Ce voyage dans le Nord a commencé voilà bien longtemps, dans les premiers jours de ma jeunesse ; où sont-ils, ces temps où nous quittions Göteborg à bord du Vega [1], Vardö à bord du Fram [2] ? « Une mer calme et vaste s’étalait devant nous », ma foi, ce furent de belles journées. Mais la vie est imprévisible et pleine d’aventures, et si je ne suis pas devenu explorateur polaire, je ne le dois qu’à un caprice du destin. Il y avait bien pourtant une terre inconnue, prise dans des glaces éternelles, qui attendait d’être découverte par 89° 30’ de latitude Nord ; elle abritait un volcan qui la chauffait tant, mon île, qu’y poussaient des oranges, des mangues, et d’autres végétaux encore peu connus aujourd’hui ; et vivait là un peuple ignoré, hautement civilisé, qui se nourrissait du lait des vaches de mer. Désormais, il est fort peu probable que quiconque la trouve jamais, cette île.
Mon deuxième voyage dans le Nord a duré plus longtemps, et il ne prendra sans doute jamais fin ; ses ports, ses escales ont pour noms Kierkegaard, Jacobsen, Strindberg, Hamsun [3], etc. ; c’est toute la carte de Scandinavie qu’il me faudrait couvrir des noms de Brandes et Gjellerup, Geijerstam, Lagerlöf et Heidenstam, Garborg, Ibsen, Bjørnson, Lie, Kielland, Duun, Undset, et Dieu sait qui encore ; Per Hallström, pourquoi pas. Et puis Ola Hansson, Johan Bojer et tant d’autres, comme Andersen-Nexø [4]. J’ai tant vécu sur les îles Lofoten et en Dalécarlie, j’ai tant parcouru le Karl Johans Gate [5] ! Mais tout cela ne fut guère utile, et un jour, il faut bien s’en aller admirer certains endroits de cette terre, ceux où l’on se sent chez soi ; alors on s’émerveille, on hésite entre deux éblouissements : on avait déjà vu cela, ou bien on n’aurait jamais pu l’imaginer. C’est bien en cela que la grande littérature est étrange : elle est ce qu’une nation a de plus national, mais la langue qu’elle parle est intelligible et familière à tous. Aucune diplomatie, aucune société des nations n’est aussi universelle que la littérature. Or, les hommes n’y accordent que trop peu d’importance ; et voilà pourquoi ils peuvent encore se haïr ou se sentir étrangers les uns aux autres.
Et puis il y a un autre voyage, un autre pèlerinage dans le Nord, qui n’a qu’une seule direction : ce Nord où l’on trouve des bouleaux, des forêts, où pousse l’herbe et scintillent d’innombrables étendues d’eau bienheureuse ; où le froid est argenté, le brouillard plein de rosée et la beauté plus tendre et plus grave que toute autre ; nous aussi, nous sommes déjà ce Nord doux et froid, car nous en portons au plus profond de notre âme une parcelle que même une insolation prise pendant les moissons ne peut faire fondre – un peu de neige, un morceau d’écorce de bouleau et quelques fleurs de parnassie ; un pèlerinage vers ce Nord blanc, ce Nord vert, ce Nord exubérant et nostalgique, ce Nord terrible et délicieux. Là-bas, ni lauriers ni oliviers, mais des aulnes, des bouleaux et des saules, des salicaires, de la bruyère, des campanules et des aconits, de la mousse et des fougères ; près des torrents, des spirées, dans les bois, des airelles ; jamais aucun Sud brûlant ne sera aussi luxuriant, plantureux, gorgé de sève et de rosée, béni par le dénuement et la beauté, que le pays du soleil de minuit ; et tant qu’à partir – car voyager, ça n’est pas rien, que de tracas et de soucis ! –, tant qu’à partir, donc, autant que ce soit pour le plus magnifique des paradis ; et dis-moi alors si ce n’est pas là ce que tu cherchais. Oui, Dieu merci, j’ai vu ce Nord que je voulais voir, et c’était bon.
Il y a enfin un dernier voyage dans le Nord. De nos jours, on parle tant des peuples et des races qu’il serait bon d’aller les voir de plus près. En ce qui me concerne, je suis allé jeter un œil sur ces Germains au sang pur ; j’en suis revenu avec le sentiment qu’il s’agit d’une race formidable, vaillante, éprise de liberté et de tranquillité, attachée à sa dignité, peu encline à recevoir des ordres et à être guidée par quiconque. Tant qu’à partir découvrir d’autres peuples, autant aller à la rencontre des plus heureux, des plus mûrs. Je suis allé voir l’Europe de minuit, et, Dieu merci, elle ne va pas si mal.
Le Danemark
Une fois la frontière allemande traversée, on s’enfonce dans la péninsule du Jutland. À première vue, la différence est ténue ; des deux côtés de la frontière, la même plaine, à peine onduleuse, juste assez pour qu’on n’aille pas dire qu’elle est plate comme une table ; d’un côté comme de l’autre, les mêmes vaches noir et blanc, sauf que, là-bas, les facteurs ont un uniforme bleu marine, tandis qu’ici, il est d’un beau rouge vif, et que là-bas, les chefs de gare ont vraiment l’air de chefs de gare, tandis qu’ici, on dirait de vieux loups de mer affables. Ce sont les hommes, avec leurs gouvernements et leurs régulations de toutes sortes, qui créent dans le monde des différences aussi marquées, aussi tranchées. Pourquoi ne pas plisser nos lèvres et siffler un air joyeux, alors que ces petites vaches noir et blanc nous observent tranquillement de leurs yeux danois ?
Un petit pays, de ce vert clair qu’on utilise pour colorer les plaines sur les cartes ; des prés verts et de verts pâturages mouchetés de petits troupeaux ; de l’hièble, avec ses tartelettes de fleurs blanches ; des jeunes filles aux yeux bleus, à la peau laiteuse et duveteuse, des gens lents et réfléchis ; une plaine comme tracée au cordeau – il y a par ici une montagne, paraît-il, on lui a même donné un nom : le Himmelbjerg6 ; l’un de mes amis la cherchait en voiture, et comme il ne la trouvait pas, il demanda à des autochtones où elle se trouvait, lesquels lui répondirent qu’il l’avait déjà franchie plusieurs fois. Mais ça n’est pas bien grave ; au moins, on voit loin, d’ailleurs, en se hissant sur la pointe des pieds, on doit même apercevoir la mer. Rien à dire, c’est un tout petit pays, quoiqu’il compte plus de cinq cents îles ; c’est une petite tranche de pain, mais bien beurrée. Loués soient ces troupeaux, ces granges, ces pis gonflés, ces clochers émergeant de la cime des arbres, ces ailes des moulins qui tournent dans une brise fraîche…
…mais voilà que nous avons franchi le détroit du Petit Belt grâce à un joli pont tout neuf, et nous sommes à présent sur l’île de Fionie, qui ressemble plus à un jardin qu’à une terre ordinaire. Je devrais certes m’attarder le long de ce chemin tranquille qui sinue entre les saules et les aulnes, ce chemin qui mène à un clocher pointu sur l’horizon ; mais, chère route, nous ne faisons que passer, et notre voyage nous conduit vers le soleil de minuit. Il n’y a par ici aucun village comme ceux que l’on trouve chez nous, seulement des fermes éparpillées dans les verts pâturages ; des fermes au toit rouge ; et le facteur, dans son uniforme rouge, se rend de ferme en ferme à vélo. Chacune d’entre elles se dresse, isolée, au beau milieu de ses champs verts ; vers l’ouest, d’où souffle le vent, elles sont emmitouflées jusqu’à la cheminée dans un épais boqueteau ; chaque pré est délimité par du fil de fer et des chevaux lents à la crinière blanche, des vaches brunes y paissent en rang ; en réalité, ces dernières sont attachées à des piquets qu’on ne distingue pas, de sorte qu’on est surpris de voir que les vaches, ici, sont si bien élevées qu’elles broutent à distances parfaitement régulières. Ou alors elles s’allongent toutes majestueusement et ruminent en cadence. Ou alors c’est un troupeau de moutons, sans un seul mouton noir ou galeux, rien que des petits moutons élus qui broutent à la droite du Créateur. Ou encore, immobiles et béats, des buissons de sureau se repaissent, des bosquets de saules tout ronds, des arbres gros et gras ruminent paisiblement l’eau de la terre, le vent et la lumière argentée du jour. Partout, les pâturages de Dieu. Rien qu’une vaste exploitation divine, si soignée, si bien conçue qu’on n’y voit pas trace du labeur humain.
On a somme toute l’impression que tout a été sorti d’un immense coffre à jouets, que tout a été élégamment disposé sur cette plaine lisse : voilà, les enfants, amusez-vous bien ; par ici, des maisons et des étables, par là, des vaches brunes et des chevaux à la crinière blanche. Voici une petite église blanche, je vais même vous dire pourquoi son clocher a treize créneaux : ce sont les douze apôtres et, au-dessus, Jésus-Christ lui-même. Et maintenant, plantez-moi tout ça dans les verts pâturages, en lignes et en carrés, que l’ensemble produise une vue bien garnie ; mettez le moulin à vent par ici et par là le facteur, avec son uniforme rouge ; disposez ici des arbres crépus et là quelques figurines d’enfants qui font des signes de la main (il doit bien y avoir un petit train) ; et maintenant, dites-moi si ce jeu n’est pas beau ! Ma foi, mais oui, on est à Odense, la ville d’Andersen ; voilà pourquoi tous ces jouets sont animés, voilà pourquoi les vaches remuent la queue, les chevaux relèvent leur belle tête et les figurines vont de-ci de-là, quoique doucement, sans bruit. C’est ainsi la Fionie.
Et puisque l’on est en Fionie, il faut ajouter de la mer tout autour ; une mer lisse et claire parsemée de petits bateaux-jouets, de plumets blancs des voiles et de châles noirs des vapeurs ; et puisqu’il s’agit d’un jeu, poussons notre petit train dans un bateau, et roulons sur la mer. Ne vous avais-je pas dit que c’était un jeu ? Voyons, il n’y a que des enfants sur ce bateau qui s’en va fumant à travers le Grand Belt – des bambins aux yeux bleus, couverts de taches de rousseur, des marmots, des petites filles, des rouquins et des mioches qui s’agitent et piaillent, ils grouillent sur le pont comme des poules dans un poulailler. Dieu seul sait où l’on emmène ce genre de marchandise ; et toutes les mouettes du Belt, qui se sont donné rendez-vous pour admirer cet alevin humain, accompagnent le bateau tel un immense étendard criard et vacillant.
Ces lignes droites et basses à l’horizon, c’est le Danemark ; derrière nous, la Fionie, devant, Sjælland, les îles de Sprogø et d’Agersø ; difficile de croire que des hommes, des vaches et des chevaux puissent vivre sur une ligne si fine. Mais c’est ainsi, le Danemark n’est fait que d’un horizon net, sans accroc ; ça leur en fait, du ciel au-dessus de la tête !
Sjælland, un pré vert où paissent des vaches, des moutons et des chevaux ; regarde ce joli paysage, des vaches, rien que des vaches, une vacherie bénie du bon Dieu ! Les haies, de l’hièble et du genêt à balais, dans les prés, des aulnes et des saules ; et au-dessus de chaque ferme, les couronnes lourdes et touffues d’arbres imposants comme des cathédrales. On dirait un parc, mais c’est une usine à beurre, à œufs et à cochons ; on a le sentiment que les vaches ne sont là que pour faire joli et pour apporter un peu de divine tranquillité. Très peu de gens ; et si par hasard il y a quelqu’un, c’est un jardinier qui porte un chapeau de paille, ou, le plus souvent, un hongre à crinière blanche qui regarde passer le train d’un œil grave et sage, puis hausse les épaules. – Pourquoi tant de hâte ? – Mais, c’est que nous allons voir le Nord, cheval ! – Et qu’allez-vous faire là-bas ? – Voir le Nord et apprendre comment y vivent les hommes, les chevaux et les rennes. – Les rennes ? Qu’est-ce que c’est ? – Une espèce de bestiau, cheval ; ils ont des cornes et tirent un traîneau, comme toi. – Mais je ne tire rien du tout, voyons ! As-tu déjà vu ici des chevaux de trait ? Nous autres, nous ne faisons que brouter, et parfois aussi cogiter, à nous en faire blanchir le crin.
Un pays doux et propret ; de jeunes sapins en guise de clôture, comme quand les mamans découpaient autrefois des guirlandes pointues dans du papier qu’elles accrochaient au buffet ; des vaches, encore des vaches, d’anciennes petites villes et des fermes neuves, une église, un moulin à vent – l’ensemble disposé de loin en loin, pour que tout, au premier regard, ait l’air petit, comme des jouets sortis d’un coffre ; finalement, plutôt Andersen que Kierkegaard. Oui, un pays prospère, un pays de beurre, de lait, de tranquillité et de sérénité. Mais alors, pourquoi dit-on que le taux de suicide est ici le plus élevé ? Peut-être justement parce que ce pays est fait pour les gens heureux et tranquilles, non ? Une personne malheureuse n’aurait pas sa place ici ; elle aurait si honte de son chagrin qu’elle en mourrait.
Une dernière chose : les forêts danoises. En fait, ce ne sont pas des forêts, mais des bosquets ; des bosquets de hêtres et des temples de chênes, des cohortes d’aulnes, des massifs bouclés et des sanctuaires druidiques d’arbres antédiluviens ; des bois pour les amants, des bois vénérables, mais pas ces masses grondantes qu’on appelle forêts. Bref, un pays aimable et agréable, paisible et décent en tous points ; d’ailleurs, on ne dirait pas un pays, mais plutôt une bonne et grande exploitation agricole que le Créateur lui-même aurait pris soin de bien gérer et de faire prospérer.
© Les Éditions du Sonneur, 2010