LABYRINTHE D’UNE LIGNE — 2/2 —
Suite de 2 poèmes
en regard
de
2 compositions musicales de
— JEAN-BAPTISTE FAVORY —
SECOND POÈME —
ZONA DEL SILENCIO
En cheminant, en écrivant…
…à l’écoute de Zona del silencio
une musique concrète de Jean-Baptiste Favory
composée en 2000
(pour une écoute acousmatique de 7’59’’)
par Lionel Marchetti
…◉…
Zona del silencio
30°32’26" nord - 103°50’14" ouest
1. AIR FROISSÉ
Objets rassemblés, objets collectés, pendant des heures, des heures d’attente
Objets nombreux, pluriels, multiples
Objets tranchés
retirés
définitivement seuls
Le désert
Désert de haute altitude
où l’infiniment petit se dispute avec l’immensité sèche
Poste d’observation —
Ici fourmille tout un monde
Oreille contre terre, s’attarder
Et quelque chose s’envole
Oui, c’est cela, quelque chose s’envole, battant des ailes
— air froissé, simplement froissé —
quelque chose s’enfuit, s’extirpe du sol, du sable
de la caillasse
pour rejoindre, en un clin d’œil, les profondeurs paradoxales de l’air sec.
2. SURPRISE DU NÉANT
Pierres magnétiques, météores minuscules
Électricité
Électricité naturelle à proximité
Quelques aiguilles — du fer en ces parages ? — définitivement s’entrechoquent
Venue de beaucoup plus loin : l’Onde
(elle seule vibre dans l’air vertical)
Le soleil, le feu — et l’Onde
Objets rassemblés, objets collectés
objets par millions
tranchés, retirés
Subtilement vivants (oui, c’est un fait)
Objets là —
Je possède une image, j’ouvre une image et je m’en délecte
Élytre frémissante, cristaux, brisures de branches
des petits cailloux, sur ma chaussure, résonnent
des poussières, des accidents, des corpuscules, des défauts
Présages sonores de je ne sais quoi
Et l’Onde, là-dehors, encore et toujours — une houle
Respirer, avec elle tout simplement respirer
L’espace tactile, enfin
le grand cercle
juste là
devant mes yeux
Le grand cercle qui tous, nous emporte
À mes pieds, un insecte s’extirpe de sa carapace
(froissements, improbables froissements)
Vie vivante
Surprise du néant.
3. PETIT THÉÂTRE-FÉTICHE
Je regarde, j’écoute
je trouve et pourquoi pas : j’invente —
Couleuvre à nez mince, glissante
Masticophis flagellum
longue, longue, immensément longue
alliée subtile de la terre
Je regarde —
Animal (véhicule autre) de petite taille : insecte signal
insecte suceur
diptère qui se faufile
Éclats de l’air, stylet, foison d’étincelles
Combien sont-ils à frémir ici ?
Combien sont-ils à se nourrir, à mordre, à se reproduire ?
Quel est leur nom ?
J’écoute —
Mouches, moustiques, taons…
Objets-sons, désormais
plus fort que l’air
air attrapé, air précipité — sédiment
Sédiments et aridité
Je me rapproche du sol
À cet instant : silence blanc, paradoxal
Silence plein
habité
définitivement habité de quelques ailes vaporeuses
(parfois brisées, savamment découpées)
Je regarde, je cherche —
Chauve-souris blonde
Antrozous pallidus
est-ce possible une telle invisibilité ?
Chant
Chant minuscule et transparent
Chant inverse dans la nuit des fréquences
et
disparition
Plus loin : foyer, foyers multiples
captés
Attention définitivement captée
Foyer composé de minuscules brindilles sonores et odorantes où nichent
c’est un fait
les Entités
Le petit théâtre-fétiche des Entités
Oui, des fétiches piquetés
piquetés, ici et là, d’aiguilles d’or et d’argent
Encore une fois je compte
apeuré, fasciné
glacé
D’ailleurs, il ne me reste plus qu’à compter
comme si l’énumération était ma foi
Les nombres ont-ils leur importance ici ?
Remémoration, exercice de remémoration
Je regarde, j’imagine, j’invente —
Une autre aiguille, encore une autre
(n’est-ce pas plutôt une patte ?) abîmée, ancienne
légèrement courbée
mais point de rouille ici : la matière est pure
lavée, sèche, dépolie
comme s’il s’agissait de refuser la venue d’une patine
Chair du son
me voici en plein cœur de la chair du son
Électricité
Électricité naturelle et froissements
Plus tard :
Autre entité, autre animalité
Serpent Crotalus scutulatus
sifflements
horizon lisse des sifflements
espace du jeu, espace du dégagement
corps souple à même le sol
Grand filet des correspondances — un tourbillon
L’écoute s’affine, la précision change
Horizon entier
qui nous offre la plus grande des ouvertures
puis, à l’inverse — à sa suite —
laisse s’infiltrer, définitivement, dans l’immensité du désert
un fluide
À moins que ce ne soit, encore une fois, l’Onde
L’Onde
retournée d’elle-même, dirait-on, au cœur du silence.
&
4. FRUITS DU MONDE
Bruits de la vie
Fruits du monde tombés à terre
Il existe donc tant de choses en ces parages et personne ne m’en avait rien dit
Tournages sonores dans le désert de Chihuahua
30°32’26’’ nord — 103°50’14" ouest
Silence, silence plein
silence blanc
Silence qui brille et résonne à lui tout seul
Être silence
Ne rien dire, ne pas écrire
Écouter
Entomologie du silence
Comment faire tenir toute cette réalité ?
Temps — machine ancienne
Fait-il nuit ici ?
Zone du silence
Désert du son
Rêver
Ces objets, ces êtres qui toujours gesticulent, s’associent, fraternisent
et déploient de curieuses correspondances
Une suite
Une suite musicale
ficelée, emmêlée — pelote
imposante pelote
où toute la palette des caractères se débat
Ces objets, ces êtres, toujours gesticulent
Un nuage de poussières
Ces objets, ces êtres, ces entités
je les vois, je les sens
je les entends
Ils se déploient, s’enfuient, se dégagent
L’important
(oui, c’est cela)
aura été de les laisser en vie.
— — —
Lionel Marchetti / 2016