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L’Absolue Modalité d’Être 

extraits du roman L’Âme

mercredi 24 avril 2019, par Arnaud Djen Noël

1. La bibliothèque

Lorsque je veux lire un livre, assis, dans un coin de la bibliothèque, concentré à décoller les mots de là où ils sèchent, à les rendre humides pour pouvoir me les faire boire, le déplacement des bibliothécaires, incessant et nerveux, plus rapides que mes pupilles ne lisent les mots, me déconcentre. C’est ainsi, par excès de frénésie, que les mots ne s’habillent pas d’images, qu’ils restent ferrés à leur page en de l’encre insensée, endormis, tandis que les bibliothécaires passent avec des livres, agrègent des piles, les défont, en suspendent sur leurs doigts, en arriment avec leur prunelle vers des endroits prédestinés. Mais, parfois, lorsque tout l’endroit parait brusquement pris de somnolence, que les pages laissent trainer dans l’air leurs relents verbaux et somnifères, les voilà qui s’assoupissent en plein trajet, une pile d’ouvrage en équilibre sur leurs épaules ou entre leurs bras, et toutes les réalités propres aux récits qui sommeillent, attendant de revivre, engendrent, en dressant le parfum de grandes tombes rectilignes, un rêve général qui assouplit et essoufle un à un les autochtones endémiques de ces terres méditatives, les rangées d’étagères en bois, les fauteuils vides abrutis par des poids, les lampes à demi allumées qui touchent d’éclats ces ombres molles étendues sous les choses, dépliées sous les hommes, et, au moment même où l’on voit s’épaissir des mirages, émerger des oiseaux et des visages accourant de mille livres et s’enchevêtrant parmi les bibliothécaires, parmi les lecteurs hypnotisés et les meubles instantanément moins lourds et réels, sonne, d’une horloge massive, égarée en hauteur, le signal frémissant de l’heure écoulée, ce qui, toujours, fait se lever un être à mes côtés, qui serre, dans ses mains moites, un rouleau qu’il déplie, révélant, devant mes regards d’homme en veille, le deuil d’une vision qui d’être peinte sur cette toile dévoilée, se lamente en exhibant ses tours et ses vestiges, ses animaux de chair lourde et ses dessins colorés, jusqu’à ce que l’être, ayant terminé d’observer la peinture, la laisse choir telle l’enveloppe dévitalisée d’une idée prise, et, lorsque la toile tombe ainsi qu’une illusion, en même temps que l’homme tousse et que sa chevelure, par l’effet de ce vent, se soulève très haut puis retombe sur ses mains, quand je m’aperçois qu’il tient là une perruque ayant été décrochée, qu’il frotte ses mains, qu’une douleur efflore dans mon dos, laquelle est le signe prémonitoire que des ailes vont bientôt germer aux endroits que cingle cette souffrance, et que, bientôt, je pourrais voler comme un dieu, redescendent toutes les visions échappées des livres, tous les récits en lévitation qui entraient dans les yeux et se succédaient sans fin, tous les bruits qui respiraient et chantaient des musiques en se mêlant ; alors, les lumières s’éteignent et je me trouve assis, dans un coin de la bibliothèque, un livre ouvert sur mes genoux, inspirant, comme seul air, un silence qui rompt les membres, qui empêche au cœur de battre, qui interdit tout acte, et j’ai peur, j’ai immensément peur.

2. Hérésie

Hérésie se maquille. Des foules braquent leurs yeux. Il faut qu’il soit grandiose, le spectacle offert par Hérésie aux foules qui attendent, qui s’en délectent...! Elle est jalouse, jalouse de son reflet dans le miroir - lui qui n’a pas à porter tant de laideur intérieure, mais qui ne supporte, au bout de sa gouttelette poussiéreuse, que le poids léger d’une image modifiable. Elle est tellement jalouse...! Elle se déchaine sur tout ce qui, autour d’elle, pourrit depuis des années ! Elle rugit tandis qu’elle s’acharne, au bâton, sur des tables inusitées, sur un tableau, sur un miroir, sur une coiffeuse...! Elle vitupère en sautant partout, mâche, écartèle, ronge. Elle se voit, dans sa chambre, dans ce taudis qui sue de craquelures, de poussière, de trousses de toilette sales, de feuilles entrées par des brèches en multitude, de meubles mités et fragiles, sur le point de casser en trébuchant constamment de leurs petits pieds oscillants et grinçants, toujours en pointe, de cartes de visite moisies, de câbles électriques reliés à des vases d’où jute l’éclat de projecteurs déficients, et de milliers de miettes de miroirs. On la siffle...!

Passant rapidement près d’un miroir, elle a le malheur de distinguer le visage d’une vieille peau, à la mine de requin-baleine ! Subitement, tous les éclats de miroirs de sa chambre, en chœur, se mettent à diffuser cette image maudite...! "Vieille peau !, vieille peau !" entonnent des voix par myriades. Elle se démène alors pour maquiller ce visage si laid. La surdose de maquillage la rend encore plus dégoutante. Il ne lui manque plus qu’un trait de rouge à lèvres, pour être parfaite, et faire cesser les huées...! Mais où est-il...? Où ? Elle rampe le long du couloir qui la mène au rouge à lèvres, régurgitant des bouts de poulet froids. On la hue encore plus méchamment. Elle persiste, rampe, s’efforçant de ne pas pleurer. Ses talons crissent sur le sol, les jointures de ses coudes ridés frottent le parquet péniblement. Sa robe se déstructure en parcelles de tissus informes, tandis qu’elle se tortille fiévreusement. Elle nage dans une sauce qui est son propre sang ; elle glisse dessus comme un orque malade, se débat dedans, pleure, jusqu’à ce que le reflet que lui renvoie son sang translucide lui parvienne : qu’elle est belle, jeune, fière et dressée...! Elle ne peut s’empêcher de sourire devant tant de succulence. Les meubles, autour d’elle, immenses, la félicitent, joignent leurs mains, en applaudissements mérités. Le sang coule, coule : elle va mourir. Qu’elle est belle, digne des plus belles peintures...! Elle espère que l’intérieur d’elle est aussi beau... Oui... À quoi ressemblent ses organes, ses intestins...? Peut-être en faudrait-il dissimuler quelques nervures, quelques endroits, insister sur quelques traits, dissiper quelques monticules... Il faudrait se maquiller de l’intérieur : poudrer ses viscères, bleuir ses entrailles... Elle les voit déjà s’étaler sur le sol, et elle s’époumone à les regarder s’étaler en tubes, à les vouloir plus minces, moins figurées, plus mélodieuses... Les meubles, désormais, la huent et l’applaudissent - tour à tour - en un brouhaha incompréhensible... Mais que veulent-ils qu’elle fasse...? Comment la veulent-ils...? Comment ne récolter que leurs assentiments...?

Elle se relève, face à un long miroir : mais où est passé tout le sang qui, juste auparavant, se déscindait par flots de sa robe échancrée...? Elle se dit : "si quelqu’un ne vivait, je ne vivrais. Je suis tributaire d’un souffle étranger - qui maintient mon existence. Seulement, je deviens cette personne. Hier, quand j’étais encore au chaos ce qu’est l’obscurité devant la lumière, je n’avais pas d’image, mais je savais, après qu’une voix soit passée me dire : "pour toi, la prochaine chaloupe !" que de ce corps n’étant composé que d’un son et d’une semblance, j’allais bientôt changer. Mais ce fut à ce moment qu’on me changea, moi, avec un autre. Je n’ai jamais trouvé qui j’étais devenue, et comment ma désincarnation avait commencé. Seulement, j’entends, parfois, quelque part, dans mon tréfonds, quelqu’un me respirer et m’accorder, de son souffle, une bribe de son discours, qui, telle une viande sur laquelle je me précipite, me fait survivre, et me redonne, cycliquement, un ersatz d’âme et une peau. De l’extérieur, je suis témoin de quelqu’un qui me vit, au sein même de ce corps où je suis relancée par intervalles. Mais, de plus en plus, je ressens un abattement, un effondrement de mon visage, un vieillissement atroce - que j’empêche par l’emploi miraculeux et bienvenu du maquillage (il me rend de la noblesse et du fruit d’âme !). Mais puis-je encore me le cacher : que je suis une coque creuse incessamment revitalisée par un éclair enduit de dynamite ? que je suis une brume abstraitement vécue par des miasmes et de la pensée qui se fane...? que la combinaison de ces relents enclenchent un corps de synthèse, un vague individu que l’on nomme : "Hérésie Pom-Pom" sans penser que l’on nomme par là, non une femme, mais une excroissance, un parasite endetté envers son hôte, une liane poussant grâce à la charité d’un autre, et dont la nourriture consiste en ses émois...? Quand je cesserais de songer : je serais morte. C’est pourquoi je me vois constamment mourir : il faut que je me renouvelle, tout le temps, sinon je perdrais mon emprise - si mon monologue s’arrête, ces mots tout le temps prononcés, la vie cessera de charrier ma voix et je redeviendrais nulle".

3. Le marécage

Ma trajectoire trop incertaine ne s’oriente nulle part ; j’espère simplement que je parviendrais à sortir de ces herbes humides, longues algues ténébreuses. Je suis mes pieds. Mes pieds suivent mes pas. Une douce pluie vient taper mon visage. Épuisé, je m’accroupis un instant dans l’eau boueuse. Mon pied heurte quelque chose. Des mains, je fouille dans la terre humide. Portant l’objet vers le ciel pour voir ce que c’est, son aspect me surprend. Il est un peu pourri, de consistance organique. On dirait le cœur putréfié d’un animal...

Soudain, j’éprouve une terreur muette : je me sens épié. Figé, je sens penser au delà de ma personne : quelque chose ou quelqu’un. Lentement, mes mains se joignent, et je les frotte pour tenter de repousser la paralysie glacée qui tuméfie mes artères. Subitement, derrière, quelques herbes remuent. Impossible de bouger. Mon cœur s’éprend de battements tumultueux. En silence, j’intime, à mon cœur, l’ordre de se taire ! Les étoiles luisent trop fort : on me voit trop. Le vent fait onduler les herbes. Elles cinglent mes joues. Quelque chose, tout près, fouille les herbes. Un souffle, grave et soutenu, s’approche. Lentement, je décroche de mon dos le sac qui contient, dans sa poche avant, un petit canif. Mais j’avais oublié que je tenais le cœur, dans mes mains ! Et, il tombe dans la flaque, éclaboussant mon visage ! Mes pores se contractent. Mes muscles se raidissent. Brusquement, il n’y a plus de lumière. Une forme, chaude et musclée, a foncé sur moi ; je tombe en arrière. Des crocs s’avancent vers ma gorge. La forme, poilue et sudorifique, en respirations courtes et vives, me surplombe ! et jette, derrière moi, ainsi qu’une cape négligemment claquée au dos d’un homme brutal, une grande ombre, qui départage mon visage en deux parties distinctes, lesquelles, comble de la découpe, ne s’articulent plus bien ensemble, et tentent de se communiquer, par des signaux nerveux très proches de la télépathie, des localisations, des données, des points de repaire en vue de réfuter par la géographie la distance nouvelle qui les éloigne. Ses pattes ont pris appui sur ma vessie. Une lueur d’étoile dévoile une gueule de fauve, aux longues moustaches torsadées, à la peau tachetée et rougie par l’effort, aux yeux grands comme deux morpions, mais moins étroits que le ciel, avec un nez tressé en deux narines fondues dans l’arête qui en est le centre autant que la périphérie, des babines courtes où suent de constants filins de bave, un corps qui se perd en longueur dans l’océan de l’horizon et s’élance, en de grandes ailes charnues, vers les points les plus proches de mon regard, avec la poussée très lente d’un éternuement fugitif. C’est un jaguar...! Il avance ses crocs, d’où croule de l’eau moite, et la fumée de son haleine submerge, en odeurs de viande crue, d’herbe, d’intestins et de digestion d’estomac, mes narines perpendiculaires aux faibles rayons de la lune. Mais soudain, je m’appuie sur mes bras, je donne un grand coup vers l’avant - mon corps glisse par dessous la bête - et le fauve, déséquilibré, me tombe dessus de tout son long ; aussitôt je sens la molle charade d’un pouls régulier et je n’hésite pas : je mords sa gorge mignonne, qui se déchire sous mes dents qui s’emplissent, dans le petit creux qui leur est inférieur, de bouts de peau et de sang (les bouts de peau se sont enclavés, par la magie d’un rituel inexplicable s’il n’était naturel, dans les cônes qui surplombent les dents si on consent à les regarder à l’envers). Le rugissement qu’il lance à cet instant, aigu et poisseux, coule des deux côtés de mon visage maculé de boue, de sang et de surprise. Un long moment, je reste immobile et contracté, jusqu’à ce que ma mâchoire fasse se rencontrer mes deux rangées de dents, qui de s’être quittées ne pensaient pas qu’un claquement brusque et autoritaire les feraient si aisément se rejoindre de nouveau - elles qui ne se manquaient pas, mais rêvaient secrètement de partir, en compagnie de certains muscles, en des directions opposés, ce qui aurait eu pour effet de diviser mon crâne en deux parts non équivalentes, et de faire s’écouler, avec une lenteur approchant de la suavité la plus flaccide, la matière visqueuse composant ma cervelle. Le cou déchiqueté de l’animal glisse le long de mes joues, et s’affale, en même temps, des substances organiques indéterminées, dures et pâteuses, qui, pour peu qu’on les régenterait, puis les forcerait à s’attrouper en un lieu similaire, feraient, côte à côte avec ma tête, un bain de même texture que mes cheveux lorsque humides et jetés par toutes pointes en filaments inextricables, il leur arrive de s’emmêler en pattes, après que j’ai frôlé d’un mouvement longiligne une portion flasque de ma joue. Il a fugué dans l’air frais, où se hérissent des amas d’insectes, l’animal dissolu par la chance...!

4. La jeune femme

C’est alors que, détournant nos attentions des paroles d’Augustendin, nous aperçûmes, titubant entre les tombes, une jeune femme rousse, se pâmant, voluptueuse, dont le corps, en zigzags, glissait dans l’électricité d’une aura fantastique, entourant de sa chape argentée un périmètre englobant la prison entière, s’assoir sur l’extrémité d’une stèle, et recevoir, ainsi que des rayons, sur les épaules et sur les bras et sur la tête, une nuée d’oiseaux qui se posèrent sur elles en faisant silence, avant que ne se lèvent, en cohortes, au dessus de chaque tombe, des formes humaines luminescentes, qui se rapprochèrent d’elle et se mirent, faisant léviter leurs crinières prismatiques, à danser, longeant l’hypnotisant paysage d’un océan lentement vaporisé en fumigations, qui apparut partout à la fois, mais, quand elle se leva, entourée de ses satellites spectraux et de ses oiseaux calmes, puis qu’elle pénétra dans le temple sévère, d’un pas lent et florifère, nous cessâmes complètement de respirer et nous nous mîmes à humer, avec une frénésie à nous souvenir, les bribes parfumés de cette vision miraculeuse, pendant des heures, restant scotchés à la vitre afin de la revoir, attendant qu’elle ressorte du temple, elle qui ressemble tant à l’une des idoles accrochées au sommet d’un vitrail, puis, quand résonna, dans l’air étincelant de ce vacarme, un sifflement aigüe, transfiguré par sa prière, le temple, en faisant trembler la terre et en soulevant les tombes comme des fétus de paille s’inclinant en révérence derrière sa forme exhaussée, s’éleva en se déracinant du sol où il était enclavé par son poids, et de sa pierre blanche, de ses contours, de ses vitraux et de toute sa base émergèrent d’immenses tentacules brillantes, qui prirent la terre comme appui, et, en même temps que la bâtisse entière se mit à luire, sa structure brusquement assouplie et développant de plus en plus, entre ses pierres dures, une peau visqueuse et duvetée envahissant de plus en plus de sa surface, soulevèrent ce caillou colossal d’une bonne centaine de mètre, si bien qu’il se mit à ondoyer et à onduler d’avant en arrière, avant de décoller complètement de la terre et de se mettre à errer, tel une méduse, dans le ciel inondé d’ailes d’oiseaux, et se mirent, à cet instant, devant nos yeux, trois mouches, l’une bleue, l’une rouge, l’une verte, qui entonnèrent ces paroles : "Ce spectacle est proscrit. Nul n’en pourra plus rien voir. Voici venu le dernier temps. L’univers est en plein raffinement, en but de la dernière osmose. Ce spectacle est proscrit. Ce qui arrivera ensuite est interdit à tout œil, scellé par les Pierres, et celui qui se tient partout, Ohmniohnousce, ainsi que par les Sept Objets. Sera enlevé ceci de vos mémoires. Ce spectacle est proscrit. Voici venu le dernier temps."

5. Alicia

[1] L’océan, non loin - au delà de nos pieds nus, - vacille, comme une flamme horizontale et élancée. Les trois écrevisses, fraichement pêchées, les pattes liées par un petit élastique lui même enfoncé dans le sable à l’aide de bouts de bois, se trémoussent pour s’enfuir tandis que je n’ose pas regarder la femme, à mes côtés. Je ne me souviens pas de son visage. Son image ne s’intègre pas dans la mémoire. Elle n’est pas faite pour y être sauvegardée - mais pour s’y dissoudre... Pourtant, tout glisse perpétuellement vers elle, sous l’empire d’une aspiration irrépressible. Le littoral au sable doux qu’un agréable vent, venant de la mer et de ses vagues calmes, rafraichit en faisant bruire les feuilles oranges des arbres d’été qui bordent la rivière, sur notre droite, tout cela est sucé par la présence de cette femme à la robe légère et aux yeux d’un blanc profond, presque fanatique, vêtue d’un sentiment si fort et décalé du monde que, tel un trou dans sa substance, elle attire vers elle les couleurs rouges des écrevisses qui chahutent entre elles, les couleurs beige et bleu du sable attouchant l’océan, le vert des feuilles et le marron des troncs alignés en platane aux côtés de la rivière où vit une peuplade d’écrevisses et devant laquelle patientent des séries de pêcheurs, au moins une centaine, avec leurs chapeaux rouges, leurs filets et leurs harpons ainsi que le nuage de fumée que répand leurs pipes dont chaque bouffée tirée augmente le brouillard qu’on voit teinter anormalement l’horizon de la rivière sale, noire de déchets jusqu’à une certaine profondeur où le noir tranche soudain avec l’ultra-bleu de l’eau où batifolent des crustacés par centaines. Désormais que cette femme est arrivée, les arbres, les sols et les eaux luisent, et, gorgés de conscience, s’avancent, défiant le contour de leur aspect !

En relevant progressivement son dos couché, elle se met à parler. Elle dit, d’une voix claire ainsi qu’au fond d’une grotte un clapotis de gouttes sur une pierre lisse, d’une voix grave, enrouée, où se mettent certains accidents rocailleux et secs : "Je n’étais jamais allée ici. Je n’ai jamais pu dépasser le phare. Une frontière, invisible, m’a toujours retenue. Mais ce matin, j’ai vu cet endroit. Et je savais que je pouvais m’y rendre. La barrière était partie. Et je vous ai vu, au sortir de l’eau, trois écrevisses en main, rompant le bois de harpons abandonnés, le corps luisant de gouttes, les lèvres en chanson d’une musique estivale, l’œil las et gourd, la pupille lointaine et seule, et je me suis dit qu’il fallait que je vous parle car vous me sembliez si similaire à moi."

Un pêcheur s’énerve. Des jurons fusent. Il gesticule et donne des coups de canne à un vieillard dont la longue barbe grise volète un peu dans l’air lourd. Je ne sais pas quoi dire. L’écho de ses paroles me hante encore. Elle s’est tû, mais je l’entends toujours. Ses phrases errent, et leurs échos chantent...! Elles ne partent pas... je les entends se répéter infiniment, se distordre, s’emmêler... Je ne sais pas quand le dernier écho de ses paroles partira. Peut-être est-il déjà loin. Mais j’entends toujours ses phrases hanter ma pensée. Elles se répètent infiniment, se distordent et s’emmêlent...

Elle me scrute. Elle lève les yeux en l’air, rigole. "Une voix m’a dit que tu m’aimais" dit-elle, en s’esclaffant. Alors, avec le besoin d’avaler sa chair, de réduire en poudre sa peau pour en sniffer tous les grains, de m’attribuer chacun de ses souvenirs pour les revivre éternellement, je lui souris. "Une autre voix m’a dit que tu seras libre dans deux ans" dit-elle, l’air soucieux. "Je ne sais pas ce que ça veut dire" continue t-elle en retirant du coin de mes lèvres un groupuscule de grains de sable.

[2] Nous jetons nos doigts et déchiquetons les écrevisses. Nos ongles crissent au contact des carapaces. Elle insinue ses ongles le long des peaux, puis à travers le corps des écrevisses vivantes. Elle s’arrête subitement. Elle tremble, immobile. Ses mâchoires claquent une fois. Au moment même où ses mâchoires claquent, elle pivote...! Son corps est tourné vers la rivière. Elle enfonce sa main dans le sable. Elle la relève, gorgée de grains jaunes. Elle s’arrête un moment : elle écoute. Elle tend brusquement sa main vers le ciel, par dessus sa bouche. Elle la regarde un moment et, ouvrant peu à peu la bouche, elle boit le sable qui se met à en tomber. Elle avale, son visage dirigé vers le ciel. Elle a terminé de boire. Epuisée, presque molle, elle remet ses mains sur la nourriture. Elle recommence à la décortiquer. Quelques grains de sable se sont collés à ses ongles, là où se sont accrochés des résidus de sang, des résidus d’organes. L’un de ses ongles dérape sur un morceau de carapace. Un crissement se lève. Elle prend une grande bouffée d’air. Violemment, elle arrache un bout blanc, luisant et nu ! Sa main le porte à sa bouche. Elle examine sa main qui vient vers sa bouche comme une inconnue, comme un parasite inexplicable. Elle fait sauter l’œil noir d’une écrevisse qui, au même moment, le pivotait pour fixer l’ongle énorme et menaçant qui s’approchait. L’œil saute, roule un peu, se fiche entre six grains de sable. La femme, avec appétit, se penche, continue de se pencher, entr’ouvre ses lèvres, écarte sa bouche, déplie sa langue, ramasse l’œil et les six grains de sable en les happant, se relève, se relève encore, d’une façon langoureuse, croque l’œil entre ses deux incisives. Ses paupières se ferment ! Par dessous, ses pupilles vibrent...! Tandis qu’elle se caresse la joue gauche du bout de ses longs ongles, la vague d’un frisson de ravissement se propage dans sa peau et sous ses paupières closes. Ses yeux se rouvrent. A droite, à gauche, des antennes, des pattes, des morceaux membraneux s’entassent et se déplacent au gré du vent. Elle se relève et, tout en me tournant le dos, saute sur les carapaces vides, saute, saute, les piétine et rigole...! Son rire s’arrête. Elle continue de les piétiner, mais solennelle et subitement sérieuse... Elle les piétine de moins en moins fort, de moins en moins souvent... Un râle aigu retentit. Un râle déchirant de tristesse est sorti de sa bouche. Elle s’est accroupie, de dos à moi, et pleure.

[3] Mais où va-t-elle ? Va-t-elle dépasser mon corps, croyant le trouver beaucoup plus loin, parmi les arbres, dans la rivière et au delà, sur le chemin qui remonte vers le phare, là où quelques pavés manquent ? Croit-elle pouvoir trouver à n’importe quel lieu, du moment que son regard le touche et que son nez le décèle, dans l’air chaud ou dans l’air froid, parmi les orbes du ciel et la terre du sol, sans volonté de me chercher, avec sa propre nature envahie, illuminée, dont l’identité s’est dilatée au point d’incorporer l’éternité des astres, le sel constant de ma présence ? Elle se retourne et revient vers moi en courant. "Tu as pensé que j’allais partir...!" et elle rit en s’approchant de moi.

[4] Elle a donné son sexe à ma bouche ! Ses lèvres marronnes, avec quelques nuances de roses, n’ont pas les bubons violacés, surmontés de croûtes, que certains vagins des rues offrent à sucer ! C’était ma peur...! Qu’elle déchire le déguisement luxueux de sa peau pour donner à voir, à mes pupilles désespérées, la laideur de son âme ! Sous sa robe, mes yeux n’atteignent plus les périphéries de leur orbite, et sont forcés de regarder tout droit, là où, sous un ciel d’étoffe que déchirent les silhouettes inquiétantes de toute une géométrie mystérieuse, s’étend des plaines de chair vallonnées, au bout desquelles claquent violemment des artères gorgées de sang !

[5] Elle est debout, comme un rêve égaré. Le soleil est bas, les pêcheurs sont partis. Quelque chose heurte son crâne. Elle tombe.

[6] Le monde n’est plus qu’une forêt de silence que quelques échos parcourent. Près de son cadavre est posé le pavé qui lui a éclaté le crâne. Il est rouge, rouge... Je me traine lentement vers elle.

[7] Morte, elle est encore plus belle. L’impression qu’elle va bouger, se relever et rire, mais le fait qu’elle reste immobile génère, tout autour d’elle, de constants fantômes qui se lèvent, ainsi que des muscles s’enclenchent, remuer le temps d’un geste irréel... Je tourne la tête : elle est là, plus loin, à lever un bras. Mais où est-elle passée ? Elle n’a pas bougé : elle est là, allongée, le cou tordu, les mains tièdes, l’air absent. Elle a le regard ébahi et ses yeux voient. Oui ! Une conscience est encore derrière ! Ses regards se lancent ! Mais ce n’est pas normal : ils se résorbent aussitôt, comme s’ils regardaient vers l’intérieur. Mais... Une conscience est encore derrière ! Ses regards se lancent ! Elle va bouger, se relever et rire !... Elle va bouger se relever et rire ! Elle se prépare. Elle n’a jamais été si longue à méditer un geste... Mais il est sur le point de se faire. Elle a un peu cillé quand le vent est passé... Mais elle est là, prétentieuse, à montrer l’éclat de sa beauté...! Prétentieuse... L’éclat... Elle est là, prétentieuse, à jeter, à vomir, à cracher sa beauté ! Sa beauté que même la nausée dont les choses sont parées ne peut salir. Elle va bouger, se relever et rire. Mais elle est immobile. Morte, elle est encore plus belle. Même si je me force à écouter battre son cœur, je sais qu’il ne bat déjà plus. Je l’ai senti au moment même, j’ai senti la félicité qui partait. Pourtant, je la voyais vive, un instant plus tôt... Une pulsion perpétuelle agitait ses muscles, lui faisait tourner la tête et rire... Est-ce cela qui la rendait vivante ou est-ce cela qui lui garantissait de se taire lorsqu’un pavé, lancé de la droite, lui éclata le crâne ? Non, ce crâne est intact. Seule une petite entaille laisse rigoler des phrases rouges. Elle va bouger, se relever et rire ! Mais morte, elle est encore plus belle. Où est-elle passée ? Sur une gourmette que je trouve orner son poignet, son nom est gravé. Il y a marqué : "Alicia Trois." Son poignet, je le lâche. Il retombe. Il retombe en rebondissant légèrement d’une façon qui secoue ses veines et plie un peu sa peau. Près de sa tête est posé le pavé qui l’a tué. Mais son crâne est intact. Elle cille encore un peu. Mais seulement quand le vent passe. Près de sa tête est posé le pavé qui l’a tué. Elle cille encore un peu. Elle est là, plus loin, à lever un bras ! Où est-elle passée ? Mon corps tombe sur le flanc. Je l’ai laissé tomber. Je l’occupe à peine. Je ris. Mon rire a le grincement d’une lame en train de rapper des os pour en extirper toute la chair rose, toute la chair rose, toute la chair rose. Elle va bouger, se relever et rire ! Rose et mignonne, sa chair... Morte, elle est encore plus belle. Où est-elle passée ? Elle est secouée lorsque le vent l’effleure, et elle cille encore un peu. Mais je ne veux plus rien voir, plus rien regarder... Seulement, par défaut, car si je ferme les yeux, je vais la voir bouger, se relever et rire, je vois claudiquer les masses océaniques. Maintenant, qu’est la mer sauf un étal oscillant de fenêtres branlantes qui claquent à la cadence des flammes du feu qui, par dessous, les cuit...? Et chaque claquement frappe la peau de mon visage tout en envoyant, comme une lueur dans les abysses sans fond de moi même, un frisson sonder mes profondeurs lacérées.

6. L’hydre

Lorsque sur une feuille penchée, j’aperçois, au bout de son pelage luisant et lisse, vert et ciselé, comme si l’on avait retiré toute impureté de ce vert scintillant, et repassé puis lustré le textile immaculé de la feuille, une goutte d’eau lourde, sur le point d’en choir et qui la fait se courber vers l’avant, une goutte au sein de laquelle, profondément, qui nage vers sa pointe, une forme un peu grossie par la loupe de l’eau translucide, noire et tentaculaire, minuscule et scintillante, progresse lentement, j’approche mon oeil pour mieux regarder. Dans l’eau, par millions de têtes colossales qui avancent en bravant l’espace démesurée de la goutte, et par millions de bras et de jambes qui suivent, brimballés par le mouvement puissant et tentaculaire, un être sinue, à grande vitesse, dans le ventre immense de la perle aquatique, avec, par myriades, des yeux rouges, furieux, poussant partout où les têtes multiples efflorent et passent, en disparaissant puis réapparaissant plus denses, plus nombreuses et puissantes, d’un état mort où elles sont fixes, à un état vivant où elles se dressent, bardées de dents tranchantes, mais plus avancé spatialement de l’endroit où elles périrent, ne cessant de se tuer puis de se régénérer dans le mouvement progressif qui, soudain, s’accroit ! s’accélère ! tandis que l’hydre fabuleuse, le monstre cuirassé par des têtes et des excroissances en multitude, et des regards ouvrant sur une inertie, sur une constance, sur une immortalité du corps l’excluant de toute forme de vie, luttant de sa force infinie contre la résistance non moins illimitée de l’eau, développe encore plus de têtes, de bras, d’estomacs et de ventres afin de surpasser l’opposition que lui oppose le milieu de la gouttelette, d’une façon qui meut sa corporalité croissante, que l’on pourrait, si l’on mettait moins de rigueur dans la scrutation, confondre avec une poudre noire en propagation difficile, et récupère, avec une lente et majestueuse promptitude, chacun de ses longs membres qui claquent, de tout côtés de la goutte, contre les nombreux accrocs que son avancée crée à l’eau déstabilisée partout de courants rapides et de siphons innombrables, en un tonnerre de cris proches et sauvages ! Alors, s’étant soulevé et accru jusqu’à la pointe extrême du continent de la goutte - la sueur colossale de l’être ayant ajouté à l’eau de la goutte un soupçon de nectar d’or - le dieu fait se mouvoir tous ses arceaux vivants, qui serpentent flegmatiquement et acheminent, en faisant frémir, par dessous lui, ses ombres ultimes, que la lune pulsante, avec le rituel sanglant de sa fête rayonnante, plaque impitoyablement par delà la population de ce corps multiple érigé d’un champ obscure de consciences incarnées en des têtes toujours nouvelles - qui semblent toutes au milieu d’un rêve hypnotique rendant les yeux par lesquels elles fulgurent, à demi-absents d’eux mêmes, évaporés dans la transe d’un songe absolu et monumentale - de temples indénombrables et de slaloms sacrés dans la lumière - comme une paroi de cris et d’atomes bouillonnants -, de soleil en dessous duquel une civilisation coupe incessamment des têtes pour se garantir la continuité de la lueur bénie de l’astre -, les membres et les lieux délirants de son anatomie terrible où circulent, à une vitesse désemparée, des âmes furieuses qui se sont perdues dans ce dédale...! Puis, sous un orage de bruits qui éclatent, la créature sublime émerge de la goutte en un bond qui la propulse, en emportant, de façon vivace, mais délicate et transcendante, son incarnation corollitique, ses légions élastiques d’yeux courroucés, vers l’écorce argentifère d’un arbre où elle agrippe ses hordes de pattes elles mêmes têtes et consciences vives. En recevant comme une fumigation de myrrhe le corps de cette bête supérieure, l’écorce, palpitante de soubresauts, se constelle de milliers de pics et de dentelles qui se répandent sur toute sa longueur et, eux aussi, commencent à onduler nonchalamment ; c’est, si seulement l’on distingue en dessous des apparences trompeuses, transféré sous cette forme, le corps du dieu devenu prothétique de l’arbre, en s’y étant enclavé sous l’aspect de ces pics et de ces dentelles mouvants qui montent lentement vers les branches, vers la cime, vers le ciel ainsi qu’une prolifique chenille...!

7. La larve

Des sillons noirâtres obscurcissent le sommet du volcan. De la cendre, en grains denses, voltige par tout le bâtiment, se cumule sur les balançoires, macule les visages, s’entasse sur les fleurs et les arbres fruitiers, tandis que du mont de feu s’exhale une fumée de soufre engendrant dans le ciel un hexagone immense de nuages opaques. Allant auprès de la statue à la gloire de la Reine, une silhouette féminine taillée dans l’obsidienne, avec, en guise de tête, un cercle de marbre évoquant l’astre solaire, voici qu’une cendre, plus lourde que les autres, descend devant mon œil, en zigzags délictueux, mais si sèche, si aride, qu’en passant devant ma langue, je la tends comme une lame, et lèche la cendre par caprice, mais plutôt par l’effet d’un ordre étrangement sinué dans mon esprit, qui m’a inspiré ce mouvement, et alors, je vois, sur la cendre, en équilibre, mais bien positionnée et sérieuse, une larve - qui aussitôt s’adresse à moi : "Tu as eu de la sagesse de me donner du miel - car si ne me l’eus donné, je t’aurais changé en larve. J’ai, près de moi, le Sceptre de Mort et le Bâton de Vie. On ne voit de moi que l’œil, que l’esquisse - je suis tout de voiles et d’escaliers : qui ne me voit n’a gravi mon image. Il faut de solides jambes, de robustes désirs afin de discerner ce que je suis dans mon tout - n’importe qui n’y résisterait, à ma vue, moi, colosse qui tient, le long de son corps protéiforme, une myriades de visages appartenant à tous les règnes, qui se succèdent et se combinent, moi, géant de métamorphose, qui contient sur son buste et ses jambes, sur sa tête et ses pieds, les constellations d’existences, les mondes et leur furie dominatrice".

S’avance, s’avance, une larve à pinces bleues, parmi la sphère de cendre, emprisonnée...!

"De tout temps, j’ai cherché les Trois Pierres - ceux qui régissent mon destin et se tapissent, en souris discrètes, en marchands achalandés, en funambules, fausses apparences, en vérité, que celles qu’ils revêtent pour me fuir ; et je me les dois voir si je veux résoudre enfin le rituel qu’ils produisent et qui sévit sur moi pour que je demeure ainsi que je suis fait : car de certains univers, je veux m’épépiner, je veux être en mesure de serper de mon immensité des bouts, car de certains muscles cauchemardesques, je suis devenu las, ma motricité empêchée à cause de têtes géantes qui se donnent pour immortelles, ayant, sur leur face archangélique, une course de rides et de plis qu’ont creusé les millénaires, une fuite d’essence qui imprime trop fréquemment devant mes yeux le sang de leur aspect (il m’oint de piqures ; et je me repens, et je me repens - comme si je devais me repentir du fait qu’ils agonisent et me provoquent souffrance - devant les Trois Pierres, que je n’ai jamais saisi ! : le Bleu, le Rouge, le Vert primordiaux ; qui se sont entrelacés pour enfanter ce qui est)".

S’avance, s’avance, une larve à pinces bleues, parmi la sphère de cendre, emprisonnée...!

"Maintenant que j’ai sous la main une âme de ton acabit, j’ai le vœu de m’en servir ; voici, je te fais larve - et nous nous accouplerons pour qu’une portée voit le jour et aille, en tant que les hybrides issus d’Ohmniohnousce et d’un humain supérieur, conquérir la découverte, en dedans de tous les mondes, de la Pierre Rouge, de la Pierre Bleue, de la Pierre Verte - afin que de nouveau l’Arc-En-Ciel soit formé."

S’avance, s’avance, une larve à pinces bleues, parmi la sphère de cendre, emprisonnée...!

Elle m’a transformé en larve ; j’essaie mes pinces ; je les vois, dans la périphérie de ma vision, se clore et s’ouvrir. Mais déjà, elle s’est faite femelle, me saute dessus et entreprend de se perforer de mon os, en mouvements secs et masturbatoires. Par dessus moi, ses pattes et ses chairs vallonnées sont dressées comme si elles allaient m’attaquer - mais sont prises de frétillements qui balancent son corps d’avant en arrière, et me contemplent ses yeux vides, ses yeux froids d’insecte, son regard impersonnel et royal, du haut de six mille monuments, tandis que, jubilant, mon regard cogné contre une branche qui se balance, montée par trois oiseaux scintillants qui nous observent avec curiosité, et s’empressent d’en bondir pour aller colporter, par tous les mondes, cette information que deux êtres éternels se sont donnés l’un à l’autre, je hume par la chair les émanations vespérales d’une Conscience qui fulgure ! Alors, j’ouïs les trois poils se terrant près de son œil droit, dardant leur voix comme des pluies fines, me dire : " Nous constituons ce que tu nommes le Temps. Ce sont nos oscillations, et le vent qu’elles produisent qui répandent, en un flux stable et continu, la nappe impalpable en laquelle se déroulent les actes et vivent les choses. Tu n’en douteras pas, grisé de luxes enivrants, de conforts nombreux au sein de ta personne empruntée, que nous puissions, baignant dans la morosité d’une vie qui se ment pour devenir clinquante et se bleuir, odieusement te proférer mensonge, nous, qui, surpuissants et roboratifs à l’excès, loin de vouloir t’égarer, t’emplissons d’énergie et de confiance, te rassérénons, en plein accouplement, tout en t’annonçant, non sans purpurine maladresse, notre désir léonin de suicide, ce qui, bientôt, car le feu que nous portons bravement, contre nous, dans nos entrailles, le flambeau des siècles écoulés et des moments à venir, ne se peut transmettre, car nul ouvrier, par delà terres et monts, en villes ou campagnes, ne détient la puissance, le savoir-faire et l’âme afin de nous relayer dans notre tâche, fera s’assombrir les mondes et jettera le crépuscule de toutes les vies temporelles, faisant, à leur lumière, une ombre infiniment équivalente, ce qui fera se rompre tout mouvement, l’univers immédiatement figé. Nous sommes conscients de te donner cette information au plein centre de tes ébats sexuels, qui font se contracter, en trois jets chauds, ton sexe érubescent et turgide, ainsi que se secouer nerveusement la surface poilue de ton ventre bestial, et se lever, par à-coups, ton visage, cependant que ta bouche, en s’ouvrant de façon compulsive, parait vouloir happer dans l’espace un air aussi plaisant que la jouissance ressentie par ton corps, tout en procurant à ce plaisir un espace de prolongation et d’échappement, mais nous tenions à te prévenir, en raison de ton importance dans le fonctionnement des éons et dans le mouvement d’Ouroboros, de ton rôle central dans la bonne marche des ciels, pour que tu puisses anticiper et prendre les mesures adéquates, quitter ces terres de par trop temporelles et humaines pour te correspondre éternellement - voici l’abrogation d’une ère, et l’annonce d’une autre."

Les trois poils se taisent au moment où elle s’en va de moi, se couche, et que, de dessous ses pattes, émergent un millier de larves minuscules et dorées, en même temps qu’elle délivre un sang bleu et blanc. Et les enfants, s’éjouissant, la dévore, et je vois, par particules tricolores, son âme être partagée, être instillée dans chacun des petits qui partent, leur forfait commis, vers tous les mondes, comme les rayons rampants d’un soleil.

"Voici je te replace - dans ton enclos pour hommes" que me dit un résidu sonore - dès à présent je me trouve juste à côté de la statue royale, adossé contre sa pierre.

8. Le fantôme

Une ombre a faufilé sa silhouette à la bordure de mes yeux. Je cille ; sans bien comprendre. Après que j’eusse cligné trois fois apparait, dans la convergence parfaite entre l’imprévisibilité du hasard et la prédestination de la fatalité, un homme soutenant, de ses deux mains, la porte épaisse de la bibliothèque, ayant comme incrusté le bois. Je ne distinguais habituellement, à sa place, qu’un support de plastique retenant bée l’ouverture. Il me regarde, puis s’aperçoit, surpris, que je le voie aussi ! Il presse, contre sa poitrine, avec ses genoux, la reliure surannée d’un bel ouvrage. En jetant sa mine larmoyante en direction de mon visage, faisant rouler ses yeux dans ses orbites, il s’aperçoit que, véritablement, c’est lui que je regarde, et pas un autre ! Ses mains sont pleines d’encre. Des fourmis rouges les attaquent. Pourtant, il ne lâche pas la porte, qu’il garde ouverte au niveau du sol, et qui continue de se tenir non fermée pour que s’enfile, dans l’auguste bibliothèque, des personnages successifs. J’approche de lui. Ses mains sont très rouges, et il sue.

- J’ai écrit tous les livres, ceux de la bibliothèque, et presque tous ceux du monde. C’était moi. J’ai mille surnoms, mille styles, un vocabulaire infini. Cependant, j’ai été piégé. Je ne peux plus bouger d’ici. J’essaie, depuis une éternité, depuis qu’on ne me voie plus - je pense avoir été démis de mon existence en ayant inscrit tous ces caractères sur le papier à cause d’un excès d’expression qui m’a réduit, moi, en comparaison de mon œuvre prolifique, à une chose vide, qui a donné tout ce qu’elle avait d’âme aux mots et aux livres, et me voilà aussi fluet qu’un fantôme, sans que personne ne me puisse plus voir tant mon caractère propre a été sucé par les milliers d’ouvrages que j’écrivis, sans me douter qu’ils allaient voler mon corps et que leurs mots, s’étant assemblés jusqu’à former un tyran cruel, allaient me forcer à tenir les gonds de cette porte, en guise de punition pour les avoir démasqué de l’abstraction paradisiaque où ils se tenaient avant que je ne les arrime à l’enfer d’être fixés, car, s’il arrivait que je quitte ma tâche présente, ceux-ci, enragés, me feraient complètement perdre la raison en jetant, dans ma tête inhabitée, leurs milliards de voix maudites ainsi qu’un cantique de l’enfer, afin d’estomper, en grattant furieusement, tout ce qu’il me reste de conscience et de paix -, d’ouvrir ce livre, celui que mes genoux tiennent contre ma poitrine, le seul que je n’ai pas écrit, et que certains prétendent être l’œuvre d’un dieu supérieur issu d’un monde de monde, que certains nomment "Héterl", pour en déchiffrer silencieusement les pages. Voudrais-tu, toi le premier à me voir depuis que je soutiens la porte, acheminer, sur mon visage, l’une des fourmis qui végète sur ma main, afin qu’elle descende, en piqué, entre mes lèvres, et que je puisse, en la tuant avec mes dents, savourer ma vengeance, que j’élancerais à celles qui restent à me piquer sans cesse, en disant : "j’ai abrogé la vie d’une de vos congénères, et c’était bien !" et aussi, je te prie, pourrais-tu mettre un instant, devant mon visage, le morceau de soie rouge que je tiens dans ma poche, afin qu’un instant je puisse me rasséréner de ne rien voir - si longtemps que mes yeux n’ont pu se clore ! - et, en dernier lieu, je voudrais, si tu en as la bonté, que tu déploies cet ouvrage en deux parties, ainsi que des ailes, sans t’écorcher les mains sur sa couverture prestigieuse, que tu l’ouvres après avoir fait saigner mon nez, car il semble, à certains des auteurs que je contiens et qui ont écrit, ensemble, à peu près huit cent mille ouvrages, que donner une goutte de sang à cet ouvrage fera monter de lui le parfum de cent mille ange, s’il-te-plait...? Aussitôt que le sang de son nez tombe sur le livre, je recule d’effroi en m’apercevant que le livre est une tête morte, et que celui que j’avais vu n’est qu’un des cous la supportant, un cou noir et pourri, parmi des milliers de cous minuscules qui s’agrègent tous pour former l’intégralité de la porte, de laquelle suinte un buste disproportionné et respirant, qui a recouvert tous les murs attenants à ma personne, et je vibre en me rendant compte que je suis dans la bibliothèque, en train de lire un livre, puis, près de la porte, je vois, au delà de moi, moi en train de lire ce livre, qui illumine, tout autour de lui, les ténèbres où je suis subitement plongé, et j’essaye, en de vaines brasses, pour quitter la vision du ventre et des cous et de la tête morte aux yeux qui me transpercent, de me décoller de la position où je suis figé, pour aller rejoindre cette lueur magnifique, mais alors, épuisé par tous ces gestes, j’ai soudain très faim, et ma carcasse se secoue en maugréant, et, horreur !, la tête morte, couchée sur le sol, a le clapet qui se déboite et finit par s’ouvrir en laissant échapper, très lentement, une fourmi rouge au dos de laquelle est tendu un fil d’araignée très long, qui porte, à son bout opposé que je vois émerger de la bouche, un cadavre d’oiseau, que la fourmi tire sans relâche, jusqu’à grimper sur l’oiseau entièrement sorti de la bouche, entrer dans son oeil, et le faire battre des ailes et voler jusqu’à moi, moi qui voit, avec dégoût, l’oiseau me pénétrer entre les lèvres et choir dans mon ventre, jusqu’à ce qu’à l’intérieur de moi, je sente battre ses ailes, ce qui me rassasie et m’avive, si bien que je me rue vers le livre que je lis, plus loin, assis.

9. Le sorcier

Je vois, depuis qu’orientés de tous les côtés de l’espace carcéral, mes pas soulèvent, après s’être posés, encombrant les semelles de mes chaussures, toute sorte de déchets, un homme se tenant, les mollets recouverts d’une jupe noire, de jour comme de nuit, derrière un morceau de carton moins grand que sa tête, avec lequel il cache ses lèvres, en les frottant de manière égale, soupirant sans cesse quelques murmures avec lesquels il s’est confondu, s’oubliant lui même dans le contenu de ses paroles dites à voix basses, afin que personne ne l’entende, les sons qu’il émet étant parfois parcourus d’une voix plus profonde et grave, appartenant à quelqu’un d’indiscernable, et qui semble utiliser son être afin de porter une parole que nul n’a pu se résoudre à recevoir. Chaque fois que je le vois, il est plus émacié et affaibli, comme s’il n’arrivait à supporter le poids de l’âme qui le possède et défoule, en usant de ses lèvres épuisées, ses dires maudits qui le flétrissent. Sur ses cils se reflètent, en petites perles brillantes, le chatoiement de ses regards complices, qui fuient de ses paupières inquiètes, roulées comme deux spires. Assis dans le coin du réfectoire, les jambes croisées, le buste droit, il nous regarde tous, de ses prunelles rapides, embrasse toutes nos images, qui tournent autour de lui comme des oiseaux de proie autour d’un cerf qui se décompose, en pleine concertation pour décider qui de nous il vouera aux déchirements de l’enfer, rendant compte de chaque acte à celui qui l’écoute chuchoter sans arrêt ses litanies lugubres, et en entend des chants et des rapports qu’il tient scrupuleusement notés dans sa mémoire. Oui, cet homme nous marque, à coups d’inscriptions invisibles et indéfaisables, appliquées à l’électricité qui borde nos corps, ainsi que le coin d’une lampe d’ivoire incandescente trace une cicatrice indélébile sur le flanc d’un porcelet, d’un symbole destructeur nous vouant aux Abysses, comme un enfant qui punit par plaisir un cafard, par le fait de sa laideur simple, en lui retranchant une antenne irremplaçable. Ses yeux dressent sur mon corps, en s’y posant et en y furetant hystériquement, des blessures incurables, qui restent à saigner des jours, et ne se referment pas à moins qu’on force les deux parties de la plaie, en les roulant toute deux et en les tirant très fort jusqu’à leur faire revêtir la forme de deux couvertures noires, à s’embrasser du bout des lèvres et puis à s’emboiter tout à fait en un tout presque uniforme de peau lisse, qui ressemble à chaque fois à une grimace faite sur les étoiles de l’univers (ainsi qu’à une invocation élevée pour convier dans la matière une créature indistincte et monstrueuse), dont j’entends presque le rire ténébreux, et les succions que produit tout le sang refoulé qui presse et suce goulûment l’ouverture mal scellée de ma chair mise en lambeaux, qui reçoit, contre sa suture sulfureuse, un clapotement incessant, car, quand bien même fussent enroulées de force les deux parties de la peau pour créer un ersatz de couvercle, le sang, tel un miaulement de chat, trouve le moyen de s’insinuer par delà la muraille, jusqu’aux marteaux des tympans, pour y ruisseler ainsi que toque, avec rage et balourdise, une scie à métaux contre un os.

10. Vision divine

Les cheveux ébouriffés, le front zébré de sang, l’œil épuisé duquel suinte une légère ode à l’abîme éphémère en lequel m’a mis le bus au moment de l’accident, ce moment d’égarement complet et de surprise qui m’a autant désarçonné que ravi de moi même, je tombe, comme on tombe d’une falaise, sur mon reflet dans la vitre du bus, toujours sous le choc de ce qui vient de se produire.

Et, quand j’ai regardé mes mains ankylosées, de la vitre du bus qui en arrimait le reflet vers mes yeux, comme si l’acte en lui même de refléter cette image était l’œuvre d’un labeur opéré par mille anges, et que l’image et son reflet - devenu féminin - étaient elles mêmes distancées d’opérations successives et tortueuses, j’ai senti que ce reflet était l’œuvre de l’art le plus beau, le plus invisible et le plus étonnant, même s’il va de soi que ces deux qualités sont faîte d’un artisanat impeccable, le plus parfait que l’on puisse ; oui, j’ai ressenti que ce reflet n’était pas de : "première nature", mais d’une "nature seconde" des choses, issu d’un travail de la Forme sur elle même, et qui recelaient des vies indénombrables dont - oui - je sentais palpiter les vraies présences, l’objet de leurs affaires, la raison d’être et la suprême utilité, mais au delà de leurs puissances actives, je percevais aussi, plus opaque, nimbé d’un masque encore plus grand mais bien plus fin, subtil et chuchotant, le clignotement constant d’une entité totale et agissante, qui ne cessait d’envoyer au vent les séismes étrécis de son cœur amoureux - et à toutes les existences dont ils étaient semences -, et j’eus alors la sensation, dans l’ensemble de ma chair qui se mit d’un coup à crépiter du feu puissant qu’en approchant du vrai la peau nous met, de sentir momentanément et pour l’éternité les radiations de cet amour originel, qui, traversant les temps dont mon corps s’enrobait, épluchaient mes raideurs une à une disparue, elles qui m’avaient si longtemps volé à ce murmure intemporel, émis depuis que son éternité fut morcelée par l’Homme inouï dont j’entendais si approchée la haute respiration, et qu’entourait le monde - ou bien ses traits ayant pris corps - dont son esprit transcendait constamment le temps, allant toujours où les systèmes desquels s’étaient vêtues les circonstances partant de ses émanations n’existaient plus (car en les ayant vu et ainsi clos, il voulait s’en enfuir - n’ayant plus rien à animer de ces endroits), obligeant l’univers - ce miroir aplati - à accroitre infiniment ses lieux que, depuis toujours, cernait le Noir d’une absence irréelle qui - elle même - le composait, mais n’avait pas été bénie de son regard et ne vivait donc pas, en stase perpétuelle, en attente éternelle que son esprit en la voyant l’avive, absence emplie d’énergie pure (la matière pour créer) que sa science insatiable avait destin d’utiliser, et c’est, Il ne sait quand, lorsque les flux de ce pouvoir se sont cognés le même instant, que sa conscience, élevée d’une angoisse où la tenait le repos, se distingua de ce chaos statique et plein de paix, lorsqu’Il comprit qu’il était la seule Créature existante, soulevée d’une immortalité de forces, il eut l’idée de reproduire en face de lui le geste l’ayant fomenté, et dont il était le salut et la nature inique, engendrant alors, d’un unique soupir soutenant les susurrations de sa voix solitaire, le miroir offrant à son regard la possibilité d’observer de quoi l’intérieur de lui se composait, afin que tous ses points de vie - puisqu’ils peinaient à traverser les vallons incréées de son essence en devenir - se cristallisassent humblement, que toutes les vies qu’il contenait se transférassent des "deux côtés de sa figure", dans l’espoir fulgurant que, plus tard, de leur seule volonté, devant l’évidence consentie de leur nativité, ses cellules munies maintenant d’un corps et d’un esprit, s’unissent d’elles mêmes et le re-forment afin qu’il voit, scintillant de lueurs inédites, un autre que lui même, et qu’il ne soit plus seul(e)... - ainsi se déclencherait, selon ses plans futurs, osmose encore plus supérieure à celle qu’il ressent le bâtir, de quoi ? de sa vie avec l’aspect qu’elle épousa puis élança au monde, et que tisseront pour toujours l’emmêlement inouï de leurs étreintes. De cette extase, je ressors exténué, totalement vide, au sommet de la réceptivité, sur mon siège, à moitié délirant dans le bus obscur.

P.-S.

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