UNE ŒUVRE IMMENSE ET ESSENTIELLE
Sur
ENTRE DEUX MONDES
l’autobiographie de Kenneth WHITE
Éditions Le Mot et le Reste (traduction par Brice Matthieussent), 2021.
Ne cherchez plus le vrai événement littéraire de la rentrée 2021. Il se trouve du côté de Marseille, et dans toutes les bonnes librairies, sous la couverture des éditions Le Mot et le Reste. Cette excellente maison d’édition a entrepris depuis près de dix ans d’éditer ou de rééditer des textes majeurs de Kenneth White. Elle nous a livré en septembre dernier un opus ultime : une imposante somme autobiographique et intellectuelle de près de 460 pages enrichie de photographies choisies. Précisons que l’auteur a rédigé l’ouvrage dans sa langue maternelle et que Brice Matthieussent en a établi la traduction, prenant ainsi le relais de Marie-Claude White qui pendant des décennies a signé de remarquables traductions des œuvres du poète-penseur. [1] L’ouvrage est par ailleurs dédié à cette dernière, comme beaucoup d’autres, en tant que compagne de toujours. Elle trouve la place qui lui revient également en couverture en nous donnant cette photographie de Kenneth White faisant zazen, méditant entre deux langues de terre, le regard fixé sur un espace océanique et peut-être plus qu’océanique.
L’œuvre-vie de Kenneth White
Il s’agit dans ce livre d’une tentative de retracer de l’intérieur un parcours et une trajectoire de vie unique ayant conduit un gamin écossais issu du prolétariat de Glasgow et vivant dans un petit village de la côte nord ouest de l’Ecosse à produire, au prix d’un labeur acharné et opiniâtre, une œuvre inclassable et hors-norme de retentissement international et de portée mondiale. À l’occasion du centenaire de la mort de Rimbaud, Alain Borer a forgé en 1991, la notion d’Œuvre-vie pour montrer combien l’œuvre de Rimbaud est indissociable de sa vie, de l’ensemble de sa vie, y compris la période du silence. Il me plaît de donner pour sous-titre à Entre deux mondes de Kenneth White, celui d’Œuvre-vie pour saluer l’unité de sa démarche. Il est bon d’ailleurs que l’auteur lui-même se soit livré à l’exercice biographique avant que d’autres ne le fassent à sa place. Cette autobiographie restera désormais comme l’ouvrage de référence le concernant.
Une situation paradoxale
Arrêtons-nous un instant sur le titre de l’ouvrage tiré d’un vers de Byron. Ayant écarté d’autres options, l’auteur motive son choix dans son prologue : « Je suis ensuite arrivé à Entre deux mondes, qui a plusieurs sens ». On pense d’emblée à son cheminement constant entre l’Ecosse et la France, entre l’Occident et l’Orient mais aussi comme le précise l’auteur : « entre le passé et l’avenir, l’existentiel et le conceptuel, le contemplatif et l’expressif ». Et il ajoute à cela : « Mais s’il est vrai que dans toute vie beaucoup de choses se passent dans un « entre-deux », je tenais aussi à indiquer un espace au-delà, en dehors, de ce contexte intermédiaire » (Prologue p.11). Outre une dimension plurivoque, notons que ce titre contient un terme, le mot monde, devenu au fil du temps central dans la pensée de Kenneth White. J’y vois pour ma part également un positionnement constant et fécond entre un monde celte non romanisé et un monde latin. Ce positionnement n’empêchant pas par ailleurs, on le sait, une ouverture vers l’Asie ou vers l’espace atlantique. Rappelons ce qu’écrivait White dans La Figure du dehors en 1982 : « En rupture avec la Grande-Bretagne, et pas tout à fait intégré à la culture française (je ne me suis pas « converti »), j’ai une situation paradoxale, une véritable petite atopie. Transnational ! ».
Il était grand temps d’en savoir un peu plus sur l’itinéraire biographique et intellectuel de ce poète et penseur majeur de notre temps qu’est Kenneth White. En effet, son œuvre est remarquable par sa longévité (bientôt soixante années d’activité éditoriale), par sa portée et sa multiplicité mais aussi par sa cohérence. Et c’est bien là une des réussites de l’ouvrage que de nous retracer, étape par étape, l’itinéraire de Kenneth White (itinéraire géographique - itinéraire de l’esprit) et l’élaboration progressive de sa pensée et de son œuvre vers son aboutissement, sa perspective, ce qu’il a nommé un Monde Ouvert : « un espace défini […] par une réalité substantielle, une énergie existentielle, l’acuité intellectuelle et la densité poétique » (Prologue, p. 12).
Une tectonique des périodes
À l’instar des biographies des grands peintres, il est question de périodes dans ce livre. Chaque période biographique ou cycle étant en définitive reliée à un espace principal tant géographique que mental et à une concentration d’énergie pour le découvrir, passant par l’exploration, la dérive mais aussi le défrichage de textes, d’œuvres ou de documents de tout ordre le concernant (œuvres d’art, archives, cartes, ouvrages géographiques, textes de référence, textes littéraires ou de voyages majeurs ou même méconnus, oubliés…) et bien sûr au final par le travail d’écriture. On découvrira donc en premier lieu bien sûr la période écossaise, période de formation, puis suivrons les périodes munichoise, parisienne, pyrénéenne, ardéchoise, hongkongaise, canadienne, japonaise, caribéenne, bretonne… Pour reprendre l’analogie géologique chère à l’auteur, promoteur de la tectonique des textes, on pourrait parler de tectonique des périodes car, par accumulation successive des strates, sédimentation et interpénétration, des liens se tissent entre ces différents espaces mentaux, créant des juxtapositions, d’heureuses rencontres et coïncidences (comme les non-conformités géologiques décrites par Hutton depuis l’île d’Arran au large de Fairlie). Les concepts de celtaoïsme, d’euramérasie avancés par l’auteur sont deux exemples parmi d’autres de coïncidences heureuses.
Littérature du Moi, Littérature du Monde
Dans un livre d’entretiens (Le Champ du grand travail), l’auteur a confié : « La biographie joue un rôle central. On peut suivre une ligne biographique à travers tous mes écrits. À tel point que je parlais à un moment donné de biocosmographie. Il ne s’agit pas de confession. Plutôt de configuration, de conjugaison. Voire d’auto-analyse (analyse en marche, en mouvement), d’auto-poétique ». L’intérêt d’Entre deux mondes est de mettre à jour cette « ligne biographique », disséminée jusque-là dans toute l’œuvre et de l’établir dans une trajectoire cohérente. Nulle confession effectivement mais un travail subtil de mémoire : il n’est pas question ici pour l’auteur de tomber dans l’anecdotique, ni dans la littérature égocentrique du Moi. Le modèle classique suivi n’est pas dans Les Confessions de Rousseau mais plutôt dans Les Essais de Montaigne, référence chère à Kenneth White : « je suis moi-même la matière de mon livre ».
Comme cité plus haut, un mouvement va s’instaurer chez le poète, fondé sur « l’auto-analyse ». C’est un chemin difficile : « Tracer le chemin biocosmographique allant du moi conditionné au système ouvert, à l’existence ekstatique, n’est guère facile » (L’Esprit nomade).
Ce mouvement va s’accompagner d’une autre démarche, la culture-analyse : une analyse culturelle radicale et profonde. Et c’est alors que le poète se métamorphose en « horrible travailleur » rimbaldien. Sa première tâche est alors « d’avaler sa naissance », selon un précepte zen qu’il préconise. Dans Le Poète cosmographe, White d’ailleurs prévenait : « J’aurai sans doute besoin d’y revenir, d’ailleurs, je veux dire sur ma naissance écossaise. Cultureanalyse... Un peu comme Joyce avec l’Irlande ». Les premiers chapitres d’Entre deux mondes sont cette opportunité pour lui d’y revenir après tout le chemin parcouru.
Mais pour White, le monde est plus vaste que sa terre natale et la culture est mondiale (cf. Littérature mondiale). Un bilan n’a pas encore été dressé de ce vaste projet de culture-analyse que constitue l’ensemble de son œuvre : la poétique après Heidegger, Nietzsche et Rimbaud, la révolution surréaliste (Breton, Artaud) et celle du Grand Jeu, l’influence du zen et de la poésie chinoise et japonaise, des Upanishads et du Vedanta, son dialogue avec de nombreux artistes et ses travaux sur l’art, son apport sur le nomadisme intellectuel, ses essais sur la littérature du nouveau Monde (Thoreau, Whitman, Beat Generation…), son exploration de l’espace euramérasiatique et sa culture chamanique, l’attention portée aux grands écrivains voyageurs (Segalen, Stevenson, London, Conrad) jusqu’à devenir l’un d’entre eux…
Un problème s’est posé très tôt au jeune poète dans sa recherche de l’Absolu : trouver un état, une condition. Cette condition sera universitaire avant d’être littéraire. Mais cette « carrière » qu’il mènera dans plusieurs pays et principalement en France, à l’instar de ses illustres prédécesseurs écossais, lui permettra avant tout d’être un homme libre, un des rares esprits libres de son époque : « Tandis qu’officiellement et en surface / j’enseignais les « langue et littérature anglaises » / je me plongeai en réalité / dans la culture-analyse / et la question de l’expression » (Limites et Marges). Pendant que le « petit Moi » s’affaire, le grand « Moi » se forge. Jusqu’à devenir ce que d’aucuns appelleraient avec respect, en d’autres temps et d’autres lieux, un maître.
Qu’il me soit permis de rapporter ici un souvenir personnel. Le 10 juin 1992, j’avais tenté en vain de rencontrer pour la première fois Kenneth White à la Sorbonne, où j’avais naïvement supposé le trouver à l’improviste puisque, d’après mes informations, il y enseignait. Voici les notes prises dans mon carnet à l’époque au sujet de cette rencontre manquée. Elles sont représentatives pour moi de l’universitaire qu’il était alors : « La Sorbonne. Un gardien fouilleur de bombes me laisse passer. Une cour intérieure remplie d’étudiants. Plus loin, une cérémonie d’amphithéâtre avec toges rouges et toques blanches et sur l’estrade des professeurs qui se proclament. Encore des uniformes qui me renseignent : je cherche l’Institut d’études anglaises et nord-américaines. Je m’élève par de vieux escaliers vermoulus, je longe des couloirs déserts. Je trouve enfin la porte de l’Institut sur laquelle je trouve punaisé ce mot laconique : M. White est parti en voyage d’études ».
Le projet géopoétique
Ainsi se décrit White au début de son grand voyage de l’esprit (Prologue p. 12) : « Sans principe, sans modèle, sans but fixé à l’avance ». Dans ce périple, c’est toute la genèse du projet géopoétique qui s’élabore, décennie après décennie, au fil des travaux, des lectures, des rencontres, des publications et des études. D’abord à tâtons, puis de manière plus ample, fondamentale et définitive pour aboutir à la fondation de l’Institut International de Géopoétique. Il poursuit ainsi sa description : « Si mêlé que j’ai pu être à des questions, des épreuves et des obstacles, ce qui est sûr c’est que j’ai toujours été dans l’en-dehors, parfois clandestinement, parfois prêt à marquer et à défendre mon propre espace de manière ouverte et décisive – un espace défini, je l’espère, par une réalité substantielle, une énergie existentielle, l’acuité intellectuelle et la densité poétique » (Ibid.). Ecce homo. Voici l’homme, voici son projet. Rien moins que refonder une culture avec pour fondation un nouveau rapport au monde. Cette perspective dépasse l’existence de son auteur car c’est un projet qui nous concerne tous et nous appartient tous pour répondre aux enjeux de notre époque troublée. Il constitue ainsi une forme de legs. Le projet géopoétique est un projet pour notre temps.
L’autobiographie intellectuelle de Kenneth White n’a pas d’équivalent à ma connaissance. Il s’agit une nouvelle fois d’un livre hors-norme de sa part. Quel auteur en effet pourrait rendre compte aujourd’hui d’un tel parcours ? d’une telle œuvre ? Elle confirme, s’il fallait s’en convaincre, que le plus grand poète français vivant est écossais et même que le plus grand poète écossais vivant est français. Et que dans son œuvre plus que magistrale, originelle, se déploie tout un monde.
Stéphane BIGEARD