L’histoire incroyable mais véridique du bon musulman et du marxiste d’El Hamel
qui voulaient devenir français
C’était le temps où à El Hamel, le soir, depuis la maison du cheikh, mon grand père, on entendait Léo Ferré gueuler « Il n’ y a plus rien » [1] plus fort que le muezzin.
C’était sous le règne de Boumediene. C’est à dire le règne de l’absurde, de la misère et du néant. Le colonel qui avait pris le pouvoir à la suite d’un coup d’Etat était un mélange de Robespierre et de Mangeclous. Après avoir fait arracher les vignobles du pays, en un jour. Après avoir arabisé « l’environnement », en une nuit, juste pour faire « chier » la France, le colonel fait un grand discours où il nous assure : « Étant donné que l’Algérie est un pays très riche nous n’avons besoin de rien, à partir d’aujourd’hui j’interdis toutes les importations, car nous avons tout ! ». Comme le pays ne produisait rien, et ne produit toujours rien, ni tomate, ni trombone, ni stylos, ni punaises, tous les magasins se sont vidés d’un coup. Ainsi, nous avons vécu jusqu’à sa mort de courants d’air et de chants patriotiques.
J’ai fini alors par convaincre un de mes cousins, Massoud, de m’accompagner dans mon prochain voyage à Paris.
Massoud était plus qu’un frère pour moi. Nous avons grandi ensemble, nous avons appris nos premières sourates à quatre ans, chez Si Belkacem el Chergui. Imprégnés tous les deux jusqu’à la moelle épinière de la culture soufie de notre Zaouïa, nous avons évolué différemment. Gentil, humaniste, timide, drôle, Massoud avait une passion pour la musique et la langue arabe et allait devenir professeur dans cette langue. Il avait et il a toujours un amour fou de la France.
Moi, un peu plus déjanté, je voulais juste devenir écrivain en français.
Bien sûr, nous avons refait le parcours du combattant pour obtenir l’autorisation de sortie. Un médecin m’a déclaré une sclérose en plaques et après moult interventions, j’ai eu mon Sésame.
Nous avons pris le bateau « Le Liberté », un mois de juillet 74. Le billet aller-retour pour un transat sur le pont coûtait 240 dinars, c’est à dire 2 euros aujourd’hui.
Le voyage Alger-Marseille est à lui seul un récit sur l’immigration, avec ses couleurs, ses accents, son humour, et sa misère aussi.
J’ai fait alors la connaissance d’un vieux Kabyle qui travaillait chez Citroën. Béret, costume, cravate, gilet, par 40 degrés. Il me pose la question :
Nous sommes arrivés de nuit à Marseille. Nous avons pris le train qui arrivait à l’aube à Paris, Gare de Lyon. Ah, l’odeur du métro qu’on ne sent plus ! C’est mon plus beau souvenir. Comme nous n’avions que 300 francs en poche nous avons décidé de tout faire à pieds. Gare de Lyon, champ de Mars, Montmartre, les Tuileries, Bastille, Saint Germain, Gare du Nord, et Pigalle. Nous avions les pieds en sang, mais nous étions heureux. Rescapés du Goulag algérien, on s’attardait devant chaque vitrine. On ne léchait pas les vitrines, on les « bouffait ». Bien sûr nous avons fait un pèlerinage chez Tati. La capitale de rêve des algériens. Sous Boumediene on nous disait : « si l’ange de la mort te donne le choix entre aller au Paradis ou chez Tati, demande Tati, tu seras mieux habillé ça ne coûtera rien au bon Dieu ».
Mais c’était au temps de Giscard, à l’époque même les oiseaux migrateurs n’avaient pas le droit de poser une patte sur le sol de l’Hexagone [2]. Il avait un ministre de l’intérieur nommé Marcellin et quand on avait une tête de métèque on se faisait contrôler dix fois par jour. Même en allant de la chambre aux toilettes on tombait sur des CRS qui vous criaient : papiers. On a la mémoire très courte dans ce pays.
Nous sommes arrivés de nuit à Pigalle. Les trottoirs étaient encombrés de putes et les vitrines débordaient de culs proéminents. Nous avons découvert ce monde comme des martiens. Je revois le film : deux jeunes hommes de la Zaouïa d’El Hamel, habillés en jeans, cheveux longs, avec deux sacs Air Algérie, les yeux exorbités, la langue pendante, qui s’arrêtent devant chaque pute pour prononcer la chahada : Il n’ y a de Dieu que Dieu !
Après avoir été éconduits plusieurs fois, nous avons trouvé un hôtel tenu par des vietnamiens, rue Fontaine. J’étais en larmes. Car l’établissement se situait juste en face de l’appartement d’André Breton. Comme j’étais jeune, romantique et con, je vouais un véritable culte au père du surréalisme. Je connaissais Nadja presque par cœur. Et j’étais amoureux fou de Nadia.
Nous n’avions presque rien mangé depuis notre départ d’Alger. A minuit, nous sommes rentrés dans une épicerie à Pigalle. Là, j’ai dit à Massoud :
Massoud me regarde un peu perplexe et me répond par ce proverbe populaire algérien :
Nous achetons deux bières, deux baguettes, et une livre de pâté de porc.
Dans la chambre, je ne sentais mon cousin un peu troublé. Pendant qu’il préparait les sandwichs, je me suis lancé dans un grand discours :
J’ai continué cet étalage durant un moment.
Massoud ne m’écoutait pas. Il mangeait tranquillement son sandwich. Il a avalé une baguette entière avec du pâté. Puis il s’est levé, il a sifflé sa bière d’un trait, il s’est frotté la panse, en disant : « Hamdoulilah ». Il s’est brossé les dents et comme toujours, il a rangé ses vêtements avec beaucoup de soins. Il a plié ses chaussettes, nettoyé ses chaussures. Il s’est lavé les mains, avant de s’allonger sur le lit.
Là, il a levé les mains au ciel pour faire cette prière :
Je me suis retrouvé seul. J’avais du mal à avaler la bière et le sandwich. Mais la faim est plus forte. J’ai sorti le Vaneigem de mon sac, j’ai lu quelques pages et je me suis endormi. Vers deux heures du matin, je me réveille avec un mal de ventre terrible et une nausée jamais vue. Je vomis mes entrailles dans les toilettes. J’ai la « gastro » de ma vie. Toutes les images de mon enfance défilent sous mes yeux. Mon arbre généalogique. Mes ancêtres, mes sourates, tout. Une scène pareille aux cauchemars de Saint Antoine décrits par Flaubert. Je me vide. Epuisé par les allers retours, je mets une couverture dans la salle de bain et je m’endors enfin à l’aube, épuisé, fiévreux, la tête contre la cuvette.
Vers huit heures du matin, Massoud pousse la porte de la salle de bain et me trouve affalé par terre :
Massoud me regarde un moment. Il pique un fou rire. Il me tend la main pour m’aider à me relever et me dit :