La représentation de l’Autre, quel qu’il soit, se fait toujours au risque de le prendre pour miroir et d’y projeter ce qu’on veut y voir et qui nous convient. L’imagologie a fort bien mis en évidence la différence entre un discours sur une altérité réflexive (l’alter) et celui sur une altérité absolue (l’Alius). Cette approche comparatiste, qui étudie comment le discours d’un peuple sur un autre est conditionné par son imaginaire, aurait pu être retenue par David Diop [1] dans son étude de la représentation de la ‘paresse et négligence des nègres’, mais c’est la méthode de Foucault qu’il a adoptée avec profit.
L’objet de son étude [2] est le récit d’un botaniste du XVIIIe siècle, Adanson, qui a écrit un Voyage au Sénégal (1757) et qui passe pour un des africanistes du siècle des Lumières les plus amicaux envers les Africains.
La problématique annoncée dans le titre de son travail est de comprendre comment la réalité des faits observés est contrainte par la somme des discours et des représentations antérieures. L’outil conceptuel est donc emprunté à Michel Foucault qui, dans Naissance de la biopolitique, écrivait qu’un régime de véridiction est « l’ensemble des règles qui permettent à propos d’un discours donné de fixer des énoncés qui pourront y être caractérisés comme vrais ou faux » [3]. Ce régime de véridiction fonctionne donc comme un mètre étalon de la vérité dont l’inertie est absolument favorable à la reproduction des préjugés et à tout conservatisme :
« Quand un voyageur fait le récit de son voyage en Afrique, sa crédibilité présuppose le recours à un protocole ou un rituel d’écriture reconnu par les lecteurs, qu’ils soient savants ou non, et tel que ce qu’il raconte avoir vu ne leur paraisse pas faux. De ce fait, il exhibe et confirme en même temps le rituel d’écriture en vigueur dans l’espace du savoir dans lequel il place son discours. Qu’il se situe hors de l’espace admis du savoir et s’éloigne trop des attentes de ses lecteurs, son discours ‘nouveau’ s’expose à être considérablement déformé, atténué, voire déprécié. » [4]
Une telle mésaventure arriva, comme le rappellent les auteurs de L’Afrique du siècle des Lumières : savoirs et représentations (2009), à l’explorateur de l’Éthiopie James Bruce qui fut discrédité par le spécialiste reconnu de l’époque, Samuel Johnson, lequel n’avait, pour sa part, jamais mis les pieds en Afrique.
Pour ce qui concerne donc Adanson, il était parti au Sénégal non pour observer ses habitants mais pour décrire sa faune et sa flore. Ainsi pourrait-il sembler que ce naturaliste, cet observateur scrupuleux eût été moins soumis aux règles de ce régime de véridiction. Sa conception originale de son travail l’amena à étudier la ‘langue oualofe’ et les mœurs des habitants parce qu’il tenait à noter les noms d’origine africaine des plantes et voulait éviter d’être grugé. Aussi fut-il quand même soumis, au début, à cette opinion selon laquelle les Africains sont paresseux et négligents, opinion issue, selon Catherine Larrière, d’un éloge du travail corrélatif à une Invention de l’économie au XVIIIe siècle (1992). David Diop montre très bien comment le discours du botaniste français à propos du ‘travail’ des ‘nègres’ est soumis aux pressions du régime de véridiction qui veut que tous les voyageurs aient constaté cette paresse. Alors qu’il fait des commentaires élogieux sur l’intelligence des Africains, Adanson considère néanmoins nécessaire de les entretenir dans un sentiment d’infériorité tel que l’exploitation coloniale des terres africaines doive être assurée par les Français. Diop remarque avec finesse qu’Adanson utilise une ‘ethnologie’ à géométrie variable et plus ou moins favorable aux Africains selon l’objet de son propos.
Cela tient aussi à ce que le choix des sources est imposé par le régime de véridiction non en fonction de leur valeur informative mais en fonction d’une attitude mentale commune à l’auteur et à son lecteur. C’est ainsi que ce Voyage au Sénégal, « sous ses dehors spontanés qui lui viennent de sa probable première forme » est en fait « réécrit avec soin en vue de séduire le public français du milieu du dix-huitième siècle » [5]. Puisqu’il souhaite séduire ses pairs, il va se conformer aux modalités d’écriture des praticiens de l’histoire naturelle par ses descriptions anatomiques « des nègres du Sénégal (qui) sont les plus beaux hommes de la Nigritie » [6] ; et comme il espère plaire à un public plus large, il leur donne de l’âge d’or (« il me semblait voir le monde à sa naissance » [7]) tout en faisant un éloge à double tranchant de leur simplicité et de leur harmonieuse relation avec la nature : ‘négligence et paresse’ deviennent ‘oisiveté et mollesse’. Par ce procédé littéraire (la référence à un âge d’or), Adanson plie devant le régime de véridiction :
« Qu’elle relève d’un exercice de séduction littéraire ou non, la peinture hédoniste par Adanson de certaines scènes de la vie africaine, contribue à renforcer l’idéologie colonialiste dans sa certitude de l’incapacité des Africains à exploiter eux-mêmes, sans l’aide des Français, les richesses de la nature qui les entoure. L’observation des ‘nègres’ conduit Adanson à confirmer ce que chacun croit déjà savoir : les peuples qui ne tentent pas de ‘se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature’(Descartes) doivent être raccrochés d’une façon ou d’une autre au convoi de l’Histoire et du progrès. Derrière l’artifice d’une référence littéraire se cache à peine une idéologie coloniale. » [8]
Il n’échappera à personne qui connaît le contenu du discours de N. Sarkozy à Dakar le 26 juillet 2007, que la même ‘valeur travail’ tant vantée pendant la campagne électorale est à l’arrière-plan de cette instigation à entrer dans l’Histoire :
« Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles.
Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès.
Dans cet univers où la nature commande tout, l’homme échappe à l’angoisse de l’histoire qui tenaille l’homme moderne mais l’homme reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout semble être écrit d’avance.
Jamais l’homme ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin.
Le problème de l’Afrique et permettez à un ami de l’Afrique de le dire, il est là. Le défi de l’Afrique, c’est d’entrer davantage dans l’histoire. C’est de puiser en elle l’énergie, la force, l’envie, la volonté d’écouter et d’épouser sa propre histoire.
Le problème de l’Afrique, c’est de cesser de toujours répéter, de toujours ressasser, de se libérer du mythe de l’éternel retour, c’est de prendre conscience que l’âge d’or qu’elle ne cesse de regretter, ne reviendra pas pour la raison qu’il n’a jamais existé.
Le problème de l’Afrique, c’est qu’elle vit trop le présent dans la nostalgie du paradis perdu de l’enfance. »
« Les nègres sont négligents et paresseux à l’excès » [9], si bien qu’il reste incompréhensible, selon le régime de véridiction, que « les Africains aient pu refuser d’entrer dans la logique commerciale (ou le piège) que leur tendait le directeur de la Compagnie du Sénégal », « le désir de s’enrichir lui (Adanson) paraît un trait universel de l’humanité » au point qu’il « lie non seulement le travail à la liberté du commerce mais également à la ‘recherche du profit’ » [10]. Bien qu’il envisage un temps une certaine justification de leur ‘paresse’ (la nature est tellement généreuse que la nécessité du travail peut sembler caduque), le botaniste en vient à rapporter l’inconnu au connu pour que son récit de voyage soit reçu du public français de 1757.
Et pourtant, ce que ce botaniste observe lui fait comprendre qu’il y a beaucoup à rejeter dans les récits de ses prédécesseurs quant au rapport de l’Africain à la nature, qui sous-tend la question du travail. Ainsi met-il en avant la ‘sagesse’ qui consiste à ne pas construire de promenades sur les avenues puisque les arbres seraient un refuge pour les maringouins et que « la promenade n’est de saison qu’après le coucher du soleil » :
« Doit-on les regretter quand on a des jardins où une verdure toujours naissante et non interrompue présente chaque jour de nouvelles décorations, où un grand nombre de fleurs, aussi agréables par leur odeur que par la variété de leur couleur, croissent presque sans soin et sans culture ? » [11]
Par là, on voit Adanson ébranler le régime de véridiction qui parle de paresse, et suggérer que les Africains savent non seulement s’adapter à la nature mais que les Français seraient peut-être bien inspirés aussi d’observer comment ils s’y prennent. David Diop met fort à propos en relation l’injonction divine de la Genèse et l’obsession du travail qui rongeait les Français. Aussi l’auteur de l’article envisage-t-il qu’Adanson ait été victime des contraintes relatives aux attendus de son public et qu’il n’ait pu pleinement développer son propos :
« ... il semble que dans son Voyage au Sénégal Adanson ne souhaite pas formuler clairement cette suggestion de remplacer l’esclavage par le travail libre des ‘nègres’ sur le sol africain. Est-ce parce qu’il est l’obligé de la Compagnie du Sénégal ? S’agit-il pour lui de ne pas ruiner la suite de sa carrière de botaniste ? On peut ainsi mesurer la difficulté de comprendre le véritable point de vue d’Adanson sur ‘la paresse’ des Africains compte tenu de toutes les pressions qui pèsent sur son discours. L’hypothèse que son discours se réfugie dans le ‘topos’ de l’imaginaire d’une Afrique encore sous l’ère d’un mythique âge d’or où la nature prodigue ses richesses, afin de suggérer son point de vue négatif sur l’esclavage, sans heurter de front les intérêts de la Compagnie du Sénégal qui l’a employé et qui en profite, n’est pas à écarter. » [12]
Le parallèle entre Adanson et Sarkozy, à deux siècles et demi d’écart et avec les changements que l’on sait, ne laisse pas d’être troublant. Quel rapport pourtant entre un scientifique, employé par une Compagnie qui pille la richesse humaine de l’Afrique, moralement débiteur envers cette Compagnie du Sénégal, qui masque sous le mythe de l’âge d’or ses intentions – et un homme politique au faîte de sa gloire, qui vient porter un message ‘décomplexé’ à la jeunesse africaine, assurant qu’il n’y a pas de dettes entre l’Afrique et l’Europe mais des richesses partagées d’un côté et de l’autre, et qui recourt lui aussi aux mythes de l’âge d’or, de l’éternel retour (sic !) pour demander à l’Afrique de se mettre au travail avec (ou pour) la France ?
Là où Adanson luttait pour défendre un rapport différent à la nature, le président est enfermé dans une définition chrétienne et cartésienne selon laquelle l’homme doit soumettre la nature. Là où l’âge d’or était utilisé pour éviter de déplaire au commanditaire, l’âge d’or sert à justifier la main tendue par les commanditaires d’une exploitation renouvelée de l’Afrique. C’est bien ce que la ‘jeunesse d’Afrique’ tant interpellée dans ce discours a compris : après le pillage de la force physique de l’Afrique, le pillage de sa force intellectuelle – et pendant ce temps, l’exploitation de son uranium, le peuple tchadien la rêva pour lui-même...