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La « créolité » romanesque de Claudie Hunzinger : La Survivance (4 - pp. 220-223) 

vendredi 7 décembre 2012, par Claudie Hunzinger

2. Synesthésie et Cénesthésie voguent sur la syntaxe [1] (l’usage singulier de la syntaxe).

Des arts plastiques à l’écriture trans-genre les singularités de la langue inventée par Claudie Hunzinger, sa langue partagée entre les genres et les espèces organisant une bio-société, manifestent le microcosme d’un monde désaxé, et la condition misérable de ses voix éperdues. La tragédie apparaît parfois « loufoque » dans la voix de Jenny (l’écriture l’est aussi parfois, délibérément).
Ce n’est pas la langue phonétique composite d’une langue étrangère avec la nôtre (l’arabe et le français), et sa construction syntaxique en édifice, comme lalangue de Pierre Guyotat, quand il façonne les objets mentaux de son mythe en visions exotiques ou hiératiques.
Ici tout se parle dans notre langue commune, la plus actuelle et accessible, pourvu que l’on soit capable de lire sensiblement ce que l’écriture élabore d’un patchwork rhétorique déplacé de ses objectifs traditionnels. Une langue familière de la révélation de notre « externité » (la vitalité équivalente de la jeunesse), non pas en quête de la réalisation d’un objet littéraire significatif, mais de la perception des vibrations et des flux. À travers quelques dérèglements des usages et des points de vues, des disciplines qui se traversent, des voix intérieures ou sonores d’un genre à l’autre dans une multitude de perceptions ressenties, le cycle des saisons surgit comme une condition éprouvante de l’environnement dont il faut se protéger autant que des lois a-sociales.
Particulièrement les gens et les animaux domestiques se parlent, pas toujours avec des mots, les prédateurs sauvages observent ; les choses physiques sensibles au vivant (par exemple les livres et les cartons atteints par leurs conditions de stockage et leurs changements d’affectation donnent aux libraires une indication du temps écoulé, à vivre ensemble avec eux dans la grange), parlent ainsi à ceux qu’ils accompagnent et qui rétablissent la stabilité des piles de carton, par exemple.
Tous les usages traditionnels se déplacent, pourtant ils sont là, effaçant les catégories des lieux, sinon largement l’abri (l’Arche — qui ne contient pas les loups ni la faune environnante, mais n’est pas une protection assez durable pour sauver ceux qu’elle abrite), — plutôt que leur description du paysage, la perception de la géographie et du climat vosgien (existant), selon les pas et l’inconfort de Jenny et de Sils.
Dans la voix de Jenny — qui est aussi celle de Sils — ce n’est pas une langue poétique qui se substitue à la communication de l’expérience de vie elle-même qui se transmet, c’est notre langue même qui se transfigure pour la communiquer, son autre monde, le monde ressenti, au long de notre lecture.
Il y a un langage d’art génératif qui installe la communication similaire du chaos en mouvement, espace-temps précaire et provisoire, qui se dégrade réellement sous les mots comme dans la vie. Quelques choix pris pour règle d’écriture à contre-temps, comme un double critique des médias, et qui dépasse la dimension critique de la poésie.
De sorte qu’on se trouve dans un univers réflexif extra-social, dans un univers extra-territorial, mais que nos dispositions culturelles et sociales nous permettent de comprendre parfaitement et d’évaluer spontanément, sans détour, par rapport à l’ordinaire.
Lire La Survivance c’est entrer dans un infra-espace souple où tout peut soudain être dit du rire aux larmes, de la douceur à la monstruosité, de la peur à la confiance, de la joie à la tragédie.
Non plus le sortilège des fées mais l’alchimie d’une coexistence multiple et simultanée des êtres en chacun d’eux, et de nous y donner accès loin de l’anthropomorphisme, comme la formalité d’une connaissance.
La singularité de Claudie Hunzinger, peut-être empruntée aux contes, s’exprime tout autrement de cette source, entre le vivant qui se développe en s’environnant librement au-delà des classements identifiés, sans désaccord les paradigmes scientifiques de notre temps, (inspirés par la physique des particules et la biologie moléculaire, et de leur fluidité interdisciplinaire commune).
Il n’y a pas de greffes, la présence de la littérature n’est pas une greffe dans l’événement, mais une coexistence sympathique, parfois indistincte par empathie réciproque de la voix du récit et des récits rapportés ; rien à voir avec la transfiguration corporelle plastique des artistes Orlan ou Stelarc. Ici c’est le langage interconnecté qui influence le vivant et ainsi ils se modifient sans rupture, loin d’un naturalisme édifiant (représentatif).
Ce point de vue critique ne s’énonce pas sous la forme du raisonnement mais par la réalisation de sa sensibilité interférente, en introduisant ces dérèglements linguistiques — encore une fois on pourrait dire rhétoriques — qui déplacent les ressources recensées par l’auteure (c’est-à-dire l’environnement matériel et naturel de ce qui se parle étrangement dans la société).
Contre la destination ordinaire de la langue entre communautés de la même culture, elle a une langue « passe-muraille » servant à comprendre l’environnement qui la contient, et par rapport auquel elle tient une posture altière d’écrivain et d’artiste passeurs de leur expérience. Elle s’intègre à ce qui échappe au langage social institué et le fusionne en créant avec — pour se dire semblable, dans un défi.
L’attitude d’ouverture était le comportement de survie des GI’s perdus dans la jungle pendant la guerre du Pacifique contre les japonais... Au fond, dans ce livre de Claudie Hunzinger, l’attitude d’ouverture à l’étrangeté est un comportement de survie de ceux qui sont égarés par la société contemporaine hostile.
Ce qui permet aussi à l’auteure de s’intégrer ordinairement, car jamais pour autant de révolte et de résistance nous ne nous trouvons dans l’univers de la folie. Le chaos intime est provoqué par les conditions extérieures, comme dans les ouvrages d’anticipation de Philip K. Dick (Ubik, où des entreprises capitalistes gouvernent et où tout se paye, auquel on pense aussi lors de l’évocation de la cantate de Bach dans La survivance, car c’est la musique qui maintient la structure mentale de l’anti-héros de K. Dick Joe Chip, résistant au système qui l’égare)... même si nous identifions — ou nous pouvons nous identifier à — la ville et une montagne françaises ces jours-ci...
Jenny et Sils se confrontent autant à l’absence de ressources qu’au non-sens du monde codifié qui les contient, destructeur des gestes vitaux et de l’économie des ressources, au point de menacer le corps de ceux qui subissent l’épreuve en lui résistant, et/ou la structure mentale de ceux qui ne peuvent résister ou d’adapter.

Claudie H. se situe et situe ses recherches exactement où les choses et les vivants existent ensemble indépendamment du code réglé des sociétés instituées, qui les ignorent ou brisent leurs liens. Son domaine d’inspiration humain est équivalent du domaine animal, végétal, minéral, — sauvage — auto-régulé. Elle est darwinienne comme si elle-même faisait partie du corpus darwinien en mouvement (un corpus scientifique mouvant, parce qu’il évolue sans cesse avec le monde qu’il essaye de comprendre).
Son style littéraire contemporain est une poursuite de son art contemporain d’une autre façon (abstraite), une installation en mouvement, en durée (les quatre et cinq dimensions). Sa façon de résister parmi le monde — poussières cosmiques qui ensemble donnent forme fluide à l’univers terrestre fragile que nous aimons. Et bien sûr, dont nous faisions partie à notre insu. (A. G. C.)


 La « créolité » romanesque de Claudie Hunzinger : La Survivance (1 - pp. 12-29).
 La « créolité » romanesque de Claudie Hunzinger : La Survivance (4 - pp. 220-223).


La Survivance
p. 220



 {} {} {} {} {} On parlait beaucoup du loup, dans les Vosges, comme tous les sept ans. Chaque fois que j’allais marcher autour du Brézouard, j’étais sur le qui-vive. On l’avait vu au col du Bonhomme. On l’avait vu aux Bagenelles. On l’avait même photographié. Les journaux l’avaient montré. « Il était sec et triste, lumineux et ambigu, lent et rapide comme un éclair ou un court poème d’Arturo Belano. » Il existait. On savait qu’il était là. Invisible mais là, tout près, de l’autre côté des vitres, nous disions-nous, un soir de décembre, alors que nous étions assis sur le plancher, le dos collé au poêle, Sils, moi et Les Détectives sauvages.


La Survivance
p. 221

 {} {} {} {} {} Nous étions nombreux, dans cet abri de fortune. Il y avait notre côté, et l’autre côté. Cet autre côté sous le même toit, était en fait assez loufoque. En plus de la balle de foin géante pour Avanie, et d’Avanie elle-même, il comprenait les crottins déposés dans un coin par notre ânesse, moulés comme autant de biscuits sombres et d’un parfum obscur, méditatif, compatissant. Cet autre côté abritait aussi les deux petites poules noires. Sils s’emportait contre elles à longueur de temps. (Plus de coq, il avait fini par crever. Plus d’oies, elles avaient aussitôt été chapardées.) Et enfin, à l’étage, l’autre côté hébergeait les restes de notre librairie sur des restes de foin. on y accédait par des marches faites de cartons empilés qui menaient à d’autres cartons entassés en murailles, bâtissant une sorte de labyrinthe à l’équilibre hésitant où il fallait se faufiler. Et si l’on se dit que dans ces cartons un tas d’écrivains étaient serrés, l’autre côté était très peuplé. Peuplé de réfugiés.
 {} {} {} {} {} Au milieu, le canapé rouge.
 {} {} {} {} {} Mais quand on voulait accéder à un auteur qui se trouvait sous une pile, tout

La Survivance
p. 222

était à défaire, tel un jeu de kapla oscillant
sur sa base qu’il s’agissait de reconstruire
ensuite le plus stable possible en une architecture
(contenant le sucre et le sel de la
pensée) qui ne s’écroulerait pas sur nous.

 {} {} {} {} {} Les livres se trouvaient bien en compagnie
de l’ânesse. Ils apprécient l’ingénuité
des rêveurs depuis longtemps sortis de la
comédie et de la tragédie du monde, de son
film de terreur, de sa fureur. Peut-être le
charme si spécial des ânes tient-il au sentiment
qu’ils donnent d’être hors jeu, pas
dans le coup, tournés vers un autre espace
que le nôtre. Parfois même j’avais l’impression
qu’Avanie, quand elle broutait le foin à
deux pas de la bibliothèque, était plus que
tournée vers l’espace ouvert par les livres.
Elle était dedans. Elle lisait. En fait, elle
déchiffrait un texte invisible, émané des
cartons, qui flottait en suspension dans
la pénombre. Je le voyais à ses babines.
Elles remuaient comme celles d’un lecteur
passionné qui mange les phrases, mot à mot.

La Survivance
p. 223

 {} {} {} {} {} Mais avec la neige, et malgré la lecture,
Avanie devenait de jour en jour plus opaque.
Ses oreilles s’orientaient d’avant en arrière, de
gauche à droite, de façon inhabituelle, on
aurait dit qu’elles cherchaient à capter
une menace invisible. Qu’elles écoutaient
quelque chose de ténu, encore lointain, et qui
s’approchait. Je me disais que peut-être
c’était le bourdonnement de notre angoisse
qu’Avanie distinguait, le reconnaissant bien
puisque l’angoisse signe les animaux comme
elle signe les humains, et qu’elle anticipait
l’abîme vers lequel nous nous avancions sans
le voir, tous en file dans le noir, Sils en tête,
moi derrière lui, puis l’interminable cohorte
de nos livres, puis fermant la marche, elle,
Avanie. Marchant vers où ? Vers quoi ?
Notre commune disparition ? Mais Avanie
venait de mâcher De la nature des choses. Ce
qu’elle cherchait à capter, maintenant, je le
sais. C’était avec l’angoisse de notre fin, le
contraire de l’angoisse : le calme de la raison,
la saveur de Lucrèce.
 {} {} {} {} {} N’empêche, notre fin, elle l’avait devinée.



Avec l’aimable autorisation de Claudie Hunzinger
et des Éditions Grasset & Fasquelle.


© Éditions Grasset & Fasquelle 2012.

P.-S.

 Le logo est une installation-portait de Claudie Hunzinger, de dos, extraite de la série champêtre de 2010 réalisée par la photographe © Françoise Saur, (emprunté à l’une des galeries du site Claudie Hunzinger, écrivain et artiste plasticienne).

 Sur La Survivance, Alain Veinstein invite Claudie Hunzinger ; Du jour au lendemain, France Culture, le 20 novembre 2012, (archive audio accessible et « podcastable »).

 Sur Elles vivaient d’espoir Laure Adler reçoit Claudie Hunzinger ; Hors-Champ, France-Culture, le 15 octobre 2010, (archive audio accessible et « podcastable »).

 Claudie Hunzinger @ fr.wikipedia.




 La première de couverture de La Survivance :

 SAUVONS LES LIBRAIRES ! Les deux titres de Claudie Hunzinger parus chez Grasset sont accessibles ou peuvent être commandés dans toutes les librairies.

 Il est également possible de se procurer ces ouvrages dont le premier, Elles vivaient d’espoir, existe également en format de poche, en les commandant dans les librairies sur Internet, parmi lesquelles la boutique numérique de la librairie Decitre, et la librairie numérique amazon.fr.

Notes

[1Synesthésie (Robert) : « Figure de style qui consiste à employer pour se référer à une perception sensorielle un mot se référant d’ordinaire à la perception par un autre sens (ex. une couleur criarde, un parfum mélodieux) » (et plus largement dans La Survivance : les alternances interférentes des voix entre les genres, et les évocations sensibles entre les situations, les perceptions, le vitalisme végétal, les éléments, les matières organiques et minérales, les livres comme architecture et comme mobilier, le partage humain des lieux animaliers, les registres artistiques et musicaux).
Cénesthésie (Robert) : « Impression générale d’aise ou de malaise résultant d’un ensemble de sensations internes non spécifiques. » (et plus largement dans La Survivance : les humains intuitifs et les animaux empathiques, l’entrelacs des situations sous la forme des citations — et exceptionnellement des auto-citations — qui dans leur substitution n’ont plus rien d’un collage).

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