu’au bout des ongles, leurs maisons, leurs jardins et leurs voitures leur tiennent mille fois plus à cœur que le sort du prolétariat. J’ai vu leur façon de vivre, non seulement je l’ai vue mais je l’ai sentie. Il n’y a pas de créature plus répugnante que le petit-bourgeois en train d’amasser du bien ».
Ceux-là, du petit groupe, ces treize qui deviendront traîtres ou héros, tous méritent, au-delà de leurs égarements, notre compassion. Aucun petit-bourgeois épris de spéculation immobilière, de confort moderne et de revendications corporatistes n’a le droit de juger ces hommes et ces femmes. Seul un tribunal révolutionnaire y serait fondé.