« Vallette me dit qu’on a envoyé Schwob respirer en Australie. Comme il faut être armé là-bas - il n’y a aucun danger, mais il faut qu’on vous sache armé -, Schwob a acheté un fusil, et il est parti avec son petit domestique chinois. Ca doit lui aller, cet attirail. Avant de mourir, il vit ses contes. »
C’est par ces quelques mots, datés du 2 novembre 1901, que Jules Renard commente le départ de son ancien ami pour un voyage qui allait, en vérité, mener celui-ci jusqu’à Samoa, aux antipodes les plus lointains de la société parisienne et littéraire sur laquelle l’auteur de Poil de carotte exerçait la causticité étroite de son journal. Mais depuis longtemps déjà, Marcel Schwob s’était éloigné ; car la maladie mystérieuse qui l’avait frappé à partir de 1896, le livrant à cinq opérations invalidantes et à l’incompétence des diagnostics, avait fait de l’auteur du Livre de Monelle et des Vies imaginaires un grand blessé dont certains annonçaient la mort, un errant sous l’emprise de la souffrance et de la morphine. En septembre 1900, âgé de 33 ans, il avait épousé l’actrice Marguerite Moreno qui, depuis plusieurs années, lui donnait une raison de survivre et d’espérer. Il se passionnait pour sa carrière théâtrale, traduisait Hamlet de Shakespeare que Sarah Bernhardt allait jouer (mal), rêvait d’un grand livre sur François Villon, croyait au retour de ses forces créatrices. Et se souvenait d’une île d’Océanie où son maître et modèle, Robert Louis Stevenson, reposait depuis un jour de décembre 1894.
Cette année 1901, les médecins avaient imposé à Marcel Schwob un séjour pénible à Jersey, puis à Uriage, d’où il écrivait à Marguerite des lettres disant sa détresse physique et l’inefficacité des cures. Parmi ce marasme naît le projet d’un long séjour en mer. Le docteur Chappuis conseille de s’embarquer ; le docteur Doyen approuve un voyage vers les mers du sud, « il en a vu des résultats merveilleux ». A la fin du mois d’août la décision se précipite ; et le 21 octobre, accompagné de Ting, son domestique chinois, Marcel Schwob monte à bord de la Ville de la Ciotat pour une traversée qui va durer près de cinq mois. Il espère une amélioration décisive ; sa famille, sa mère et son frère Maurice Schwob financent le voyage, et veulent croire en « ces beaux pays qui t’auront guéri ». Sur le navire Marcel Schwob commence aussitôt sa première lettre à Marguerite ; quinze vont suivre, d’octobre 1901 à mars 1902, contenant le journal d’un voyage à Samoa par Port-Saïd, Djibouti, Ceylan et l’Australie. Le présent volume rassemble l’ensemble des lettres qui nous sont parvenues.
« Je voudrais de tout mon coeur te revenir bien portant. » « Je voulais tâcher d’écrire ces choses pour moi, mais je n’en ai pas le coeur. A toi, je puis les dire ; elles sont mal dites, mais garde-les moi tout de même - elles me serviront de journal et j’espère qu’elles te feront vivre un peu de ma vie. » La lettre permet une conversation à distance qui atténue la dure séparation ; en même temps elle déroule d’une écriture nette et précise le récit journalier, rédigé sans reprise au plus près possible des impressions et des péripéties, au rythme des choses vues. Quand le temps et les forces manquent à Marcel Schwob pour tenir son journal divisé en lettres amoureuses, il s’en excuse auprès de Marg ; il n’oublie pas de saluer les proches de sa femme et les pups, ses chiens miniatures qui l’attendent ; et revenant fourbu d’un temple où il a failli se perdre dans la jungle de Ceylan, il se préoccupe de la solitude de Marguerite et de ses succès théâtraux qui tardent.
Marcel Schwob aime passionnément la mer : tandis que les passagers commencent à gémir sur la longueur de la traversée, le ciel et l’eau surtout, « ondoyante et diverse », ne peuvent le lasser. Il essaye d’en noter les couleurs et les nuances fugitives - les mots parfois manquent ; il cherche à peindre les couchers de soleil, toujours autres, la violence chatoyante ou la solitude morne des paysages marins, les monts funèbres d’Afrique ou d’Arabie, les lumières phosphorescentes qui révèlent la vie des profondeurs, et les feux des navires comme des apparitions nocturnes. Il se réjouit de rencontrer M. Alexandre, qui a fréquenté Courteline et « apprécie la nuance d’un nuage et les radieuses teintes de la mer et du ciel ». Equitablement il ne néglige pas les imbéciles du bord, car leur sottise « satisfait l’imagination ». Mais l’humeur difficile et changeante de l’homme malade ne l’empêche pas d’apprécier la compagnie de quelques officiers instruits, ni de s’intéresser aux dialectes divers de ce monde individuel, le navire, dont le ciel est mouvant, les étoiles errantes, « comme le ciel et les étoiles d’un autre astre qui a une révolution distincte de celle de la Terre ».
La légende trop commode du rêveur érudit, prisonnier de sa bibliothèque, est aussi démentie par les accents du journaliste engagé. Avant de s’embarquer Marcel Schwob a sollicité du Temps un titre de correspondant. Depuis des années il envoie chaque semaine au Phare de la Loire, le journal de Nantes que dirige son frère Maurice, de brefs éditoriaux sur les actualités les plus variées ; et ses chroniques manifestent peu de sympathie pour les entreprises coloniales. Le comte Jean de Pange, rencontré sur la Ville de la Ciotat, a laissé à ce sujet un témoignage précieux : après lui avoir parlé de l’ouvrage qu’il prépare sur François Villon, Marcel Schwob affirme au jeune chartiste qu’il « faut connaître les hommes et les choses dans le présent avant de les étudier dans le passé ». « Il parle hollandais et, par le directeur d’un journal de Ceylan, pense pouvoir interviewer les prisonniers boers » que la Grande-Bretagne a déporté dans l’île. « Il regrette de ne pas pouvoir aller étudier aux Philippines les premiers effets de l’impérialisme américain. » - Tout en se renseignant auprès de M. Tsung, secrétaire de l’ambassade de Chine à Berlin, sur les contes populaires chinois et les tigres du Chan-si « qui sont de pelage aussi varié que nos chats ». A Djibouti en particulier Schwob voit et écrit l’envers patibulaire de la République civilisatrice, la sauvagerie de la race blanche, l’horreur d’un asservissement tant physique que moral.
La découverte de Ceylan est un éblouissement : une luxuriance incroyablement d’Orient, l’intensité des couleurs et le tumulte d’une Babel des religions et des peuples. Les mappemondes médiévales situaient Lanka près du Paradis ; les voyageurs contemporains écrivent tous la magnificence de la nature cinghalaise, parlant de « griserie de beauté », de « végétation paradisiaque » (parfois ils se recopient). Et la plupart interrogent ce mystérieux renouveau du bouddhisme, dont l’écho parvient jusqu’en Europe. André Chevrillon, neveu et disciple de Renan, a montré la voie, en invitant à la table des psychologues le sage bouddhiste qui pourrait dire : « je pense, donc je ne suis pas ». Mais Marcel Schwob, fréquentant comme les autres Européens le Grand Oriental Hôtel et les étapes obligées de Kandy, s’écarte parfois du tracé habituel : ainsi quand il visite un temple peu connu où couche un Bouddha, et où « viennent seulement les gens de la campagne d’alentour », pauvres cinghalais prosternés loin du colonisateur. Dans la passion de croire une nation blessée se réfugie ; parmi ce « chaos d’où se font les religions », Marcel Schwob entrevoit une ferveur identitaire.
Le séjour dans l’île semble lui apporter de nouvelles forces ; il peut se risquer jusqu’à une hôtellerie perdue au milieu de la jungle, près des cités ruinées de l’antique royaume. Mais il faut bientôt laisser Ceylan et gagner l’Australie - qui n’est que mouches, poussière, chaleur et ciel étouffant, horribles faubourgs rectilignes, blocs mornes de commerce, sinistre côte (découvrant quelquefois une baie inattendue), et arbitraire. Marcel Schwob se ruine pour pouvoir débarquer avec Ting, coupable d’être un hypothétique immigré (asiatique !).
Enfin « nous pouvons quitter ce sol maudit ». Et bientôt Marcel Schwob se sent entraîné vers la douceur d’un bleu pâle semé d’îles irréelles, où le navigateur a la chance unique d’apercevoir le mirage d’une longue ligne d’écume dans le ciel, déferlant sur des récifs de rêves. L’extraordinaire des îles se dévoile : « quand on s’approche de ces montagnes vertes demi-noyées, un long liseré d’écume derrière laquelle la mer bleue houleuse devient lisse et verte, coupée d’un long rayon d’émeraude - et dans cette lagune verte un petit atoll comme un plat de faïence jaune rempli de cocotiers avec leurs grosses chevelures vertes. » Bien loin de Marg, Marcel Schwob fête un Noël pluvieux dans la rade de Suva, à Fidji, condamné par la quarantaine aux plaisanteries anglophones et scabreuses de captain Crawshaw. Durant ces heures d’attente il a trouvé un beau sujet de livre, à la fois un roman et un conte, qui pourrait s’appeler L’île du double.
En septembre 1888, un jeune étudiant qui venait d’échouer au concours normalien et qui publiait des contes, s’intéressant au journalisme autant qu’à l’érudition linguistique, adressait une lettre à un écrivain admiré, qui s’embarquait dans les mers du Sud pour y chercher la santé. Robert Louis Stevenson avait fui les rigueurs climatiques et l’univers oppressant de la société victorienne (Hyde derrière Jekyll) ; il ne savait pas que la croisière était sans retour, vers d’ultimes années gagnées sur la maladie. Avec Fanny Osbourne il avait défriché un nouveau domaine au-dessus de la baie d’Apia, et rassemblé une famille qui semblait un clan. Il avait découvert à Samoa une société communautaire et traditionnelle, hiérarchisée selon un rituel codifié, où de mystérieuses rivalités guerrières étaient mises à profit par une poignée de colonisateurs, eux-mêmes au service de trois nations engagées dans une « échauffourée infinitésimale ». « Nous sommes ici dans un beau pays entourés d’êtres intéressants et beaux. » « Vous dites que l’artiste inconscient est parti voyager ; vous ne m’analysez pas comme il faut. Je suis 6/10 artiste et 4/10 aventurier. En premier, je suppose, viennent les livres ; après vient l’aventure. » « Et si ce n’avait été mon peu de vigueur, j’aurais pu être un homme tout autre. » Robert Louis Stevenson bâtissait Vailima, écrivait ses derniers livres et faisait de la politique insulaire ; il ne parvint pas à réconcilier les princes et à empêcher la guerre, mais les chefs vaincus lui construisirent la « route de la gratitude ».
Le jeune étudiant qui se passionnait pour les codes de l’argot et François Villon était devenu écrivain ; à plusieurs reprises il avait expliqué l’art de Stevenson, où il apercevait de singuliers silences du récit. Il lui dédia son premier recueil de contes, Coeur double, où il y a l’histoire d’un homme double. En juin 1894 il préfaçait ainsi son modèle : « les dernières nouvelles de Stevenson ne laissait pas présager de son retour. Mais il m’a envoyé son double, le Bleicher Doppelgänger dont parle Henri Heine : c’est un livre de contes océaniens, de légendes de Samoa. » Quelques mois plus tard la dépouille de Tusitala, le conteur d’histoires, était portée au sommet du mont Vaea par les chefs samoans.
Quand, le 1er janvier 1902, Marcel Schwob entre dans la baie d’Apia qu’entoure une agglomération de villages où bataillent les factions des boutiquiers et des aventuriers, la déception s’impose. Pour tout errant le but du voyage ne peut être que le voyage (cependant la violence de la forêt samoane avait retenu l’errant Stevenson). « Les blancs sont des brigands inouïs. » « Mais les indigènes, je les aime beaucoup. » Dans une affreuse maisonnette louée à l’américain Moors (qui avait acheté le domaine de Vailima pour Stevenson), sous les pluies torrentielles de la mauvaise saison, il sera durant ces quelques jours à son tour Tusitala, le conteur d’histoires, accueilli royalement par les chefs de Samoa. Il remet à Mataafa, le roi vaincu que Stevenson aimait, une lettre de Lloyd Osbourne ; mais les années ont passé et le valeureux guerrier obéit désormais à la Compagnie Allemande. Le voilà bientôt malade, faisant appel à Funck - le médecin qui avait constaté la mort de Stevenson.
Rencontrer son double est présage de mort. Marcel Schwob, sans argent et foudroyé d’une pneumonie, s’échappe de l’île où l’avait mené un rêve infernal. Un singulier silence enveloppe Vailima et la tombe du mont Vaea, qu’il a peut-être vue.
Le retour sera une convalescence, et un parcours à rebours. L’homme funèbre décrit des couchers de soleil comme des embrasements fantasmagoriques et sanglants, et compte les jours qui le sépare de Marguerite. « Je te reverrai. » Marcel Schwob est vivant, pour pouvoir contempler une figure chérie. La croisière est morne, souffrante, mais la panique s’éloigne. Dans le canal de Suez un monstre métallique et industriel se tord de feu. Le 20 mars, s’approchant de Marseille il télégraphie à Marguerite : « Jamais plus je ne m’en irai si loin sans toi. »