Le Mexique, pays des volcans et pays de la Révolution, celle de 1910, d’Emiliano Zapata et de Pancho Villa, a toujours exercé une certaine fascination du côté de la vieille Europe : mais qui étaient ces révolutionnaires qui ont méprisé le pouvoir et dédaigné les charmes de la capitale pour retourner dans leurs villages des montagnes du Morelos, du Guerrero, de Michoacán ou de l’Oaxaca ? Des Mexicains, c’est-à-dire des gens comme nous ou bien des Indiens, c’est-à-dire des gens un peu différents de nous ?
J’aimerais, avant de parler plus précisément de la langue tojolabal, langue d’origine maya, analysée par le linguiste Carlos Lenkersdorf dans son livre Les Hommes véritables [1], il me paraît utile de nous m’interroger sur la place et le rôle du monde indien au Mexique, et sans doute aussi dans notre imaginaire : Qu’apporte-t-il à notre réflexion ? Nous est-il totalement étranger ?
Si le Mexique est un pays mythique, son histoire l’est aussi. Il y a le mythe de la guerre de l’Indépendance (1810), avec les curés Miguel Hidalgo et José Maria Morelos, dans lequel les Indiens Perupecha du Michoacán qui constituaient la chair à canon des armées de libération ont curieusement disparu des livres d’Histoire pour devenir des pauvres, des classes pauvres ou encore simplement des Mexicains. Pourtant c’étaient bien des Indiens qui se trouvaient derrière l’étendard de la Vierge de Guadalupe, figure de la Terre Mère, et qui se soulevaient contre l’oppresseur. Un siècle plus tard, en 1910, le mythe de la Révolution mexicaine avec Zapata sur son cheval blanc – , là encore on ne parle pas trop des Indiens ; dans son livre, John Womack fait tout juste allusion à l’origine indienne de Zapata (pas de ses lieutenants, si mes souvenirs sont bons), mais les Indiens Nahua, Otomi ou Perupecha qui défendaient leurs territoires et leurs terres communales mis aux enchères par Porfirio Diaz se sont bizarrement évaporés, et à la place nous trouvons des peones ou bien des Révolutionnaires avec R majuscule. [2]
Avec l’insurrection zapatiste dans l’État du Chiapas, voici donc le monde indien qui apparaît soudain sur le devant de la scène, alors que nous l’avions depuis longtemps oublié, ignoré ou rejeté. Il serait peut-être temps de le prendre en considération. Donc, quand je suis arrivé au Chiapas en 1995 pour rencontrer les zapatistes, ou les nouveaux zapatistes, j’ai été surpris de rencontrer des Indiens, Tzeltal, Tzotzil, Tojolabal… Les Indiens qui avaient disparu des mythes de la naissance de l’État mexicain étaient bien là dans la réalité. Qu’est-ce que cela signifie être Indiens ? Si nous les ignorons, s’il y a autour d’eux comme une conjuration du silence, si tout est fait pour que nous les ignorions, l’État mexicain, lui, ne les ignore pas, ils restent potentiellement les ennemis, ceux que l’on n’a pas encore tout à fait vaincus et que l’on s’efforce de soumettre et de contrôler, d’intégrer, mais qui peuvent toujours se révolter, l’Indien est ce qui reste à travers la gorge de l’État mexicain, le caillou dans le soulier mexicain. Avec la guerre d’Indépendance, la révolution zapatiste, les Cristeros, la révolte des Indiens maya du Yucatan, la révolte des Indiens Yaqui du Sonora, pour ne parler que des guerres les plus longues, l’État mexicain a vite compris le danger que représentaient les peuples originaires. Sa politique a consisté à s’appuyer sur le monde urbanisé et métis, en particulier les ouvriers, auxquels il a accordé quelques avantages, contre le monde rural et indien.
Découvrir l’existence des peuples originaires, qui ont su résister pendant plus de 500 ans à la domination occidentale, et leur importance dans la lutte menée contre l’activité capitaliste et les forces de décomposition sociale, nous amène à faire notre petite révolution copernicienne. La critique du monde capitaliste ne viendrait pas de l’intérieur du monde dominant, comme le voulait Marx – et avec Marx beaucoup de gens qui ne sont pas nécessairement marxistes mais qui sont attachés à leurs prérogatives révolutionnaires –, mais viendrait de ce qui lui est périphérique. L’opposition au capitalisme serait le fait des peuples qui se trouvent sur le front de son avancée, comme obstacle à sa complète domination. Nous, qui nous nous pensions au centre du monde et à l’avant-garde du changement et de la Révolution, nous voilà brutalement marginalisés, et ceux que nous avions marginalisés et dédaignés [3] se retrouvent à la pointe du combat. Beaucoup d’entre nous ne se laissent pas faire et s’accrochent bec et ongles à leur position qu’ils jugent privilégiée. Pourtant dès le début du siècle (je veux parler du dix-neuvième) les anarchistes mexicains comme Ricardo Florès Magon, qui a rendu hommage à la révolte victorieuse des Yaqui ou bien européens comme Traven (se reporter par exemple à son récit, La révolte des pendus) se sont sentis solidaires des révoltes indiennes. Ce n’est pas parce que nous avons perdu notre position centrale que le divorce doit être consommé ; cela peut représenter, tout au contraire, l’occasion d’un rapprochement fondé sur la reconnaissance de valeurs partagées.
Sur quoi reposent les sociétés indigènes et qu’est-ce qui leur a permis tant bien que mal de résister jusqu’à présent à un désastre social annoncé ? Trois facteurs me semblent déterminants : la communauté, l’autonomie et j’ajouterai la radicalité théorique : l’activité capitaliste est clairement perçue comme une activité de destruction et d’extermination, « une guerre menée contre l’humanité », nous dit le sous-commandant Marcos. D’où lui vient une telle clairvoyance sinon du monde indien ?
L’autonomie, c’est à la fois une réalité et une revendication. La société indienne est autonome sur plusieurs plans : sur le plan politique de la gestion, elle a la capacité de prendre des initiatives dans tous les domaines qui la concernent, santé, transport, école… Les zapatistes offrent un exemple remarquable de cette autonomie mais nous la retrouvons, un peu amoindrie, dans la plupart des communautés indiennes. Sur le plan alimentaire aussi – « la terre ne se vend pas », « la terre est notre dignité » – , cette autonomie de subsistance qui veut que le paysan indien ne dépende de personne pour sa simple survie est fortement attaquée par l’État : concurrence sur les marchés intérieurs des produits subventionnés du grand commerce, incitation à la monoculture en vue de l’exportation au détriment des cultures traditionnelles de subsistance (café, coton, fruits exotiques…). L’État se présente de fait comme l’ennemi déclaré de tous les droits collectifs et il refuse obstinément de reconnaître les peuples indiens comme sujets de droit. Il avait pourtant signé en février 1996 ce que l’on appelle les Accords de San Andrés qu’il avait négociés avec les zapatistes et les délégations indiennes à la suite du soulèvement zapatiste de janvier 1994. Ces Accords, qui reconnaissaient l’autonomie des peuples indiens dans le cadre limité des conventions internationales signées par ce même État et qui avaient le soutien de l’opinion publique, ont été rejetés par l’ensemble de la classe politique en 2001.
La communauté est une réalité des sociétés indiennes, ce n’est pas une réalité donnée mais une réalité qui se construit, dont on se rapproche ou dont on s’éloigne. Les théoriciens indiens comme Floriberto Diaz, qui est Mixe, ou Jaime Luna, Zapotèque, emploient le concept de communalité ; la communalité est le moteur de la société indienne, l’idée qui l’anime – nous pourrions dire aussi que la société indienne se présente comme la réalisation plus ou moins parfaite de cette pensée qu’est la communalité. Elle repose sur quelques concepts clés, comme celui de territoire, un espace vital propre à la communauté, celui de la terre communale opposé au concept de propriété privée, celui du travail commun en vue de l’intérêt général, le tequio, en vue de l’intérêt général, sur la souveraineté de l’assemblée communautaire et le système des charges publiques, les fêtes, le droit coutumier… et sur les langues originelles des communautés dont nous allons parler maintenant.
Georges Lapierre
Nous vous proposons ci-dessous quatre extraits des soirées consacrées aux luttes sociales au Mexique les 18, 20 et 21 mars 2009 à Montpellier :