Dix ans après la libération et la réunification nationales, c’est-à-dire à la fin de 1986, le Parti communiste vietnamien juge que bien des erreurs ont affecté la révolution nationale démocratique et populaire voulue pour l’ensemble du pays. Sans renoncer à la révolution socialiste, le PCV adopte à son VIe Congrès national une nouvelle orientation politique dont le nom se veut révélateur : Đổi mới, le Renouveau. « À mon avis, déclarera le Premier ministre Phạm Văn Đồng, il serait légitime de nommer ce congrès celui de l’intelligence et de la culture [1]. » Sans prendre la formule au pied de la lettre – car on peut dire aussi que le đổi mới, c’est « faire du neuf avec du vieux » –, il est vrai que les choses vont bouger dans le domaine de la culture et en matière de cinéma. Il faut toutefois admettre que les évolutions vont se faire avec des à-coups, des tiraillements et des contradictions. Ça tire à hue et à dia quand d’un côté un glissement irrésistible entraîne le pays vers une intégration « régionale » dans l’ensemble Asie du Sud-Est (ASEAN) puis à une ouverture sur l’ensemble du monde tandis que dans le même temps on observe une rétractation très vive de certains hommes de pouvoir désemparés par la perestroïka en URSS, puis effrayés de voir s’effondrer le système communiste d’Europe de l’Est après la chute du mur de Berlin (1989).
Les premiers effets du Renouveau
Ce système de distribution obsolète assorti de conditions de diffusion en salle très surveillées par les différents niveaux de censure (il faut d’abord soumettre son scénario à l’agrément d’une commission, puis le film est examiné avant l’autorisation de sortie en public) s’ajoute aux insuffisances des moyens techniques de réalisation (en matériels et en formation). Autant de facteurs qui freinent la création, mais ce ne serait pas en soi irrémédiable : ça a toujours été le cas du cinéma vietnamien qui travaille depuis ses débuts avec du matériel d’occasion, de brocante ou de seconde main. Le problème est que si le cinéaste vietnamien maîtrise le documentaire, s’il trouve sa mesure dans le court métrage, ce cinéaste peine à raconter une histoire d’une heure et demie.
Avec lucidité, les meilleurs des cinéastes s’interrogent. Ils mettent la lumière sur les premières étapes du développement socialiste de l’après-guerre, sachant que la date de réalisation du film ne correspond pas aux moments de l’histoire qu’ils ont choisis et que, malgré le Đổi mới, ils ont bien des difficultés avec une censure qui n’est pas toujours où on l’attend. Cô gái trên sông (La Fille de la rivière, 1987) apparaît comme un symbole du Renouveau. En exposant les conditions dans lesquelles, au début de 1987, il réalise à Huê La Fille de la rivière, Dặng Nhật Minh laisse entendre que la liberté dans laquelle il tourne a quelque chose de déconcertant : « À cette époque le pays vivait le début du Đổi mới. Aussi, le scénario fut accepté sans problème. […] C’est durant le tournage du film que j’appris par les journaux qu’à Hanoi, lors d’une rencontre avec les écrivains et les artistes, le secrétaire général du Parti les avait exhortés à libérer leur plume, à dénouer les liens qui les entravaient et à se sauver eux-mêmes avant que le ciel ne le fasse. Je continuai le tournage du film, sans crainte, et heureux de savoir que désormais les artistes pourraient créer dans les conditions les plus favorables. » Dans ce film, Dặng Nhật Minh porte un regard aigu sur la condition féminine dans la nouvelle société vietnamienne en s’attachant avec tendresse au personnage de Nguyệt, une jeune prostituée de la rivière des Parfums. Pendant le gouvernement de Thiệu [2], elle a sauvé un jeune révolutionnaire des forces ennemies. La guerre finie, elle se retrouve méprisée et rejetée par cet homme devenu cadre du Parti. Elle refait sa vie avec un soldat qui a combattu dans les forces « fantoches », sorti comme elle d’un camp de rééducation. Sur le coup, le film est interdit de projection au Viêt Nam, bien qu’il y ait été récompensé !
Un autre exemple vient de la cinéaste Việt Linh. En tournant Gánh xiếc rong (Troupe de cirque ambulant, 1992), elle montre la façon dont le peuple naïf des montagnards peut se laisser berner par les jeux de prestidigitation des saltimbanques. Cela ressemble trop à ce qui se passe dans le pays et le film est interdit deux ans.
Le secours de la littérature
Il y a encore bien d’autres exemples. Ðoi Cát (Vies de sable, 1999) est réalisé par Nguyễn Thanh Vân d’après une nouvelle de Hữu Phương : Ba người trên sân ga (Trois sur un quai de gare), le scénario étant développé par l’écrivain Nguyễn Quang Lập [6]. Bến không chồng (L’Embarcadère des femmes sans maris [7], 2000) est l’adaptation par Lưu Trọng Ninh du roman homonyme de Dương Hướng. Nous reviendrons sur ces films. Thung lũng hoang vắng (La Vallée déserte, 2001) de Phạm Nhuệ Giang s’appuie encore sur un scénario de Nguyễn Quang Lập et relate le destin de trois enseignants nommés dans une région reculée et mal adaptés à une vie de moyenne montagne.
Người đàn bà mộng du (La Femme somnambule, 2003) encore dirigé par Nguyễn Thanh est inspiré d’un récit de Nguyễn Minh Châu [8], Người đàn bà trên chuyến tàu tốc hành (La Femme dans le train express), qui date de 1983. « Dès avant le đổi mới officiel, des romans et nouvelles évoquent les interrogations, les doutes et les malaises d’écrivains membres du Parti qui s’expriment encore discrètement [9] », rappelle Lê Thành Khôi quand il présente l’écrivain Nguyễn Minh Châu.
L’héroïne, Quỳ, est très belle et très intransigeante et n’agit que selon ses impulsions. Durant les combats, elle aimait un officier et quand celui-ci s’est sacrifié pour elle en lui sauvant la vie, il lui a demandé d’épouser son meilleur camarade. Qu’importe qu’après la guerre, cet ami, Phiên, soit en prison pour d’obscures raisons ? Elle l’épouse envers et contre tout. C’est que, explique le narrateur dans le roman, « depuis les années de résistance, elle a découvert que dans la vie il n’y a que des hommes et pas de saints. Pourtant, en épousant Ph., elle a désiré être une sainte. Mais c’est juste pour cette raison qu’elle est humaine et que je la respecte. L’être humain peut toujours se dépasser [10] ». La force de la littérature est sans doute d’être plus discrète que le cinéma dont le principe premier est d’exposer et de révéler au grand jour. Les écrivains ont pu anticiper une nouvelle approche de la réalité, une nouvelle saisie des faits que les cinéastes leur empruntent à leur tour un peu après. Parce qu’ils répondent maintenant à une réalité plus complexe, les personnages et les histoires qui leur arrivent sont plus profonds. Certes, ils peuvent être bridés par un dévouement conventionnel, par un attachement aux valeurs politiquement correctes, mais ils sont humains dans un pays vivant. On a imaginé l’étiquette de « réalisme social » – moins connoté que le « réalisme socialiste » – pour les thèmes ainsi abordés, ceux des conséquences plus ou moins lointaines de la guerre, et particulièrement tout ce qui tourne autour du destin de couples séparés.
Un réalisme social
Nguyễn Thanh Vân est un autre de ces cinéastes. Dans son premier film, Chuyện tình trong ngõ hẹp (Histoires d’amour dans la ruelle, 1993) on peut voir un des premiers baisers choc du cinéma vietnamien, équivoque parce qu’il rapproche irrésistiblement le protagoniste et une toute jeune fille, la fille de sa maîtresse. Je citerai encore Lê Hoàng. Ce réalisateur – qui va scandaleusement et heureusement bousculer la routine dans les années qui suivront – titille les inconséquences idéologiques des années 1990 sans se détacher encore du thème de la guerre. Lưỡi dao (Le Couteau, 1995) est encore à la gloire de l’armée communiste de libération, mais Ai xuôi Vạn Lý (Un très long voyage, 1996) ose associer un officier de l’armée du Nord à un combattant du Sud devenu moto-taxi. Ce dernier, aide le premier qui a raté un train et les voilà à circuler le long de la ligne du train de la Réunification [11] pour retrouver un bagage. Dans le train raté une employée, Miên, était aussi une compagne de combat. Elle va convoyer le ballot sans oser l’ouvrir. Celui-ci renferme des ossements, les restes d’un camarade de combat que Tấn, le soldat de l’Armée populaire, rapportait à la famille pour un enterrement respectueux des coutumes : derrière l’anecdote est encore célébrée la camaraderie sacrée des frères – et sœurs – de combat.
Avec Thương nhớ đồng quê (Nostalgie de la campagne, 1995), Dặng Nhật Minh développe sur le mode mineur les changements que le monde fait peser sur la vie rurale. Un village, un adolescent, celle qui pourrait être sa bien-aimée, une Việt kiều de retour, un maître d’école traditionnel, un maître d’école nouveau, etc., tout un petit monde tourne, s’attire et s’évite. Pour le jeune homme, l’apprentissage est douloureux. Avec Những người thợ xẻ (Les Coupeurs de bois, 1998), Vương Đức, aborde avec cette équipe de scieurs de long tout à la fois les problèmes de corruption et celui du développement des régions montagneuses. Pour sa part, dans Chung cư (L’Immeuble, 1999), Việt Linh montre l’évolution de membres du Parti revenant du maquis auxquels on accorde de partager un petit immeuble saïgonnais après la libération de la ville. Il reste à ces combattants, hommes et femmes, à se faire à la vie civile et à la grande ville, à se civiliser et à s’urbaniser. C’est encore par rapport aux conséquences de la guerre que se situe Ðoi Cát (Vies de sable, 1999) de Nguyễn Thanh Vân. En 1975, Cảnh peut enfin regagner le Sud et son village en bord de mer dont il a été éloigné pendant vingt ans par la partition du pays. Il y retrouve sa femme, Thoa. Mais pendant son exil dans le Nord il s’était remarié et sa fille vient le voir ; puis la mère de celle-ci, Tâm. Le voilà sous le même toit avec sa fille adolescente et les deux femmes dans un huis clos douloureux. Des personnages extérieurs embrouillent encore cette situation intenable parce qu’ils aiment l’une Cảnh, l’autre Thoa. Sur fond de bruits de mer et d’aboiements de chiens, les désirs rodent et chacun épie l’autre. La fin répond au titre Trois sur un quai de gare de la nouvelle de Hữu Phương : Thoa a acheté trois billets pour que son mari, Tâm et leur fille repartent dans le Nord. Trois personnages sur le quai. Mais in extremis Cảnh décide de rester…
Il a d’abord réalisé un film de guerre dont la particularité est de n’avoir que des personnages féminins ce qui lui donne une tonalité bizarre, à la croisée de l’atmosphère piaillante d’un pensionnat et de la froide impassibilité d’un commando. Ngã ba Đồng Lộc (Le Carrefour de Dong Lôc, 1997) est tourné à la gloire d’un groupe de dix jeunes filles qui moururent sous un même bombardement en juillet 1968 à Đồng Lộc, dans la province de Hà Tĩnh, alors qu’elles étaient chargées de la réfection des routes détruites par les bombardements américains). Puis Lưu Trọng Ninh retrace dans Bến không chồng (L’Embarcadère des femmes sans maris, 2000) la vie de trois femmes d’un même village s’écoulant sur une vingtaine d’années, de 1954 à 1975. Leur existence confinée « derrière la haie de bambou » est vue par le seul homme du village, Vạn, ancien combattant de la lutte de résistance contre les Français. Le mari et le fils de Nhân meurent dans la nouvelle guerre. La femme d’un propriétaire terrien, Hơn y perd également un fils. Quant à Hạnh, elle est la femme d’un soldat qui ne donne plus signe de vie. Elle finit par épouser un homme qu’elle aime mais ils n’ont pas d’enfant. Elle est rejetée par sa belle-famille, s’installe avec Vạn, mais leur situation est mal vue et Vạn est conduit au suicide. Ici encore, le destin des femmes est de lutter et se battre contre les hommes et leur façon d’organiser la société.
Une crispation passéiste résiste à l’appel d’air extérieur
Dans le même temps, avec le Đổi mới – et c’est une évidence pour qui regarde les choses depuis la France – les frontières s’ouvrent pour vendre la beauté du pays aux réalisateurs étrangers, pour fournir à bon marché un personnel, des techniciens suffisamment qualifiés. Le plus remarquable est que ces facilités vont être exploitées par des ressortissants des anciens pays ennemis. Malgré des difficultés de tournage, Lâm Lê inaugure discrètement cette ouverture pour Poussière d’empire dès 1983. Puis, avec plus de tapage, ce sont Régis Wargnier pour Indochine (1992) et, la même année, Jean-Jacques Annaud pour L’Amant. De telles œuvres marquent l’esprit du spectateur lointain, aussi troublé et ému qu’il avait pu être ébranlé et révolté par les images en noir et blanc des films militants. Du Viêt Nam en guerre des films de Joris Ivens (Le 17e Parallèle, 1968) ou de Claude Grunspan (Riz grillé, Gạo rang, 2001), le spectateur passe à un pays où le bonheur est dans la rizière et dans les yeux des femmes. L’essentiel se produit toutefois après que Trần Anh Hùng et Tony Bùi sont venus sur place tourner leurs fictions : Cyclo (Xích Lô, 1995) et À la verticale de l’été (Mùa hè chiều thẳng đứng, 2000) pour le Français et Three Seasons (Trois saisons, Ba muà, 1999) pour l’Américain. Paradoxalement un cinéma de fiction « vietnamien » vient de l’étranger et participe à raviver la production locale mais avec le risque de se substituer à lui, car, par une sorte d’usurpation, ce cinéma étranger est bien souvent catalogué « cinéma vietnamien ». Ce charme jouera encore pour Phillip Noyce et son remake d’Un Américain bien tranquille (2002) et le phénomène se poursuit quand Dai Sijie tourne Les Filles du botaniste (2006), pourtant chinoises, et que la Corée elle-même vient s’inspirer du pays quand le metteur en scène Hyung-tae Kim y situe son film fantastique très esthétisé Mười (La Légende d’un portrait, 2007). C’est ce qui pourrait être appelé « l’effet carte postale ». Ce regard superficiel qui balaie les paysages, ne retient que quelques singularités – bambous et bouddhas – et se trouble sur la grâce des femmes est certes réducteur. Cet œil neuf n’en offre pas moins une vision renouvelée du pays.
Influences et ingérences venues d’ailleurs
Certains réalisateurs sont tellement partagés entre les États-Unis et le Viêt Nam qu’ils peinent à se situer entre leurs deux cultures [17], d’où ces films incertains que sont First Morning (Buổi Sáng Đầu Năm, 2003) et Spirits (Oan Hồn, 2004) de Victor Vũ ou Saigon Love Story (Chuyện Tình Sài Gòn, 2005) de Vinh Ringo Le. D’autres réalisations sont si américaines qu’on ne peut plus dire s’il s’agit de films « vietnamiens » : c’est le cas de Journey from the Fall(Vượt sóng, 2005), de Trần Hàm ou à Oh, Saigon, 2007, de Doan Hoàng. D’autres metteurs en scène approchent la réalité vietnamienne avec une acuité nouvelle, parfois ingénue. Ils biaisent le point de vue habituel et rabâcheur de la mise en scène locale et n’hésitent pas à mettre en relief tel ou tel problème de société. Pour cette raison, ils ont été attaqués comme Lê Cung Bắc qui n’a pu diffuser son film Bẫy tình (Le Piège de l’amour, 2004) au prétexte qu’il résidait à l’étranger. Le responsable d’alors du Département du cinéma le disait sans ambages : « Les expatriés vivant éloignés de leur pays natal ne peuvent pas pleinement comprendre ses coutumes, ses valeurs morales, esthétiques et culturelles. » Le point de vue a-t-il changé ? Rencontré en 2007, M. Lại Văn Sinh, le directeur actuel de ce Département du cinéma, reconnaissait que le cinéma việt kiều (vietnamien de l’étranger) était un facteur pour « pousser » le cinéma vietnamien tant à cause de la différence des points de vue que de la maîtrise des toutes dernières techniques. Mais il ajoutait aussi que les plus jeunes de ces réalisateurs, éduqués à l’étranger, n’ont du Viêt Nam qu’une culture plutôt restreinte.
Deux tendances divergentes
Très représentatif des innovations de professionnels việt kiều du cinéma d’arts martiaux américain dans leur rencontre du monde saïgonnais de la mode, de la scène de variété et des studios, ce film est le type même de ce cinéma hybride. Pour évoquer le « sang des héros » se sacrifiant pour la révolution, le réalisateur simplifie son intrigue. C’est encore une fois la période coloniale. Dans les années vingt, deux frères sont au service de la sûreté française. Quand Thúy, une belle et ardente révolutionnaire est arrêtée, l’un deux, Cường, le « gentil », se rebelle, prend son parti et tombe amoureux, tandis que le second reste le « méchant », sicaire inféodé au colonisateur, hargneux et vindicatif. Le reste relève de la bande dessinée et ne fonctionne que sur le principe de la course poursuite et de la virevoltante beauté des bagarres. Le film marque néanmoins une date parce qu’il est à la confluence de deux approches du cinéma. The Rebel appartient au genre historique parce que son auteur tente de reconstituer l’époque coloniale pour évoquer des engagement héroïques dans les luttes du passé, avec à l’écran des effets de costumes et d’accessoires anciens dans des décors urbains et naturels particulièrement choisis. Le film reste en même temps un de ceux où on brasse à la m’as-tu-vu la société et l’individu, l’argent (ou la politique) et l’amour, la fidélité et la trahison, le bien et le mal. Ce sont là les deux grandes tendances qui caractérisent une bonne part de la production de ces dernières années.
D’une part, des techniques « occidentales » élaborées sont mises au service des valeurs culturelles fondatrices du Viêt Nam (parfois pour les desservir par maladresse). Ici, on peut reconnaître les épisodes du poème de Nguyễn Du (dans Saigon Eclipse) ou retrouver l’univers de Sơn Nam [19] (dans Gardien de buffles). Là, on peut deviner l’ombre du poète Hàn Mặc Tử [20] (dans Trois saisons), ailleurs celle du rebelle Hoàng Hoa Thám [21] (dans The Rebel). Car les réalisateurs việt kiều travaillent aussi pour répondre à la nostalgie et aux goûts – plus ou moins sclérosés et appauvris depuis l’exil et l’éloignement – du public de la diaspora d’Orange County ou d’ailleurs.
D’autre part, comme ces premières réalisations plaisantes, rythmées et entraînées par des mouvements de caméra virtuoses, regorgeant d’effets spéciaux, de violence et d’érotisme ont séduit un large public, elles ont stimulé quelques cinéastes dont la créativité va se donner libre cours sans le moindre frein. Ceux-là se précipitent pour exploiter sans vergogne une veine d’histoires alléchantes ou esbroufantes interprétées par un mélange très people de comédiens, de chanteurs – surtout de chanteuses –, de reines de beauté et de mannequins. Ce qui a conduit à la diversité des tons en même temps qu’à la superficialité consternante des films grand public.
Les images d’un Viêt Nam éternel
Avec les épreuves qu’il affronte pour sauver les buffles de son père que les eaux montantes menacent, un adolescent, Kim, devient le héros d’une symphonie pastorale aussi âpre que grandiose.
Dans Thời xa vắng (Le Temps révolu, 2004), Hồ Quang Minh se reporte lui aussi à la présence française. Un garçon de douze ans, Sài, se trouve marié par ses parents à une fille de dix-huit. Le gamin préfère jouer ou papoter avec le très vieil ami qui lui est comme un grand-père que rester avec sa femme… Quand la guerre prend fin, Sài a dix-huit ans et tombe amoureux d’une ancienne camarade d’école. Mais son frère et son oncle, cadres du Parti, ne l’entendent pas ainsi et tiennent à ce que les choses soient dans l’ordre voulu. L’individu subissant la pression sociale...
Hạt mưa rơi bao lâu (Bride of Silence, 2005) de Đoàn Minh Phượng et son frère Đoàn Thành Nghĩa raconte l’histoire de Lý An, qui fut enceinte sans jamais vouloir dire de qui. C’est ce mystère que, devenu grand, son fils Hiên cherche à résoudre. Malgré sa beauté formelle, le film ne semble pas être sorti au Viêt Nam.
Ce qui n’est pas le cas de Áo lụa Hà Đông (La Robe en soie de Ha Dong, 2006) de Lưu Huỳnh qui brosse une vaste fresque historique autour du couple de Dần et Gù. Tous deux domestiques, ils profitent d’une révolte populaire pour fuir leur misérable condition. Le seul bien qu’ils emportent en essayant d’échapper tant aux Français qu’au Việt Minh est un áo dài (la robe traditionnelle) de soie blanche qui devient le fil conducteur du récit, étant tantôt lange pour un enfant qui vient de naître ou bannière pour mener un combat de résistance. Le succès de ces films à l’étranger – souvent primés – développe un goût, une curiosité pour l’histoire et la culture vietnamienne dans laquelle ils plongent leurs racines.
Tourné vers le passé, ce cinéma artiste joue de la nostalgie pour ancrer le pays dans son identité – une identité qui lui échappe avec la mondialisation et les évolutions qu’elle entraîne –, pour revivifier sa culture et sa civilisation. On en revient, dans ce registre, à un cinéma qui s’inscrit dans le droit fil de la tradition nationale (à cette réserve près que Việt Linh partage son temps entre la France et le Viêt Nam et que Ngô Quang Hải a été un comédien habitué des productions étrangères). C’est un cinéma qui manifeste une tendance à la réalisation de films un peu trop académiques qui semblent prioritairement destinés aux happy few des festivals. Leur narration est lente et subtile et il y a un gros travail sur l’esthétique.
Dặng Nhật Minh écrit et réalise Mùa ổi (La Saison des goyaves, 2002) pour évoquer les conséquences de la confiscation des villas « bourgeoises » quand les cadres communistes s’installent à Hanoi. Mais ce n’est qu’un arrière-plan. L’essentiel est dans l’irrépressible nostalgie du personnage central, Hoà, homme un peu simple d’esprit – seul son corps lui permet de vivre puisqu’il pose à l’École des Beaux-Arts – qui aime à passer devant la villa de son enfance. Par la grille du n° 9, il scrute obsessionnellement le goyavier d’où, enfant, il avait chuté pour en conserver le trouble que l’on sait. Sa simplicité absolue en fait un sage. Avec son rythme lent, le film est beau, sobre et prenant.
Avec Mê Thảo, Thời Vang Bóng (Mê Thao, Il fut un temps) [23], Việt Linh dépeint la décadence d’un domaine rural, Mê Thao, dont le jeune et richissime propriétaire sombre dans l’alcoolisme et la folie après avoir perdu sa fiancée dans un accident automobile. Nguyễn refuse désormais toute marque du progrès, fait détruire dans un autodafé tous les objets représentatifs du progrès et s’enferme dans un temps figé. Égoïstement, malgré le fidèle soutien que son intendant, excellent joueur de luth, lui apporte avec la musique et la voix de sa maîtresse la chanteuse de ca trù [24], malgré l’amour muet que lui porte sa jeune servante, il perd tout courage et toute dignité, ce qui en situation coloniale laisse à réfléchir.
Le film de Ngô Quang Hải Chuyện của Pao (L’Histoire de Pao, 2005) s’inscrit dans la réalité montagnarde des Hmong. Tandis qu’elle flirte avec son amoureux, la jeune paysanne Pao doit supporter son père qui se perd dans sa solitude. Chúng a eu deux femmes, mais toutes deux sont parties. Un beau jour, Pao part à la recherche de ses deux mères – celle qui l’a mise au monde et celle qui l’a élevée. C’est l’occasion pour le metteur en scène d’emmener le spectateur à travers les très beaux – et très touristiques – paysages qui conduisent de la province de Hà Giang à celle de Lai Châu en passant par Sa Pa.
Tous ces films s’inscrivent en effet dans les paysages immuables de civilisations rurales, reproduisent à l’identique la société d’autrefois. Ils sont illustrés de la pratique d’arts populaires (musique, poésie, danse ou théâtre), s’accompagnent de sublimes objets d’artisanat (vases, pipes à eau ou à opium) et érigent le costume historique en modèle. De ce fait, chacun de ces éléments iconiques devient le signe emblématique non d’une forme de cinématographie singulière mais de la nationalité de celle-ci. Le risque est que ce cinéma ne suscite hors du Viêt Nam un intérêt qui soit moins dû à la qualité de la réalisation qu’à l’étrangeté, à l’exotisme de ce qui est mis en scène.
Ce n’est donc pas le présent immédiat que ces films prennent en compte. Ils n’en sont qu’un miroir qui le reflète de loin et indirectement, en en affadissant les fulgurances modernistes. Ce cinéma historico-culturel dont il faut bien convenir qu’il a quelque chose d’élitiste ne suffit évidemment pas à contenter les producteurs. Il y faut l’autre tendance forte du cinéma vietnamien de ces dernières années, celle qui cherche à satisfaire les goûts d’un jeune public impliqué dans les mutations présentes de la société, dans l’actualité immédiate et ses modes.
Un miroir critique de la modernité
Film essentiel de ce début de millénaire, Gái nhảy relate la vie de deux jeunes filles qui travaillent dans les bars et les discothèques avec le danger permanent du sida en toile de fond. Hạnh a grandi dans les rues, sa mère l’ayant abandonnée pour se marier ailleurs. À l’opposé, Hoa, encore juvénile, vient d’une bonne famille, mais manque d’affection. Le film éclaire les côtés sombres d’un travail alors occulté par la société vietnamienne. Derrière les lumières vives et les volutes de fumée, les filles vomissent dans les toilettes pour excès d’alcool ou de drogues, sont frappées pour refuser d’aller avec des clients, etc. Le film fait plonger le spectateur dans la vie réelle d’une entraîneuse. S’adressant toujours à la jeunesse, ses films suivants poursuivent cette exploration des milieux marginaux (Trai nhảy s’intéresse à l’homosexualité) et sont d’un réalisme cynique en même temps que d’un lyrisme urbain un peu facile. Nữ tướng cướp (Femmes gangsters, 2004) est le film qui engrange le plus de bénéfices sur l’année 2005 et ce succès n’est pas usurpé. Avec brio, Lê Hoàng adopte là un ton vif et allègre pour traiter de la débrouillardise de deux ravissantes arnaqueuses, Thu et Hồng, qui se rattrapent sur les hommes riches de ce dont la société les prive. C’est le clinquant de la publicité mis au service de constats cliniques ambigus. Il y a une leçon, mais il y a surtout du plaisir. Il est donc étonnant que depuis Thủ tướng(Premier ministre, 2007), qui date de 2007 (Thủ tướng, c’est se contenter de son sort et ne pas s’écarter de la norme) et que la presse avait annoncé comme un film « choc », Lê Hoàng ne fasse plus guère parler de lui [25].
Toujours est-il que le caractère innovant de Gái nhảy et de ses « suites » ouvre la voie à l’exploitation du caractère mal famé des boîtes de nuit, karaokés et autres maisons de prostitution, que ce soit sur un mode réaliste ou fantasmé. Trái tim bé bỏng (Un brave petit cœur, 2007) de Nguyễn Thanh Vân relate le triste destin de Mai, gentille fille de dix-sept ans qui, attirée par les promesses de la ville est livrée à la prostitution. Atteinte du sida, désespérée, elle trouve néanmoins le courage de retourner à son village pour mettre en garde sa sœur cadette et la préserver du même sort.
D’une mise en forme plus élaborée Vũ điêu tủ thần (La Danse mortelle, 2007) de Bùi Tuấn Dũng a beaucoup plus de succès. Dans l’atmosphère délétère, érotique et violente, noyée de musique et de lumières agressives, de ces milieux interlopes, l’intrigue prend pour cible des narcotrafiquants qu’il faut éliminer. Ce sera encore, sorti pour le Têt 2009, le thème de Huyền thoại bất tử (La légende vivante, 2008) de Lưu Huỳnh où un jeune homme un peu jobard se trouve mêlé à un trafic de femmes : violence, bagarres et kung-fu.
En attendant, le grand public veut des pleurs, du rire et du rêve. Quelques films gentillets sont plaisants sans être trop niais. Citons Của rơi (Perdu somme d’argent, 2002) de Vương Đức pour l’atmosphère de Hanoi et Les Filles aux longues jambes (Những cô gái chân dài, 2004) de Vũ Ngọc Đãng pour l’ambiance de Saigon. Il faudrait à ce propos s’interroger sur ce qui différencie le cinéma de Hanoi de celui de Saigon. Comme si Hanoi était une capitale mais pas une ville, elle inspire un cinéma « provincial » qui prend son temps et se fait comprendre par sous-entendus à l’opposé d’un cinéma saïgonnais urbain, surexcité, tapageur et provocateur. Imaginons que 1 735 km (Jackfruit Thorn Kiss, 2005) de Nguyễn Nghiêm Đặng Tuấn puisse relier les deux.
L’intrigue de ce film fait voyager ensemble un jeune homme et une jeune fille sur la distance qui sépare Hanoi de Saigon, quand ils se trouvent par extraordinaire « débarqués » du train à Huê et sans ressources à mi-chemin de leur voyage… Dans leur « marche vers le sud [26] », ils s’insèrent dans un mode de vie de plus en plus urbain et agité. Réussies ou ratées, ces petites histoires prennent un sens dans le désarroi né des évolutions de la vie moderne et font renaître un cinéma national modeste mais authentique et direct : un cinéma qui parle de l’universel dans la situation historique et sociale d’aujourd’hui. D’autres réalisateurs optent pour un cinéma plus superficiel sans perdre toutefois complètement de vue les imperfections de la société nouvelle. Khi đàn ông có bầu (Quand les hommes tombent enceints, 2004) de Phạm Hoàng Nam est une comédie loufoque qui joue sur l’inversion de situations attendues tout comme Hồn Trương Ba, da hàng thịt (L’Âme de Truong Ba dans le corps d’un boucher, 2005) de Nguyên Quang Dung dont le scénario s’inspire d’une légende très connue. Peut-on encore parler de comédie sociale pour une fantaisie lourdingue comme Lấy vợ Sài Gòn (Épouser une Saïgonnaise, 2005) de Trương Dũng ?
Les évolutions s’accélèrent
Par ailleurs quand les studios privés ont été autorisés à venir concurrencer les sociétés de production étatiques, ils se sont multipliés et n’ont pas craint de donner leur chance à de jeunes metteurs en scène (les écoles de formation au cinéma forment beaucoup plus de cinéastes que le marché n’en peut absorber). Naît alors un cinéma de divertissement formé à la publicité, au showbiz, au jeu vidéo et à Internet, tourné vers la frénésie urbaine de consommation. Les plus entreprenantes de ces maisons de production, parmi lesquels les studios Thiên Ngân et Phước Sang, font surgir une nouvelle génération de créateurs.
Cela va du médiocre au pire, de Đẻ mướn (Ventre à louer, 2006) de Lê Bảo Trung sur le thème des mères porteuses à Chuông reo là bắn (Au signal, feu !, 2007) de Trương Dũng qui s’inspire de la diffusion de photos de quelques jolies filles qui retrouvent leur image dénudée sur le Net. De Võ lâm truyền kỳ (du nom d’un jeu vidéo en ligne) de Lê Bảo Trung (2007) qui peuple l’univers urbain le plus contemporain de personnages légendaires à 2 trong 1 (2 en 1, 2005) de Đào Duy Phúc qui joue du travesti pour un comique épais (mais n’en aborde pas moins des problèmes de société, d’une mafia tolérée aux gays ostracisés) dans un univers urbain des plus contemporains.
Les films du Têt
Il y a une tradition des phim Tết, des films spécialement réalisés pour combler la jeunesse au moment des fêtes qui ouvrent la nouvelle année. Ce sont des œuvres de pur divertissement, tendance féérie insipide, guimauve acidulée ou violence amère. Voici quelques exemples de ce qu’on a pu voir ces dernières années. Réalisées en 2007, sorties au début de l’année du Rat 2008, trois comédies font un tabac : Em muốn làm người nổi tiếng (Je veux être célèbre) de Nguyễn Đức Việt raconte l’histoire de trois filles qui veulent devenir chanteuses ; Phát Tài (Gagner de l’argent) de Lê Bảo Trung porte un titre qui dit tout ; Nụ hôn thần chết (Le Baiser de la Mort) de Nguyễn Quang Dũng est un film fantastico-sentimentalo-comique pour lequel le mélange des genres a plutôt bien pris. Dans un genre plus ambitieux, Duyên trần thoát tục (L’Entrée en religion, 2007) de Lê Cung Bắc est un film en costumes relatant un voyage au pays de Bouddha qui semble n’avoir guère marqué les esprits.
Pour les deux années suivantes, mieux vaut passer sur les nains volants de Lê Bảo Trung dans son film Nhật Ký Bạch Tuyết (Le Journal de Blanche-Neige, 2009) « inspiré » du conte européen. Il ne faut pas trop attendre de la bluette Đẹp từng centimet (Belle à chaque centimètre, 2008) de Vũ Ngọc Đãng qui tourne autour du charme naïf de Tăng Thanh Hà dans le rôle d’une serveuse de café aspirant à devenir actrice. Tout aussi creux mais beaucoup plus prétentieux, le premier film de Lê Than Sơn, Bẫy Rồng (Le Piège du dragon, 2009) est un film de baston où le « couple mythique » de The Rebel, Johnny Trí Nguyễn et Ngô Thanh Vân – festivals internationaux obligent : elle se fait maintenant appeler Veronica Ngo –, défouraille à tout va et s’aime à toute vitesse dans une rocambolesque histoire de gangs rivaux (dont des mafieux français) ! Faut-il citer ici Passport to Love (Chuyện Tình Xa Xứ, 2009) de Victor Vữ ? Le film est grandement situé aux États-Unis puisqu’il s’agit de raconter ce que vivent deux jeunes amis partis étudier là-bas. Tout dans leur tempérament et leurs amours les oppose comme les frères d’un conte célèbre où l’un se dévoue pour permettre à l’autre de passer les examens mandarinaux mais ne trouve plus aucun secours quand son frère, devenu un riche notable, pourrait l’aider. Croisement hybride du FBI et d’une reine de beauté, Chân dài hành động (Les Jolies Filles à la rescousse, 2010) de Vương Tinh (produit par le Hongkongais Wong Jing ?) est une comédie policière d’un niveau affligeant si on en juge par la bande annonce. Après avoir obtenu le plus grand nombre d’entrées en 2009 avec Giải cứu thần chết (Au secours de la Mort, suite apportée au Baiser de la Mort), Nguyễn Quang Dũng tente de renouveler l’opération avec un nouveau produit « pop corn » et propose Những nụ hôn rực rỡ (Des baisers merveilleux, 2010). On peut considérer ce film, fondé sur des amours sirupeuses en bord de mer, comme une gentille pochade musicale ou comme une pantalonnade balnéaire menée par les pimpantes chanteuses Minh Hằng et Thanh Hằng.
Caractéristique de ces productions de pur divertissement insanes ou insipides et sorti « hors saison » en avril 2010, Để Mai Tính (Folie d’amour, 2010) de Charlie Nguyễn a obtenu un accueil phénoménal. Ce succès est dû à la réunion des ingrédients nécessaires en la matière : le chanteur australo-vietnamien Thanh Bùi et la superstar Hồ Ngọc Hà chantant en duo une romance sentimentale Lặng Thầm Một Tình Yêu (Un amour silencieux), des vedettes incontestées comme Kathy Uyên, Dustin Trí Nguyễn ou Ngô Thanh Vân, une intrigue mêlant amour et humour (avec personnage d’homosexuel, toujours très prisé dans ce genre de comédie !), le tout dans un climat de modernité extrême, d’élégance et de luxe absolu au point qu’il ne reste rien du Viêt Nam dans cette production « internationalisée ».
Plus je-m’en-foutistes qu’iconoclastes, ces films sont néanmoins représentatifs du cinéma « national » en ce qu’ils font concurrence et barrage à la production étrangère (très majoritairement américaine et favorisée par les énormes investissements en équipements de nouvelles salles ultramodernes, y compris pour la projection en 3 D, de la part de sociétés comme Galaxy ou MegaStar) pour attirer le jeune public. Avec près de 90 millions d’habitants dont les deux tiers ont moins de trente ans, avec une croissance de l’ordre de 6 à 7 % par an, le Viêt Nam se tourne vers une société de loisirs où voir les films en salle dès leur sortie est devenu un must du mode de vie urbain et il y a un énorme marché pour un public encore naïf.
Vers un cinéma de qualité
Certes, en tournant Sống trong sợ hãi (Vivre dans l’angoisse, 2005) Bùi Thạc Chuyên s’inscrit dans la tradition du film d’après-guerre mais il la subvertit en touchant un tabou : il ose prendre pour héros un ancien soldat des forces du Sud. Envoyé dans une « zone d’économie nouvelle », Tài doit défricher son lopin de terre, un terrain complètement miné dont chaque mètre carré n’est gagné qu’en risquant la mort. Sa vie personnelle est encore compliquée entre deux femmes. Pourtant, l’homme vaincra l’adversité. Ce film brut, dépouillé, frappant nous mène sur le terrain de la réflexion.
Le tout dernier film de Đặng Nhật Minh, Đừng đốt, (Ne le brûle pas, 2010) s’inscrit lui aussi dans cette lignée en ce qu’il est un retour sur les épreuves du passé. Ce qu’il ne faut pas brûler, c’est le journal qu’une jeune doctoresse, Đặng Thùy Trâm, a tenu jusqu’à sa mort dans une antenne chirurgicale dissimulée sous une jungle bombardée sans répit par l’US Air Force et ratissée par les troupes héliportées saïgonnaises. Lieutenant des services de renseignements américains, Frederic Whitehurst, retrouve ces carnets dont il pénètre le sens peu à peu : il découvre une combattante généreuse qui remet violemment en cause l’image qu’il avait des Viêt Cong. Plus tard, il rapportera le document à la famille de la jeune fille. Idéalisée, cette dernière apparaît trop sage et le héros américain garde quelque chose de caritatif. Dans cette confrontation des grands couples antagonistes de la guerre et de la paix, de l’amour et de la mort, le film défend ses valeurs humanistes et pacifistes avec trop de bons sentiments.
Entre temps, metteur en scène « officiel » formé à Moscou et à la carrière bien établie [27], Vương Đức réalise Rừng đen (La Forêt noire, 2008). Un père et ses deux fils gagnent leur pain en abattant des arbres, osant ainsi défier ainsi l’esprit de la forêt. Dans cet univers fruste et menaçant, dans une sorte de huis clos en pleine nature, se croisent des histoires d’amour oppressantes. Cet exil des personnages dans une nature hostile semble être une sorte de refuge pour le réalisateur qui n’a pas à affronter directement une vie citadine dont les évolutions peuvent avoir quelque chose de dérangeant. En revanche, avec Cú và Chim se sẻ (Owl and the Sparrow, Le Hibou et le Moineau, 2007) de Stephane Gauger, on découvrait un réalisateur mi-étranger mi-saïgonnais qui osait porter un regard sur la vie nouvelle à Saigon. Dans cette ville, trois personnages inconnus l’un à l’autre ont cinq jours pour se rencontrer. La petite Thủy (Phạm Thị Hân), orpheline de dix ans fait une fugue de chez son oncle et doit se débrouiller dans la rue. Lan, une hôtesse de l’air et Hải, gardien du zoo, prennent soin d’elle chacun de leur côté…
Techniquement, ce peut être l’occasion d’ouvrir une parenthèse pour mesurer les intrications des cinémas américano-vietnamien et vietnamien. Le comédien Lê Thế Lữ qui joue Hải, était le protagoniste de Gardien de buffles déjà réalisé par un Việt Kiều. Timothy Bùi Linh (auteur de The Green Dragon et frère de Tony Bùi réalisateur de Trois saisons ; tous deux étant apparentés à l’immense acteur vietnamien Đơn Dương – de son nom complet Bùi Đơn Dương – aujourd’hui exilé aux États-Unis après des ennuis pour avoir tourné en 2002 dans We Were Soldiers de Randall Wallace) est un des deux producteurs exécutifs. L’autre est Ham Tran (Trần Hàm) qui a déjà réalisé Journey from the Fall (Vượt Sóng, 2006), sur trois époques de l’histoire de sa famille après la chute de Saigon. Malgré leur nom américanisés, les producteurs, Quan Van Nguyen et Nam Nhat Doan, sont saïgonnais : le premier a travaillé plusieurs années pour le studio Giải Phóng et a participé à la gestion de The Rebel. Le second a été assistant metteur en scène pour le même film et pour La Robe de soie de Ha Dong...
Issus de la lignée des films nostalgiques mais orientés vers la réalité contemporaine, quelques films d’importance marquent ces dernières années. Comment mieux montrer la singularité du présent qu’en l’opposant à un passé qui serait immuable ? Avec Trăng nơi đáy giếng (La Lune au fond du puits, 2008), Vinh Sơn ne fait pas autre chose. Il raconte l’histoire d’une femme, Hạnh, qui enseigne dans le lycée de Huê dont son mari est le proviseur. Ils forment apparemment un couple heureux, Hạnh se montrant une épouse aimante et attentionnée. Mais ce bonheur cache une douleur. Stérile, Hạnh laisse volontairement son mari avoir avec une autre femme l’enfant qui fera perdurer sa lignée. Malheureusement, le secret de ce concubinage finit par éclater au grand jour et fait scandale. Après maints déboires, Hạnh comprend que son mari l’a trahie. Cette prise de conscience la jette dans un profond désespoir et elle perd le sens des réalités pour s’abandonner au culte des esprits. Le metteur en scène joue d’un rythme très lent pour permettre la déconstruction de son personnage et fait évoluer sa comédienne (Hồng Ánh, qui reçut un prix d’interprétation) dans un cadre et parmi des objets dont la simplicité élaborée exacerbe la beauté.
Dans ce cinéma de qualité, il faut encore retenir deux films dont il faut bien dire qu’ils sont à la limite du cinéma « national » puisqu’ils ont été partiellement produits par des institutions étrangères, réalisés en partie par des personnels étrangers et que Bùi Thạc Chuyên a même retenu la comédienne française Linh Dan Pham pour un rôle majeur. Chơi vơi (À la dérive, 2009) de Bùi Thạc Chuyên et Bi ơi, đừng sợ (Bi, n’aie pas peur, 2010) de Phan Đăng Di sont des films quasi siamois puisque le réalisateur du second était le scénariste du premier (on retrouve aussi le même décorateur, Lã Quý Tùng). Dans Chơi vơi, il s’agit d’explorer le glissement des sentiments amoureux d’un personnage à un autre dans des relations de désir complexes. Exploitant le charme très prenant de ses deux comédiennes principales – Duyên est interprétée par Đỗ Hải Yến et Cầm par Phạm Linh Đan –, Bùi Thạc Chuyên explore les pulsions très retenues d’attirance et de rejet qui retiennent deux femmes de s’aimer. La plus jeune se marie et – bien que le mariage ne soit pas consommé – l’autre, dépitée de voir son amie s’éloigner d’elle, la pousse vers un autre homme… Casting de choix, manœuvres psychologiques évanescentes et esthétisme raffiné concourent à un film de qualité.
Dans Bi ơi, đừng sợ, on découvre à travers le regard de Bi, un petit garçon, les liens affectifs qui se font et se défont pour quelques-uns des membres d’une famille de Hanoi. Phan Đăng Di montre un enfant qui se rapproche de son grand-père, revenu malade après une longue absence, tandis que son père, lui, s’éloigne du foyer pour se mettre en ménage avec une coiffeuse. En même temps que sa mère semble supporter la situation, sa tante – généralement réservée – est bouleversée par le charme d’un étudiant qu’elle rencontre dans le bus. Avec ces variations sur les surprises de l’amour, certaines scènes jugées trop osées ont dû être coupées pour la sortie en public.
Un avenir prometteur
Dans le même temps, à l’occasion des célébrations du millénaire de la capitale [28], s’est tenu à Hanoi en octobre 2010 le premier Festival international vietnamien du cinéma (Vietnam International Film Festival - VNIFF). La volonté exprimée par le Département du cinéma pour cette manifestation d’importance est de témoigner auprès des réalisateurs étrangers invités de la culture et de l’histoire du Viêt Nam, d’assurer et de développer les échanges cinématographiques internationaux en mettant l’accent sur les films de l’Asie de l’Est et du Sud-Est et de renforcer le goût du public vietnamien pour le cinéma.
Deux films vietnamiens étaient invités en compétition. Trung úy, (Le Lieutenant, 2008) de Hà Sơn et Long Thành Cầm giả ca (Chant pour une guitariste de Hanoi, 2010) de Đào Bá Sơn. Le premier s’inscrit dans la tradition militaire la plus conventionnelle : pour atteindre l’aérodrome qu’il doit attaquer, un jeune lieutenant est guidé par Xi-pha, une jeune fille des Hauts-Plateaux dont il tombe amoureux. Dénué de toute originalité, ce film était au placard depuis deux ans avec une interdiction aux moins de seize ans et qu’il ait été invité est, sinon un gage de qualité, au moins un signe d’ouverture. Le second raconte l’histoire amoureuse et poétique qui aurait lié le poète Tố Như (pseudonyme de Nguyễn Du) à la musicienne Cầm… Inspiré de poèmes de l’auteur du Kim Vân Kiều, le film appartient à la lignée de ces films nostalgiques d’un passé révolu et a valu un prix à son interprète féminine (Nhật Kim Anh).
Parmi les autres films vietnamiens projetés à cette occasion, on retrouve les meilleurs titres récents, dont le tout dernier dont c’était la première au Viêt Nam (le film était simultanément présenté au festival de Pusan en Corée). Il en est dit le plus grand bien et il paraît représentatif des meilleures créations contemporaines. Élégiaque et lyrique, film d’amour sensuel et intemporel en même temps que profondément inscrit dans la réalité rurale des terres du Mékong au plus fort de la grippe aviaire, Cánh Đồng Bất Tận, (Des champs à l’infini, 2011) de Nguyễn Phan Quang Bình développe en effet la sombre histoire d’un homme misérable, Út Võ, exilé de la modernité et qui a brûlé sa maison quand sa femme l’a trompé. Il vit désormais sur un sampan avec ses deux enfants. Avec sa fille Nương et son fils Điền, il parcourt sur son embarcation le dédale infini des canaux et des arroyos qui traversent les rizières, élevant des canards ou se plaçant comme journalier pour des travaux agricoles. Jusqu’au jour où ils recueillent une prostituée pourchassée par une horde de femmes excédées : la troublante Sương, fait irruption dans leur vie. Programmé en salle à la fin de l’année 2010, le film y a dit-on reçu un accueil très favorable, ce succès étant dû – outre le savoir faire du réalisateur – à l’intérêt de l’écriture (d’après une nouvelle très connue de Nguyễn Ngọc Thư) et à la qualité de la distribution [29], une promotion très efficace aidant.
Pour clore ce bilan, rappelons que malgré sa qualité inégale l’ensemble de la production réalisée par le cinéma vietnamien au long de son histoire conserve son importance. Lại Văn Sinh nous parlait d’un « socle » dont il soulignait l’intérêt. Quelles que puissent être les limites de ce premier cinéma né du documentaire et mis au service d’une cause idéologique, son héritage forme incontestablement une mémoire collective inaliénable. Un signe très encourageant de cette réalité est le nombre très conséquent de DVD aujourd’hui accessibles sur les sites de vente par Internet (genre Vinabook) de films « classiques ». On a vu que des cinéastes majeurs comme Việt Linh ou Dặng Nhật Minh pourtant formé à l’école soviétique [30] ont élaboré une filmographie très personnelle qui trouve son écho dans le monde. Rien n’interdit donc de penser que les nouvelles influences reçues de l’extérieur depuis une vingtaine d’années ont non seulement revivifié la production cinématographique vietnamienne – au risque de le pousser à une vulgarité affligeante – mais lui ont donné les moyens de se développer et d’affirmer un cinéma national de qualité. Aujourd’hui, « dans le contexte de l’œuvre d’industrialisation et de modernisation du pays », entre capitaux privés et aides publiques, entre élitisme et vulgarité, entre raison d’État et liberté de création, entre reconnaissance internationale festivalière et large succès public sur place, le cinéma vietnamien se fraie une voie et la trouve.