PORTRAIT DE HRABAL
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« La brasserie a toujours été un pôle essentiel de la résistance tchèque. Un lieu où les langues se délient, où s’invente le langage. »
À force d’entendre les histoires qui fusent des tavernes, Hrabal est devenu écrivain. Comme l’indique son nom, il est « celui qui balaye, qui ramasse », prend des notes et restitue non seulement les voix mais aussi l’univers foisonnant qu’elles déploient. Le monde est une fanfaronnade, il faut à sa hauteur un hâbleur pour le claironner. Bohumil Hrabal surnomme « palabreur » cet assoiffé de bières et de paroles.
Tout en réinventant les mots des conteurs de café, il devient greffier, cheminot, télégraphiste, contrôleur des chemins de fer, agent d’assurance, représentant de commerce en jouets et droguerie, feux d’artifice et de Bengale, brigadiste de fonderies, coulissier, figurant, emballeur de vieux papiers. Puis, au début des années soixante, craignant d’être sanctionné pour « parasitisme social », il se fait inscrire comme écrivain de profession.
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À son comparse réalisateur Jiri Menzel, qui a donné au cinéma les plus savoureuses adaptations de ses livres, Hrabal recommande de tresser passé, présent et imaginaire, d’entrelacer les fils narratifs. Par fidélité à ses personnages, qui suivent une logique interne, il les laisse se perdre dans les méandres de leur soliloque.
Des personnages souvent aux marges de l’histoire quand ils ne sont pas carrément sur son « dépotoir ». Mais au fond de l’eau saumâtre, ils trouveront toujours une petite perle : la possibilité de s’affranchir de leur situation grâce à une puissance onirique et un don de fabulation.
Kundera a reconnu en Hrabal « l’une des incarnations les plus authentiques de la Prague magique ; c’est l’incroyable mariage de l’humour plébéien et de l’imagination baroque ». Parfaite définition de cette âme bohême avide d’almanachs et de philosophie, et dont la voix s’inscrit dans la lignée des lectures de colportage.
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À la fin Bohumil se serait-il suicidé ? À 83 ans il aurait fait le tour du manège. Ou faut-il croire la version officielle de l’accident, selon laquelle il aurait chuté de la fenêtre de sa chambre, au 5e étage de la clinique pragoise de Bulovka, en donnant à manger aux pigeons ? À propos de Hanta, le héros d’Une trop bruyante solitude qui finit par se jeter dans sa presse avec les livres qu’il pilonne, on a parlé de « chute ascensionnelle ». Et c’est aussi par cette sorte de mouvement paradoxal que se boucle l’un des premiers livres de Hrabal, Alouettes, le fil à la patte.
Les années ont passé mais l’idéologie communiste proscrit toujours le saxophone comme instrument bourgeois, les gardiens du système viennent de trouver un nouveau prétexte pour réexpédier le médecin, le philosophe et le musicien en rééducation. L’optimisme de ces réfractaires reste pourtant inoxydable. Le philosophe a une révélation : « Il me faut maintenant changer de point de vue — je me suis trouvé, tout mon moi peut être brûlé, je suis accompli. » À mesure qu’ils s’enfoncent dans la mine, les visages des trois condamnés aux travaux forcés s’illuminent. Ultime lueur au fond du puits.